dimanche 22 novembre 2009

Jeux d'enfants

Pieter Bruegel l'ancien (1525-1569) est un peintre narratif de la société et de ses fêtes, ce qu'on qualifie de genre mineur. Il n'est donc pas surprenant que l'un des tout premiers tableaux conservés ayant pour sujet le jeu soit ces jeux d'enfants peints en 1560. Représentant une foule éparses de joueurs absorbés à leurs jeux individuels ou collectifs, ce tableau est le plus commenté de l'épistémologie ludique. 

La simultanéité des actions non concertées donne à la scène un air de cour de récréation qui aurait contaminé la société tout entière, et aussi loin que porte le regard, que ce soit à l'intérieur des maisons ou en extérieur, seuls ou en groupe, on ne voit que des personnages qui jouent. Or à la différence d'un carnaval, l'action n'a rien de concertée, et plus étrange encore le rire, traditionnellement associé au jeu, en est absent. Il est en outre bien difficile de lire un sourire sur les visages de ces enfants sans âge, dont les corps sont adultes mais les visages ronds rappellent clairement ceux de l'enfance. Chaque personnage poursuit son jeu sans qu'il soit possible de déterminer s'il en éprouve du plaisir.

Les jeux représentés ici sont les plus simples : on n'y voit seulement des jeux d'adresse, les jeux de hasard et de réflexion en sont apparemment absents. Il s'agit donc davantage de jouets, d'enfantillages, comme le prouve le titre du tableau. Dès lors, d'apparemment descriptive, cette scène acquiert une valeur symbolique : serait-ce une condamnation de la société où chacun gaspille en plaisirs superficiel le bref temps dont-il dispose sur terre ? Ou une critique du jeu, aliénation qui nous enchaîne tous et nous éloigne de nos aspirations réelles, menaçant d'envahir une société dont le siècle d'or a éloigné la crainte liée aux guerres, aux famines et aux maladies ? Que serait une société dont le travail aurait disparu au profit du seul jeu profane ? Dont les joueurs auraient oublié la mesure en même temps que le but, et dont ceux-ci joueraient désormais sans frein, sans retenue comme des fous de carnaval ou les envoutés des danses macabres, au mépris de leur salut et de leur âme ? A moins que notre vie n'ait été qu'illusion et que, tels des pantins ou des pions, nous jouions un jeu perpétuel qui nous dépasse ?

Le tableau, très ouvert, pose davantage de questions qu'il n'en résout. Peinture de la dernière période, on voit poindre derrière le dénombrement méticuleux des jeux des contemporains du peintre, la préoccupation lancinante du salut et des repères : où s'arrête la réalité, où commence le jeu ? Le jeu est-il soulagement des peines ou instrument de perdition ? Héraclite nous le rappelle mélancoliquement : "Le temps est un enfant qui joue."

Jeux d'enfants de Pieter Bruegel l'ancien, Kunshistorishes Museum de Vienne, 1560.

jeudi 19 novembre 2009

Devenir le meilleur de soi-même

Paru en 1954, Devenir le meilleur de soi-même (Motivation and personality) détaille la fameuse « pyramide » de Maslow (bien que celui-ci ne parle que de hiérarchie des besoins) et éclaire le lecteur sur sa destinée controversée. En effet, bien que l’auteur appuie son modèle sur ses consultations de psychanalyste, jamais il ne démontre comment il a extrait de ses observations les cinq niveaux qui le constituent. De plus, bien qu’il parle de motivation et de personnalité, le lien entre ces deux notions est posé comme une évidence. Bref, on cherchera vainement dans les 350 pages de l’ouvrage une justification du modèle.

La structure même de cet essai, qui ressemble à un recueil d’articles, est l’aveu d’un échec.  Renfermant des intuitions pertinentes, il semble à chaque page que Maslow est dépassé par sa découverte. Par exemple, tout en reconnaissant que l’on trouve chez les animaux les fondements de son modèle, il se dépêche d’ajouter que l’on ne peut rien induire de scientifique d’une comparaison avec l’animal. S’il ajoute que son modèle est holiste, puisqu’« En envisageant la satisfaction de la hiérarchie des besoins émotionnels de base en terme de continuum linéaire, nous nous dotons d’un outil puissant (bien qu’imparfait) de classement des types de personnalités. » (p. 93), il n’oublie surtout pas de préciser que son modèle ne saurait être parfait, parce qu’il est contestable (?), tout en inférant que notre personnalité n’est autre que le produit de nos motivations. C’est certes intéressant (quoique l'on pencherait plutôt pour un système de valeurs), en tout ca cela mériterait sans doute un développement plus important qu’une simple incise. Ses détracteurs n’ont ainsi eu qu’à le lire pour lui exposer toute une liste de limites et de lacunes que lui-même avait par avance validées.

Le bon sens de Maslow le pousse si souvent à contredire, que ce soit par prudence ou par évidence, ce qu’il vient d’exposer au terme d’une démonstration, qu’on finit par se demander quel est l’objectif d’un ouvrage qui postule (puisque sa découverte s’appuie censément sur des observations qu’il n’expose jamais), ne prouve rien puisque se contredisant sans cesse, et finalement se montre impuissant dans tout ce qu’il entreprend. Incapable de justifier son modèle Maslow finit, de guerre lasse, par s’attaquer au système de pensée qui l’invalide : « Le centrage sur les moyens crée une hiérarchie des sciences dans laquelle, de façon extrêmement pernicieuse, la physique est considérée « plus scientifique » que la biologie, la biologie l’étant davantage que la psychologie, et la psychologie que la sociologie. » (p. 289) Or, si perspicace que soit son argumentation, elle trahit surtout la frustration d’un auteur, qui en sapant lui-même son système à force de précautions et de revirements, se désavoue.

Pire, certains de ses exposés sont risibles, comme celui qui postule que les grands hommes du passé (Washington, Goethe, Bach…) – qu’il psychanalyse on ne sait comment (par spiritisme ?) – sont accomplis/sains de fait parce qu’ils sont des grands hommes. Si les artistes étaient accomplis, d’où leur viendrait leur besoin incommensurable de créer ? Si les hommes politiques l’étaient, d’où viendrait leur ambition dévorante ?  Bref...  Bien mal (d)écrite, fleurtant avec l’ésotérisme,  la découverte de Maslow décidément le dépasse.

Pourtant, partir des besoins fondamentaux pour comprendre la satisfaction, autrement dit le plaisir qui, en tant que joueur, nous intéresse, était une promesse aussi passionnante que novatrice. Promesse que cet ouvrage ne tient jamais. On retiendra donc seulement de cet embrouillamini qu’on peut être un homme très normal et faire une découverte géniale. Plutôt rassurant en somme.

Devenir le meilleur de soi-même (1954) d’Abraham Maslow, Eyrolles 2008, 383 pages, 29 €. 

dimanche 8 novembre 2009

Le jeu comme symbole du monde


Peu cité par l'épistémologie, l'essai philosophique d'Eugen Fink n'en est pas moins un jalon important des recherches sur le jeu. Peut-être parce qu'il est allemand, l'auteur sait se détacher des recherches pionnières de Huizinga et de Caillois, pour construire la première réflexion philosophique contemporaine sur le jeu. Spécialiste de Nietzsche, l'auteur lui emprunte beaucoup, ne serait-ce que dans la remise en cause de la vision platonicienne et judéo-chrétienne du jeu.

La première partie traite du jeu comme problème philosophique, et c'est peu de le dire puisque l'auteur se justifie longuement de traiter d'un sujet aussi futile, et pose même la question de savoir si le jeu peut-être un sujet philosophique. La seconde partie, l'interprétation métaphysique du jeu, traite de l'aspect fictif du jeu par un rapprochement avec l'image, montrant que l'aspect irréel du jeu ne nuit nullement à son essence, bien au contraire. La troisième partie s'attache à l'interprétation mythique du jeu, sur son origine sacrée mais plus encore sur le caractère divin de l'activité ludique, l'adulte qui joue essayant de retrouver l'âge d'or révolu. Enfin la dernière partie, sur la mondanité du jeu, au sens que l'activité ludique suscite un nouveau monde fictif en addition du réel, et donne son sens au motif du symbole qui est la réunion du corps physique et du corps spirituel du jeu. Le jeu serait donc la seule activité totale, celle qui réunit les deux mondes de l'homme, lui permettant de se transcender.

La difficulté de ce livre, certes écrit dans un langage accessible mais dont la pensée est complexe et pleine de méandres métaphysiques, est réelle. En outre, la lecture de cette oeuvre imprimée en corps 10, sans paragraphe ni saut de ligne, est éprouvante. C'est d'autant plus regrettable qu'il s'agit d'un ouvrage original, non dénué de poésie, qui malgré ses longueurs apporte des réflexions réellement novatrices sur le jeu, dont la hauteur domine largement celle des ouvrages philosophiques postérieurs sur le sujet.

Une lecture recommandée pour ceux que l'ontologie du jeu intéresse.

Le jeu comme symbole du monded'Eugen Fink, Les Editions de Minuit 1966, 240 p., 20 €