mercredi 22 avril 2009

L'art et le jeu

Malgré une volonté de rapprocher les deux notions, les premiers articles de cette fausse revue de philosophie (chaque cahier étant séparé par une ou plusieurs années) n'évoquent que l'art, les suivants seulement le jeu. Tout au plus note-t-on en filigrane une façon d'aborder le jeu par l'imagination, la fiction et la créativité. 

Le premier article sur le jeu, intitulé Ontologie du jeu, est d'Eugen Fink et précède de quelques années son ouvrage sur Le jeu comme symbole du monde. Il en est un résumé acceptable mais où certaines idées sont absentes, voire contradictoires : l'auteur insiste ainsi sur le fait qu'on ne peut qualifier les actes des dieux de jeux, alors que c'est un thème récurrent de son livre... Autre point amusant, il n'éprouve aucun scrupule à traiter philosophiquement du jeu (dans une revue philosophique qui aborde ce thème) alors que c'est le grand débat de son livre publié quelques années plus tard : le jeu peut-il être un objet philosophique ? Pour le reste on gagnera grandement à se référer au livre, à la fois fois plus complet, plus mesuré et plus abouti.

Le second article, de Suzanne Lilar, s'intitule Le dialogue de l'analogiste avec le professeur Plantenga. Reprenant le personnage autobiographique de son Journal de l'analogiste il est une critique à peine voilée de la thèse de Huizinga soutenue dans Homo Ludens. Et voilà encore un auteur qui éprouve le besoin d'invalider Huizinga en relevant que les caractéristiques qu'il prête au jeu ne lui sont pas exclusives prises séparément. Le problème étant que Huizinga justement ne les prend pas séparément. De plus l'auteur commence par contredire Huizinga sur la forme avant de le rejoindre finalement sur le fond... Pourtant, au milieu de ces jugements hâtifs, Suzanne Lilar propose une vison du jeu en trompe l'oeil qui est tout à fait originale et qui fait de la conscience de la réalité l'acte de naissance du jeu. 

La dernière communication L'art et le sérieux, de Robert Misrahi, tente une synthèse entre les deux thèmes sans pleinement y parvenir, et surtout  pousse à de demander si l'auteur a lu les précédents : le jeu est passif et l'ennui en serait l'une de ses composantes... Reste que sa réflexion sur l'éphémère du jeu est intéressante. 

Des réflexions inhabituelles, certes peu étayées puisqu'il s'agit de philosophie, que leur caractère très spécialisé réserve aux lecteurs les plus avertis.

L'art et le jeu par Eugen Fink, Suzanne Lilar et Robert Misrahi, Deucalion n°6, Editions de la Baconnière 1957, pp. 80-163, épuisé. 

samedi 11 avril 2009

Les joueurs

Ces joueurs là sont en fait des tricheurs. Comme dans les grandes oeuvres de la littérature russe sur le jeu :Le joueur,La dame de pique ou Le bal masqué, celui-ci n'est qu'un moyen de satisfaire l'appât du gain, il s'agit donc encore une fois de jeu d'argent. Ce qui est original dans cette pièce de théâtre est qu'elle est la seule oeuvre que je connaisse à mettre en scène des tricheurs. Cette pièce comique et réaliste pourrait s'appeler "à malin, malin et demi", "l'arroseur arrosé" ou encore "bien mal acquis ne profite jamais" et n'est pas sans rappeler Les fourberies de Scapin. L'histoire, plus morale qu'il n'y paraît au premier abord, met en scène un tricheur qui se trouve pris à son propre jeu, tout en croyant berner moins malin que lui.

Avec des dehors d'intrigue très classique, Gogol construit une pièce efficace où la forme épouse le fond. Le spectateur est en effet dans un premier temps confident du tricheur, son partenaire de jeu en quelque sorte, tant que celui-ci met au point et exécute son arnaque. Pris au jeu, avide du dénouement, le spectateur ne peut alors qu'admirer le coup de de théâtre final en constatant que l'auteur s'est joué de lui. Tout à la fois parabole du théâtre et du jeu, deux univers des apparences et de l'illusion où le joueur peut devenir le jouet, la pièce de Gogol rend ainsi hommage à l'art, qui triche avec la réalité sans pourtant léser personne, comme le constate la conclusion amère du narrateur : "Par tous les diables, c'est ça la terre - du vent ! Les seuls qui ont une chance d'être heureux, ce sont les imbéciles, les bûches, ceux qui ne comprennent rien, ceux qui ne pensent rien, qui ne font rien de rien, qui jouent deux sous au whist avec des cartes usées !"

L'auteur nous avait pourtant prévenu en début de pièce : "Le jeu est impartial. Le jeu ne considère que lui-même. Que je fasse une partie contre mon père, je plumerai mon père. Il n'avait qu'à pas jouer ! Ici tous les hommes sont égaux." Et c'est le mérite propre au théâtre, qu'auteur ou spectateur, on y éprouve d'autant plus de joie qu'on y a été (bien) joué.

Une comédie originale et méconnue, servie par la traduction particulièrement vivante d'André Markovicz.

Les joueurs de Nikolaï Gogol in Théâtre complet, Actes Sud 2006, p. 113-180.

vendredi 3 avril 2009

Histoire de la civilisation africaine

Histoire de la civilisation africaine (1933) est un curieux essai, entre philosophie, anthropologie, et histoire, tel qu'on concevait l'ethnologie au début du XXe siècle. L'influence d'Oswald Spengler et son Déclin de l'occident est sensible, voire des idées national-socialistes sur l'exception du destin allemand : "A présent le sentiment de vie allemand est pur. On nous a arraché notre costume étranger, et nous pouvons jouer le rôle qui fut écrit pour nous. Nous sommes délivrés du règne spirituel de l'étranger." (p. 30). Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement est ce que l'auteur appelle son approche morphologique de la civilisation, qui donne la première place au sentiment : "...l'humanité observatrice peut comprendre l'essence de la civilisation, si elle saisit les changements de sa propre  vie, et la remplace par une conception basée sur le sentiment de la vie des être observés." (p. 29) Ce qui n'est pas sans rappeler le concept l'observation participante de nos ethnologues contemporains.

A partir de l'exemple de garçonnets qui sont tout à leur loisir et qui, s'apercevant soudain que des fillettes les regardent, changent alors subtilement leur façon de jouer pour se donner l'image d'enfants qui jouent... leur rôle, le jeu suppose deux états de conscience, d'un côté celui de l'être, intellectuel, et l'autre celui du jeu, ressenti : "En effet, le jeu de l'enfant représente la source fondamentale qui jaillit des nappes souterraines les plus sacrées et d'où procède toute civilisation, toute grande force créatrice. Car dans ce jeu se révèle la faculté d'abandonner son âme en toute réalité à un monde second, à un monde des apparitions, dans lequel le petit homme ou l'homme se laisse captiver par un phénomène qui demeure en dehors de ses relations naturelles et de leurs causes se comprenant d'elles-mêmes. Et cela avec une profondeur proportionnelle à son propre changement de conception et dans la mesure où il acquiert deux formes de vie, celle de l'"être" et celle du jeu. Donc le fait de "jouer son propre rôle" se trouve à la source de toute civilisation." (p. 24)

C'est cette idée, passablement contradictoire dans son expression mais qu'on retrouve presque telle quelle chez Jean Paul Sartre dans son allégorie du garçon de café, qui a séduit Johann Huizinga et qu'il a reprise pour composer son Homo Ludens. Frobenius appelle alors à jouer comme méthode de connaissance, puisque c'est du jeu que toute culture naît : "Je ne puis "comprendre" une civilisation, un art, que dans la révélation affective de la substance qui lui imprima sa signification, et provoqua son jaillissement même." (p. 31)

Faire du jeu une méthodologie est intellectuellement stimulant pour un ludologue, bien que cette position soit plus lyrique que scientifique. Une invitation à creuser cette voie en tout cas, ou devrions nous dire cette voix, car c'est bien d'un appel au jeu qu'il s'agit.

Histoire de la civilisation africaine (1933) de Léo Frobenius, Gallimard 1952, p. 21-34, épuisé.