dimanche 28 mars 2010

Les joueurs d'échecs


Peintre réaliste méconnu, Eric Meissonier peint ici un intérieur bourgeois de la fin du XVIIIe siècle. Tout y respire le bonheur et l'aise : richesse des marqueteries en acajou, du mobilier, du tableau et des paravents comme des vêtements ou des tapisseries. Le jeu d'échecs, comme la carafe de spiritueux ou le chien de race marquent autant le rang que l'image du bon goût et du bonheur bourgeois. Loin des réflexions fiévreuses et du combat simulé souvent dépeint dans la peinture des échecs, le jeu est ici délassement d'élite, apaisé par le sommeil du chien, la pipe et l'apéritif. La position des deux protagonistes est ludique et attentive, empreint d'un noble détachement : il ne s'agit que d'un jeu, auquel on ne saurait accorder trop d'importance.

La place des échecs est pourtant centrale dans le tableau, malgré l'impossibilité d'y suivre le cours de la partie à cause de la petite taille de l'échiquier et de l'angle de vue auquel fait obstacle le verre de cognac, qui nous rend en définitive davantage spectateurs des joueurs du jeu lui-même. L'acajou du mobilier, le rouge des vêtements et des garnitures des fauteuil, le reflet cognac de la carafe, le brun rose de la veste, tout concourt pourtant à faire ressortir le noir et blanc du jeu. Alors pourquoi nous avoir floué de l'objet du délit ? Tout simplement parce qu'il s'agit d'un tableau d'atmosphère, qui dépeint une classe sociale, une attitude. Les joueurs prennent donc le pas sur le jeu, même si c'est justement lui qui permet à ces hommes d'afficher leur rang et leur raffinement.

Le peintre n'a cependant pas triché avec son sujet, et l'on sait que le joueur en rouge possède les blancs et qu'il vient de jouer. En effet, le joueur qui réfléchit est un joueur qui doit jouer, alors que le joueur des blancs le toise d'un air de défi, sûr de lui. Le nombre de pièces noires disposées en évidence et l'attitude de dégagement du fumeur laissent penser qu'il est en train de gagner la partie. Une certaine fébrilité cependant, traduite par le coude haut et la bras arc-bouté sur l'accoudoir, le sourire en coin et le corps prêt à se soulever, montrent qu'il sait déjà ce qu'il va jouer. La tête et le corps voûtés de son adversaire, signe de réflexion mais aussi de soumission, répondent inversement par l'annonce d'une probable capitulation. Pourtant on ne lit ni inquiétude ni tristesse dans l'attitude de ce dernier.

L'emporter avec panache, perdre avec grâce, n'est-ce pas la véritable noblesse du jeu... et deux sentiments auxquels aspire tout gentilhomme ?

Les joueurs d'échecs d'Eric Meissonier (1815-1891)

dimanche 14 mars 2010

Avatar


J'ai toujours été dubitatif sur ce que pouvait apporter le jeu vidéo au cinéma, l'inverse me paraissant plus probant avec les jeux en QTE comme Resident Evil ou Uncharted. Avec la 3D, Cameron réussit à convaincre qu'il ne s'agit pas que d'un gadget, ou d'un énième effet spécial, mais bien d'une révolution majeure. En effet, le but de tout art est de s'emparer du spectateur pour l'immerger dans son univers. Or c'est bien là l'aspect le plus original et la force du film.

En spécialiste des effets spéciaux, le réalisateur a pensé chaque scène pour impliquer le spectateur, lui faire partager tout ce qui se passe à l'écran. On est assis dans la salle de briefing qui complète astucieusement les sièges du cinéma, on descend de la navette au milieu des GI, on découvre en même temps que le héros notre nouvel avatar, et son émerveillement devant la beauté de Pandora est le nôtre. Or quel autre thème choisir que la science-fiction pour rendre justice à cette innovation technologique, que la découverte d'une nouvelle planète pour explorer cette esthétique nouvelle, que la rencontre de ses habitants pour susciter notre empathie envers la magie virtuelle du cinéma ?

Et c'est là sans doute ma principale réserve sur la critique qu'a attirée ce film. Dire que le scénario est faible n'a pas de sens : il n'existe que pour servir l'incroyable imagerie 3D. Chaque scène du film est pensée en ce sens, afin de faire du spectateur le héros du film. L'alternance entre les scènes d'immersion envoûtantes et les scènes de réalité crue rappellera à tout joueur le ce moment où l'on sort du jeu pour sauvegarder, se restaurer, obéir à une contrainte de la vie quotidienne. Le spectateur finit par si bien se laisser prendre au jeu du réalisateur qu'il désire inexorablement, exactement comme le héros du film, ne faire plus qu'un avec son avatar, plus qu'un avec la fiction. Ainsi les humains, maîtres de la technologie, se déshumanisent peu à peu, cependant que les êtres d'image de synthèse nous semblent plus sensibles.

Un pur enchantement doublé d'un tour de force, puisque la fiction l'emporte pour la première fois sur la réalité, comme dans un rêve éveillé... ou le temps d'un jeu. Un hymne à la magie du septième art et à l'imagination, superbement orchestré.

Avatar de James Cameron, Twentieth Century Fox 2009, 2h41 mn.

jeudi 4 mars 2010

Un combat


Une fin d'après-midi au jardin du Luxembourg, un beau jeune homme s'installe à un échiquier face au héros local vieillissant, tous les spectateurs, victimes impuissantes du second, se rassemblent pour voir tomber leur bête noire. Et pourtant...

La symbolique de l'affrontement sur l'échiquier, espace circonscrit qui ne pardonne aucune erreur, est le thème central de la littérature du jeu. Affrontement digne des héros de l'antiquité, le joueur d'exception, par sa supériorité, est quelqu'un dont on ne peut comprendre la stratégie - car pour cela il faudrait être son égal - celle-ci paraissant de fait mystérieuse et donc magique au spectateur. Sans doute le nombre limité de pièces et l'absence totale de hasard accroissent encore l'impression que le grand joueur est un peu sorcier. Car tout est visible au spectateur attentif, et chaque joueur possède des pièces semblables et des chances équivalentes. Et pourtant...

Patrick Süskind prend à rebrousse poil le récit sur le jeu et pose la question de ce qui fait un grand joueur, un héros. A quoi le distingue-t-on d'un imposteur ? Est-on un héros dans le regard des spectateurs, dans leur désir, ou dans leur imagination seulement ? Qu'est-ce que vaincre, qu'est-ce que perdre ? Quelle est la place réelle du jeu dans le rituel ludique ?

Et pourtant cette nouvelle originale, en pied de nez au récit du genre, souffre d'un trait gras et appuyé qui désactive le ressort principal de l'intrigue : l'incertitude. Le suspens est à peu près nul alors que la réflexion qui la sous-tend est intéressante : le résultat est donc caricatural, comme si l'auteur ne croyait pas à sa propre histoire.

Et pourtant... Une curiosité à découvrir.

Un combat et autres récits de Patrick Süskind, Fayard 1996, p. 17-39, 3 €.