samedi 26 septembre 2009

Métamorphoses III

Maurits Cornelis Escher (1898-1972) est un lithographe et graveur néerlandais dont j'ai déjà présenté l'oeuvre ici. Bien que son art soit profondément lié au jeu, au delà de ses nombreux "puzzles" en anamorphoses, seule une unique oeuvre évoque directement le jeu : il s'agit de la Métamorphoses II et III, à travers la représentation d'un échiquier. Poussant aussi loin que possible les anamorphoses, Escher réalise, dans un format démesuré de 19 cm sur 6.8 m, une frise récapitulative autant de son art que du monde. Elle est l'une des rares oeuvres du graveur a être colorée à la main.

Partant comme la Création du verbe, au sens latin de parole et de mot (métamorphose signifiant changement de forme et transformation), cette xylographie débute avec une transformation géométrique en damier qui pose à la fois l'espace comme origine du temps, puisqu'il s'agit d'une gravure scénarisée, et l'opposition chromatique fondamentale noir/blanc qui nait de la monochromie en niveaux de gris. L'évolution à venir vers la quadrichromie avec l'adjonction de rouge et de vert, est un résumé de l'univers colorimétrique de la gravure. Le damier ouvre alors sur les fleurs qui naissent de diamants et les abeilles, motif qu'on retrouve plus loin avec la ruche, qui est le symbole de la société et du travail. Les fleurs sont un ajout par rapport à Métamorphoses II car elles intègrent le règne végétal qui était absent de l'oeuvre précédente, en réunissant les trois règnes : minéral, végétal, animal. Enfin elles permettent une symétrie immédiate puisque le damier réapparaît isolant cette image comme l'introduction en résumé de la suite de la frise. Arrive alors le règle animal avec les reptiles, premiers occupants de la terre à avoir surgit de l'océan primordial, et un second retour à la géométrie qui gouverne l'ensemble de la frise, le damier.

Le départ des abeilles de la ruche entraîne alors une rupture dans la symétrie de la frise qui n'opère plus désormais de retour à la géométrie précédente, en tout cas plus de la même façon. En effet les abeilles fusionnent avec les poissons qui deviennent à leur tour des oiseaux. On a donc bien au retour à l'élément aérien mais qui s'est déplacé des insectes vers les vertébrés. Les oiseaux deviennent des bateaux puis des poissons, opérant un nouveau cycle, mais ceux-ci, différents des premiers, nageant désormais à contre-courant. Apparaît enfin le règne terrestre avec les chevaux, puis un retour aux oiseaux et aux formes géométriques avec le triangle puis l'abstraction : les lettres volantes. Annoncé par ces dernières, et déjà auparavant avec les bateaux, l'homme est figuré par les habitations sans apparaître directement. L'arrivée de la volumétrie avec les toits des maisons annonce par symétrie la fusion de l'échiquier dans le damier originel. Cet ultime passage de l'homme au jeu se fait pour la première fois non en anamorphose mais par association conceptuelle : le pont enjambe les eaux en damiers dont les pièces d'échecs rappelle les tours... 

La transition de l'univers de la représentation à celui des idées passe naturellement par le jeu, qui en temps que symbole réunit la réalité et le monde spirituel, l'espace et le temps. Toutes ces transformations exploitent ainsi l'alternance des contrastes, motif clair puis motif sombre, comme des joueurs d'échecs jouant chacun à tour de rôle, aussi l'échiquier clôt logiquement cette suite de métamorphoses. Le jeu est ainsi à la fois l'aboutissement de la frise et son origine puisque la symbolique de l'échiquier comme l'affrontement des contrastes, la sous-tend. Ce jeu mené avec le spectateur, est pourtant sans fin, puisque la frise recommence sans perdant ni vainqueur. Car le jeu ici est profondément celui du graveur se jouant des sens du spectateur qui, piégé dans son oeuvre, cherche désespérément un envers et un endroit, un début et une fin. Or c'est le miracle de l'art que de pouvoir suspendre le temps ludique afin que ce soit le jouer qui en soit l'aboutissement plutôt que la victoire ou la défaite.

Métamorphoses III de Maurits Cornelis Escher, xylographie 1967-68.

dimanche 13 septembre 2009

Jouer et philosopher



La définition du jeu est la pierre angulaire de la ludologie. Colas Duflo, joueur lui-même, tente donc, au contraire de ses précédesseurs qui s'intéressent davantage à l'acte de jouer qu'au jeu, de définir le jeu à partir d'une observation des jeux. Or cette méthode pose directement problème, puisque le philosophe ne propose rien moins que de définir le jeu à partir de l'observation d'objets qu'il n'a pas encore définis... et dont il ignore si ce sont des jeux.

L'une de ses premières analyses est en cela édifiante : elle concerne le tennis. Nous sommes d'accord, on dit bien jouer au tennis, mais cela suffit à Duflo pour postuler que c'est un jeu. Pourtant, demandez à dix personnes de donner un terme et un seul pour définir le tennis, sport arrivera loin devant jeu. Et on dit bien les jeux de l'amour, le jeu d'un engrenage, un jeu de clefs, sans pour autant croire qu'il s'agit de jeux. Cela n'empêche pourtant pas le philosophe de resservir cette analogie pour donner raison à Caillois qui classe les jeux d'argent parmi les jeux, contre Huizinga, simplement parce qu'on les appelle jeux.

Malgré ce départ contestable, Duflo n'en a pas moins l'ambition de dégager une définition complète qui, à l'inverse des dictionnaires, "doit définir tout le défini et rien que le défini". Une sorte de point d'ancrage de la ludologie. Sur le modèle d'Henriot, il examine donc les constituants des différentes définitions des penseurs antérieurs en montrant que, pris séparément, ces éléments ne définissent rien de spécifique au jeu. Tout en objectant à Henriot que dire que quelque chose est à la fois plusieurs choses n'est pas dire que c'est aussi chacune d'elle prise séparément, Duflo souligne qu'une définition irréductible n'est pas accumulation. C'est bien beau, mais je défie quiconque de produire la définition d'un concept sans utiliser un ensemble d'autre concepts. On appelle cela le langage. Si un mot existe, il n'y qu'une solution pour le définir par un concept unique, c'est le définir par lui-même... ce qui n'a aucun intérêt.

La définition de Colas Duflo, au demeurant très belle par sa pureté : "L'invention d'une liberté dans et par une légalité", n'échappe donc pas à cette règle. Qu'est-ce que la liberté ? qu'est-ce que la légalité ? L'auteur essaie d'y répondre durant le reste de l'ouvrage. Le jeu n'est en aucun cas ou l'un ou l'autre, mais les deux à la fois. Plus grave, n'est-ce pas une définition tout aussi idéale pour la musique par exemple, alors que l'ambition de Duflo était de définir tout le jeu et rien que le jeu ? Et qui donc peut comprendre quand on donne abruptement cette définition qu'on veut parler d'un jeu ?

Au final donc, le plaisir, qui n'arrive qu'à la p. 246 d'un livre qui en compte 253 (alors même que jeu signifie joie) est bien le grand absent de cet ouvrage, malgré les dénégations maladroites du philosophe. Entre temps on aura eu eu un aperçu stimulant du jeu dans la littérature, malgré l'oubli du roman de Perez-Reverte, et un peu tardivement un essai de décomposition du jeu en éléments. Cela n'en constitue pas moins une réflexion savante sur le jeu, même si LE livre qui définira correctement le jeu, c'est-à-dire de façon accessible et utile, reste encore à écrire.

Colas Duflo, Jouer et philosopher, PUF 1997, épuisé, à lire en ligne en version intégrale sur Google Books : htttp://books.google.fr/

jeudi 3 septembre 2009

Le joueur

Plusieurs oeuvres portent un titre similaire. Il s'agit ici d'une pièce de théâtre de Carlo Goldoni représentée en 1750. Traduite pour la première fois en français en 1992, il s'agit d'une oeuvre programmatique, Goldoni s'étant enfin libéré du démon du jeu, il décide de faire oeuvre de moraliste : "Ceci dit, je ne prétends pas que toutes des comédies soient l'école des hommes, mais celle-ci oui, je voudrais bien qu'elle le soit, et autant que j'ai pu, là, j'ai essayé d'être un professeur, parce que, en ayant besoin moi-même autrefois, j'aurais désiré voir au théâtre un exemple qui m'eut secoué et corrigé. Mais, au contraire, je n'ai vu représenter que des joueurs qui, menant une vie confortable et joyeuse par les moyens du jeu, ne faisaient que flatter ma passion." (p. 13)

Malheureusement Goldoni oublie en chemin que l'objectif d'une comédie est de faire rire. Or celle-ci est aussi dénuée d'humour que de surprises, les dédits et les revirements interminables du héros, portés par des dialogues qui n'ont rien à envier à la faiblesse de ceux de nos feuilletons télévisuels, achevant de nous rendre indifférents à l'action. Représentée seulement deux fois l'année de son écriture, la pièce fut un échec, et si la traductrice vante "une pièce éminemment moderne et forte de nos jours", on lui laisse la responsabilité de ses propos. 

Si on oublie souvent que les nanars méconnus côtoient les chefs-d'oeuvre chez les grands auteurs : tragédies de Voltaire et de Molière, Traité sur le beau et le sublime de Kant, etc. On reste cependant surpris du manque de discernement de Goldoni en ce qui concerne son genre de prédilection, et surtout l'ignorance dont il semble faire preuve à l'égard des ressorts de la comédie. Comment peut-il croire intéresser le public traditionnel de ses comédies avec une pièce sans humour qui commente sentencieusement une action outrageusement étirée et prévisible ? Quant à ses propos sur le jeu - accusé de tous les maux - ils sont exclusivement moralisateurs et dignes d'un catéchisme. On est loin de l'humour et de l'élégance du Joueur de Jean-François Regnard, qui pourtant porte un morale tout à fait semblable sur le jeu.

On en retira donc un enseignement bien différent de celui que veut maladroitement nous vendre Goldoni : c'est en remplissant son statut cathartique d'art et de bouffonnerie que la fiction, à fortiori la comédie, peut nous toucher et se faire ainsi "l'école des hommes". De même le jeu amuse et instruit parce qu'il est jeu, à savoir qu'il constitue une transgression de la réalité, de ses contraintes autant que de sa morale.

Le joueur de Carlo Goldoni (1750), Actes Sud 1992, 120 pages, 17 €