dimanche 30 décembre 2007

Sous couleur de jouer



Ce pensum avait pourtant bien commencé, croyant citer Corneille :

Et je dirais que vous aime,
Seigneur, si je savais ce que c’est que d’aimer.

En effet, comment dire que l’on joue sans savoir que ce que c’est que jouer ? Puisqu’il faut en avoir conscience. Malheureusement, n’est pas Descartes qui veut, et lorsque celui-ci s’attache à douter et à remettre en cause le « bon sens », le philosophe trouve un point de gravité et construit son Discours de la méthode autour. J. Henriot, en laissant vagabonder sa pensée, s’affranchit de la rigueur nécessaire à l'exercice, et considère pour acquis des choses bien discutables (le jeu est l’opposé du sérieux), et discute l’indiscutable, démontré par Huizinga : le jeu précède la culture, puisque les animaux jouent spontanément, comme les enfants, sans qu’on le leur ait appris. La belle citation de Molière, et non de Corneille comme le prétend l’auteur, posée comme une évidence, contient d’emblée son antithèse : puisque Psyché est par cette citation en train d’avouer son amour… Qu’on conteste la position de Huizinga, tout évidente qu’elle me paraît, on est forcé d’admettre que l’homme, comme n’importe quel être pensant, n’a pas attendu de savoir définir l’amour pour le faire, la faim pour chasser, la vie pour survivre, le jeu pour jouer… Ce sont choses qui nous sont impérieuses et que nous faisons par instinct.

Quiconque à observé un jeune enfant ou un animal jouer : un chat avec une ficelle, un chien qui rapporte un bâton ou qui court après sa queue, sera donc passablement effaré de voir qu’en 1989 il existe encore des psychologues pour mettre en doute que les animaux jouent ou rêvent. D’autre part, démonter la définition du jeu de Huizinga en prenant des contrexemples, qui par définition illustrent mais ne démontrent rien, pour dénoncer que le jeu n’est pas libre, pas plus que gratuit ou improductif, est un sophisme hallucinant. En effet, Huizinga ne dit pas que le jeu est gratuit ou libre ou en dehors de la réalité, mais ET libre, ET gratuit, ET situé en dehors de la réalité. Dès lors, suivre une pensée bavarde, écrite en corps 8 sans saut de ligne sur 300 pages, qui touche à tout sauf à l’essentiel, est par moments un véritable cauchemar. Seul le début de l’ouvrage aborde franchement le sujet, avant de prendre des chemins de traverse qui perdent sans cesse le lecteur au cours de chapitres interminables aux titres cryptiques : relativité du relativisme, un impératif hypothétique, des schèmes aléatoires, un procès métaphorique…

On a souvent l’impression que l’auteur lui-même perd le fil, et ivre de son propre raisonnement, arrive à se convaincre lui-seul que le jeu n’est pas l’opposé du travail ni même en dehors de la vie courante. Quoique pour ce second point, comme pour la majorité des questions soulevées dans cet ouvrage, je dirais même qu’on n’arrive pas à savoir clairement sa position. Souvent l’auteur, à l’instar des prédécesseurs qui se sont attaché à définir le jeu, s’enferre à considérer des cas particuliers sans comprendre qu’il peut y avoir du jeu dans une activité sans que celle-ci ne soit qualifiable pour autant de jeu, comme il peut y avoir de l’art dans la nature, du travail dans le jeu, du sérieux dans l’humour…

Mais je dois avouer que le lecteur consciencieux et obstiné, qui tient coûte que coûte à terminer le livre commencé, sera récompensé en conclusion par un grand éclat de rire qui confine au grotesque. Je ne résiste pas à vous le livrer, vu que c’est à vous que l’auteur s’adresse :

« Enfin Bref… Il me revient que certains lecteurs n’on pas la patience de lire un livre en accompagnant l’auteur dans tous ses développements. L’essentiel est pour eux de savoir comment cela finit. Ils aiment qu’on leur résume l’ouvrage en une phrase [NdC : les imbéciles !]. A leur intention, je vais rassembler les éléments de la définition que d’autres auront lue, au fil des pages, par dessus mon épaule. On appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en œuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoire pour la réalisation d’un thème délibérément posé comme arbitraire. »

Enfin bref… Il me revient tout à coup qu’au milieu de ce fatras d’emprunts hétéroclites à deux mille ans de pensée occidentale, subsiste une lacune, l’oubli essentiel de cette sentence de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire vous viennent aisément. » Amen.

Sous couleur de jouer de Jacques Henriot, José Corti 1989, 320 pages, 22 €

jeudi 20 décembre 2007

Le tableau du maître flamand


Il peut paraître étonnant d’évoquer ici un roman, mais il se trouve que je l’ai découvert sur une bibliographie en ligne d’ouvrages consacrés au jeu. Ayant déjà eu l’occasion d’apprécier la trilogie du capitaine Alatriste, du même auteur, je me suis dit que c’était l’occasion de joindre l’utile à l’agréable. Je dois dire d’entrée que le roman, dont l’édition espagnole date de 1990, n’est pas le meilleur de l’auteur, qui a beaucoup progressé depuis. Il n’en reste que l’idée de base est excellente et rappellera à certains le thème du film Ce que mes yeux ont vu, en ce moment sur les écrans.

Ce tableau d’un maître imaginaire de la renaissance met en scène deux joueurs d’échec, dont l’un tient un cavalier blanc en main, observés dans le fond par une femme en noir. En restaurant le tableau, l’héroïne met au jour une inscription en latin « Qui a tué le chevalier ? » également traduisible par « Qui a pris le cavalier ? ». Détail troublant, le second joueur est mort deux ans avant l’exécution du tableau. Commence alors une enquête historique pour identifier les protagonistes du tableau et résoudre le mystère de cet assassinat vieux de cinq siècle, alors qu’un meurtre dans l’entourage de la restauratrice, lance une double partie d’échec, à l’envers et à l’endroit, à la fois réelle et métaphorique, avec l’assassin. Le suspens est haletant et à valu au livre le grand prix de la littérature policière en 1993.

En tant que joueur, je regrette en premier lieu que ce soit un roman sur les échecs, qui semble le seul jeu à même d’inspirer les auteurs de fiction. Mais l’identité de ce jeu et les symboles qu’il alimente sont parfaitement exploités. Reste que Perez-Reverte s’est senti obligé de tirer le sujet en longueur, notamment en lui ajoutant une histoire sentimentale qui n’apporte rien au roman. De plus, la volonté affichée de l’auteur de préparer soigneusement ses effets, fait qu’on devine souvent à l’avance ce qui va se passer. Inversement, les quelques retournements de situation sont un peu grotesques, avec l’inévitable long chapitre de conclusion pour vous expliquer une solution pour le moins abracadabrante. Je passe enfin sur certains détails vraiment irréalistes, comme la restauratrice qui fume comme un pompier en ôtant le vernis d’un tableau qui coûte des millions de dollars.

Mais ce qui nous intéresse réellement ici est le traitement original réservé au jeu et certaines pensées pénétrantes l’associant de manière astucieuse à l’art. En effet, parce que la réalité est à la fois opposée et complémentaire au jeu, l’auteur applique simultanément l’analyse des échecs à la réalité, et l’anthropologie au jeu, faisant entrer le lecteur dans l’esprit du joueur en composant une partie complète depuis un point milieu : comment remonter le cours du partie juste à partir des pièces prises, comment finir cette partie en anticipant coup par coup ce que va jouer l’adversaire. Un bel éloge du jeu qui fait des échecs un reflet de la vie, et du jeu le but ultime de celle-ci. On y trouve même un hommage au graveur M. C. Escher, qui a su mêler mieux que quiconque le jeu et l’art.

Un roman ludique et plaisant, qui vaut un long discours sur le jeu.

Le tableau du maître flamand d’Arturo Perez-Reverte, JC Lattès 1993, 350 pages, 6 €

jeudi 13 décembre 2007

Ecrire pour le jeu, techniques scénaristiques du jeu informatique et vidéo


Le livre d’Emmanuel Guardiola, est très justement sous-titré Techniques scénaristiques du jeu informatique et vidéo alors qu’on aurait pu de prime abord le prendre pour un livre de game design. En effet, si le livre détaille bien comment « écrire pour le jeu », c’est-à-dire les techniques de la narration vidéoludique, on n’y trouve à peu près rien sur le gameplay. Du moins dans son acception de mécanique de jeu et non comme écriture de l’interactivité.

C’est sa principale qualité, car en se concentrant sur le scénario, l’auteur, même s’il fait de nombreuses références au cinéma, montre bien les spécificités du support informatique, et tout le caractère « potentiel » de l’exercice. Ce faisant, il s’attache en outre à décomposer le processus d’écriture en méthodes plutôt qu’en recettes toutes faites, ce qui me semble judicieux. Mais c’est aussi la principale faiblesse d’un livre qui rappelle sans cesse la nécessité de la cohérence ludique tout en faisant l’économie de l’analyse de ce qui constitue l’essence d’un jeu. Pour reprendre la métaphore cinématographique chère à l’auteur, ce serait comme parler de l’écriture de scénario sans évoquer la conception des dialogues : c’est possible, mais cela offre un résultat quelque peu tronqué. Bref, on a davantage l’impression d’être devant un livre de level design (élaboration du background, cartographie de niveaux, schéma des interactions, courbes de progression…), que de game design.

C’est en soi intéressant, clair et instructif, mais parcellaire. Il est vrai qu’aborder la naissance d’un concept ludique, parce que cela reste du domaine créatif, est assez risqué, et le seul livre de game design qui s’y livre, à savoir Conception et architecture des jeux vidéo, s’y est cassé les dents. Autre lacune : la production est elle aussi presque complètement délaissée. Reste qu’à choisir entre la martingale de Jean-Yves Kerbrat, certes plus complète, et cette initiation à la scénarisation vidéoludique, je choisis immédiatement la seconde. Une référence efficace et accessible sur la question, mais rien de plus. Ce n’est déjà pas si mal.

Ecrire pour le jeu : techniques scénaristiques du jeu informatique et vidéo d’Emmanuel Guardiola, Dixit 2000, 256 pages, 20 €

vendredi 7 décembre 2007

Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : Les faiseurs de monde



La première chose qui frappe à la lecture du titre c’est que l’on ne voit pas bien ce que vient faire le multimédia entre les jeux vidéo et les jeux de rôle. J’ai eu un élément de réponse récemment lorsque un agent de l’administration, me questionnant sur ma formation vidéoludique, m’a dit : « Ah, vous faites une formation multimédia »… croyant sans doute reformuler de manière plus sérieuse, donc plus valorisante, l’intitulé de ma spécialité. Ce à quoi j’ai répondu par la négative. Au contraire, je trouvais a priori pertinent de rapprocher les jeux vidéo des jeux de rôle (sans « s », merci) sous le principe de la création d’univers, et c’est bien ce qui m’a fait acheté ce livre. Hélas, le titre est totalement usurpé et aucun élément du livre ne fait allusion au sous-titre…Le contenu est donc à l’image du titre : bancal. Je crois que la dernière phrase de la conclusion résume parfaitement le livre: « Mais peut-être s’écarte-t-on là un peu du jeu ? » En effet, il n’est question ni des jeux de rôle, malgré un historique, ni des jeux vidéo, en dépit de l’absence d’historique, mais de la pratique de ceux-ci par les joueurs, et plus précisément du profil sociologique de ces derniers. Donc en définitive il n’est pas plus question des jeux de rôle, que des jeux vidéo, que du multimédia ou des faiseurs de monde.

D’abord conçu comme une thèse de 3e cycle, l’ouvrage suinte la langue scolaire et les références universitaires par tous les pores : je ne compte plus les guillemets et les parenthèses qui gangrènent le discours. En outre, on peut avoir 3 pages de résumé de la pensée de tel sociologue fameux qui n’a aucun rapport avec le sujet, simplement pour dire que les joueurs sont des « héritiers » au sens donné par Bourdieu, et prouver que l’auteur a bien potassé ses cours. Or, ces références brouillonnes éloignent l’analyse de l’essentiel : en quoi ces « jeunes, ces bourgeois, ces héritiers » pour reprendre la terminologie très marxiste et pour le moins datée de l’ouvrage, sont différents des autres adolescents de leur âge ? Je pense qu’en commençant par là, l’auteur se serait aperçu que les joueurs sont simplement des adolescents comme les autres, qui se montrent critiques face à la société parce qu’ils sont adolescents et non parce qu’ils sont joueurs, et que cela ne valait pas un ouvrage sur les "refaiseurs de monde".

De même, plutôt que de se demander si le club de tel patelin est représentatif, n’aurait-il pas été préférable de se demander si la population des clubs de jeux de rôle est représentative de sa pratique dans la société ? Par exemple, si l’auteur avait voulu analyser l’importance du football dans notre société, serait-il allé chercher des clubs de supporters, plutôt que le spectateur/pratiquant moyen ? Peut être en aurait-il alors déduit que les clubs conduisent à une échelle de valeurs et un communautarisme en marge de la société, et donc une distanciation critique ? N’est-ce pas en outre les attaques de circonstances à l’encontre de leur passion qui rendent les joueurs hostiles aux médias, et davantage critiques vis-à-vis de la société ? En permanence le sociologue questionne sa démarche, ce qui revient à nier la capacité critique du lecteur, tout en se posant les mauvaises questions. En outre, est-il sage de publier un livre en 2001 fondé sur des études sociologiques datant du milieu des années 90, marqué par la « diabolisation » de la pratique des jeux de rôle ? On se sent ainsi étranger à un discours de justification désormais totalement dépassé, qu’alimente malgré lui l’auteur.

On espérait être affranchi de ce biais pour la partie consacrée aux jeux vidéo, mais c’est au contraire l’absence de polémique qui pilote l’analyse, l’auteur s’inquiétant que le jeu vidéo impose une idéologie capitaliste et ethnocentrée, implicitement acceptée par les joueurs. Et c’est là le reproche principal qu’on peut faire à l’ouvrage : jamais l’auteur ne considère que l’individu qui joue est dans une position cathartique. Pourtant, les Echecs exaltent la guerre, le Monopoly le capitalisme, le Trivial Pursuit l’élitisme, le Risk l’impérialisme… En refusant de considérer ce qui fait les caractéristiques du jeu, il passe à côté de l’essentiel : un jeu sans enjeu, sans mécanisme de compétition, de pouvoir, de dépassement, sans principe de réussite et d’échec, de sanction et de récompense n’est tout simplement pas un jeu. Et si Civilization ou Colonization font référence à l’histoire, c’est qu’elle est un moyen d’accrocher l’imaginaire du joueur, plus que la conquête de Mars qui n’a jamais eu lieu… C’est ce principe d’univers référentiel qui fait qu’un joueur préfère généralement faire exploser des têtes dans Doom, qualifié par l’auteur de militariste, que sauter sur des champignons dans Mario. Et pourtant les champignons de Mario sont éliminés comme les aliens de Doom.

Enfin, certaines erreurs patentes questionnent la légitimité de l’auteur par rapport à son sujet : Sony serait le fabricant de la Dreamcast, le multimédia une métaphore du jeu (monter son propre ordinateur c’est comme réussir un jeu…), les jeux de rôle auraient périclité à cause de la fin des affaires comme celle de la profanation du cimetière de Carprentras (alors que ces jeux ont connu une baisse de la pratique à cause de l’investissement personnel qu’ils requièrent en comparaison de celui nécessaire pour les jeux de cartes à collectionner du type Magic et les jeux vidéo, dont l’avènement pour les premiers et le bond technologique associé à la démocratisation des plate-formes pour le second date de la fin des années 90)…. Bref, un ouvrage novateur par son approche sociologique sur notre passion, plutôt plaisant à lire, mais au contenu dépassé, mal maîtrisé et inabouti.

Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : Les faiseurs de monde de Laurent Trémel, PUF 2001, 310 pages, 23 €