jeudi 24 juillet 2008

La défense Loujine


Sous ce titre peu éloquent se cache sans doute l'un des grands romans sur le jeu. Ecrit par un bon joueur d'échecs, problémiste paraît-il fameux, il n'en est pas moins un véritable roman symbolique. C'est certainement un cas unique d'avoir à la fois un roman documenté, écrit par un passionné, et qui n'ait rien d'un manuel d'échecs.

L'histoire est celle d'un garçon morne et rejeté qui fuit le monde jusqu'à ce qu'enfin on l'initie aux échecs, jeu qu'il comprend tellement bien qu'il finit par s'y enfermer, toute sa vie devenant une partie éternellement rejouée. Au faîte de sa gloire, au cours de la finale d'une compétition internationale, il tombe dans le coma. Il n'en sort que pour retrouver son mutisme et sa solitude d'enfant qui, privé du jeu qui continue à se jouer en lui, sombre peu à peu dans la folie, les échecs phagocytant progressivement le monde qui l'entoure. Et comme un écho, le héros appelé durant tout le livre, tel un pion, par son seul nom de famille "Loujine", homonyme "d'illusion", ne gagne son statut d'être humain réel qu'au dénouement du récit.

Certaines pages sont de véritables morceaux de bravoure, comme le point d'orgue du roman : la partie disputée contre le grand maître Turati, écrite comme un concerto. La métaphore musicale accompagne tout le roman, le héros, initié par un violoniste au jeu, cherchant en permanence "la petite note", "la vibration" juste. C'est une véritable performance de la part d'un écrivain joueur d'échecs de ne jamais succomber à la tentation didactique, et de ne pas truffer son roman de références à son jeu fétiche, voire de vues de l'échiquier, mais de l'aborder plutôt d'un point de vue subjectif et sensible, comme une parabole de l'enfermement psychologique du joueur.

Un bel hommage rendu au jeu, écrit sous une forme parfois un peu trop académique, la symbolique des échecs étant souvent rappelée de manière pesante. Néanmoins plusieurs passages brillants sur le joueur et sa passion.

La défense Loujine de Vladimir Nabokov, Gallimard 1964, 282 p., 7 €.

samedi 19 juillet 2008

[source] Journal d’un bourgeois de Paris


Entreprise de 1405 à 1409 cette chronique de Paris est l’oeuvre non d’un bourgeois mais d’un clerc, probablement docteur de l’université. Bourgeois, il l’est au sens d’habitant d’une cité à laquelle il donne le premier rôle de son oeuvre. L’édition en français moderne l’est peut-être d’un point de vue technique, mais reste difficile d’accès pour le non spécialistes, faute d’une francisation correcte. Heureusement les notes et les index de qualité rattrapent quelque peu cette lacune. Comme d’habitude, notre critique ne s’intéresse non à l’oeuvre complète mais aux passages qui mentionnent le jeu dans cette oeuvre typique de la fin du Moyen Âge.

Sans surprise, le jeu est cité à la marge, mais d’une façon qui montre qu’il a investi le quotidien : “Et si avait tant neigé avant que cette âpre gelée commençât environ un jour ou de devant, comme on en avait vu trente ans ; et, pour l’âpreté de cette gelée et de la neige, il faisait si froid que personne ne faisait quelque labeur que souler, crocer, jouer à la pelote ou autres jeux pour soi échauffer...” (p. 198) Le jeu règne à la morte saison, comme il le faisait lors des Saturnales (décembre) pour les Romains. Mais notre chroniqueur insiste sur la capacité du jeu à remplir un repos forcé, comme il montre que l’activité qui est associé aux jeux de plein air, par l’exercice auquel il soumet les corps, devenant le moyen privilégier de les préserver du froid extrême.

De façon générale, c’est le caractère extraordinaire d’un fait qui lui vaut d’être mentionné par notre Parisien, ainsi un joueur de talent, qui plus est une femme, ne peut qu’exciter l’admiration : “…Vint à Paris une femme nommée Margot, assez jeune, comme de 28 à 30 ans, qui était du pays de Hainaut, laquelle jouait le mieux à la paume qu’oncques homme eût vu, et avec ce jouait devant main derrière main très puissamment, très malicieusement, très habilement, comme pouvait faire homme, et peu venait d’hommes à qui elle ne gagnât, si ce n’était les plus puissants joueurs.” (p. 239) Amateur de jeux physiques, le chroniqueur évoque à travers la vigueur de l’esprit et du corps, c’est-à-dire la technique naissante qui fait son apparition dans le sport, mais qui ne porte pas encore ce nom.

...Au revenir dudit sermon, furent les gens de Paris tellement tournés en dévotion et émus qu’en moins de trois heures ou de quatre eussiez vu plus de cent feux, en quoi les hommes ardaient tables et tabliers, dés, cartes, billes, billards, nurelis et toutes choses à quoi on se pouvait courcer à maugréer à jeu convoiteux.” (p. 254). Le succès croissant des jeux d’argents ou sujets à intéressement, parce que la mise pousse au blasphème contre la Providence, provoque l’ire des prédicateurs qui les condamnent périodiquement. Il n’est donc pas rare que des autodafés, de jeux mais aussi du matériel de leur production, livre aux flammes purificatrices ces instruments de la tentation.

Cette chronique médiévale témoigne donc d’une époque où le jeu est depuis longtemps entré dans les moeurs, mais où le jeu excessif et les réactions qu’il entraîne, comme les joueurs exceptionnels, continuent de susciter la curiosité et l’intérêt général, terreau de la généralisation des jeux d’argent à toutes les couches de la société sous l’Ancien Régime.

Journal d’un bourgeois de Paris par un anonyme (1449), Librairie Générale Française 1990, 539 pages, 8.50 €.

jeudi 3 juillet 2008

La science des jeux

Il est toujours amusant de regarder dans le rétroviseur le futur des jeux tel qu'on le concevait quelques vingt ans plus tôt. Sciences & Avenir (hors série n°35 de 1981) a ainsi le mérite de témoigner de ce qu'on pensait de (presque) tous les jeux : des jeux de réflexion (beaucoup), de hasard (un peu), des jeux de société dont les wargames, ainsi que des jeux électroniques, perçus comme le futur des jeux. Bien entendu un numéro sur les jeux ne peut pas se contenter de raconter, il fait jouer aussi : jeux de logique, tests d'intelligence (serait-elle liée au jeux ?), problèmes d'échecs, enquête policière, wargame, modes de jeux pour le Rubik's cube, programmes pour les calculatrices.

Le bilan est un ouvrage honnête qui agace parfois un peu par des généralités outrancières brandies comme des vérités : "En l'an 2000, chacun sera régulièrement confronté à des tests" (ah ?) ; "Depuis que le jeu d'échecs existe, les hommes ont toujours rêvé d'inventer une machine capable d'y jouer..." (bien sûr), "...c'est assurément parce qu'elle apparaît moins présente aux générations actuelles que la guerre peut prendre la forme de jeux" (et les tournois, et les échecs ?). Certes c'est du journalisme, on aurait tort d'y chercher la rigueur scientifique, mais certaines sources paraissent douteuses : je n'ai ainsi pas trouvé d'existence historique prouvée aux wargames prêtés aux anciens grecs par le magazine.

L'intérêt de cette littérature grand public est davantage de donner une idée de ce qu'on pensait du jeu au début des années quatre-vingt dans notre pays, et plus particulièrement du potentiel des jeux électroniques. L'un des auteurs prédit ainsi qu'en l'an 2000 (date symbolique) aucun champion d'échecs ne devrait plus être capable de battre un ordinateur. C'est presque vrai. Certes le jeu électronique est encore largement vu comme un simple décalque des jeux traditionnels sur un support technologique (qui permet ainsi de jouer seul), mais dans l'ensemble les grandes problématiques du jeu (éducation, plaisir, compétition, accoutumance...) sont relativement bien résumées. 

Amusant et parfois instructif.

La science des jeux, hors série n°35 de Sciences & Avenir 1981, 98 pages, épuisé.