vendredi 25 juin 2010

Les ficelles du métier

Derrière ce beau titre, se cache un livre ambigü sur la façon de conduire une recherche en sciences sociales. Ceci nous intéresse particulièrement puisque penser le jeu, c'est d'abord penser l'acte de jouer ou celui-ci se réalise, donc ses motivations et son articulation avec le joueur. Le jeu, en tant qu'activité culturelle, est une activité sociale et humaine, qu'il convient donc d'examiner à l'aune des outils développés pour les sciences éponymes.  

Pourtant, au cours de cinq chapitres, le premier présentant ce qu'est une ficelle, autrement dit une manière de penser, les suivants les quatre principes de la recherche sociologique  : les représentations (quelles idées je me fais de ma recherche), les échantillons (qu'est-ce que je vais précisément examiner), les concepts (qu'est-ce que je peux en retirer) et la logique (comment généraliser), on assiste à une suite de recettes pour transformer une observation non problématisée en recherche sociologique. Pour peu que la sociologie et surtout son enseignement en faculté, avec ses mémoires à rédiger et ses échantillons à sonder, vous soit étrangère, pire si vous avez été formé à la recherche scientifique en sciences fondamentales, à partir d'hypothèses, de construction d'une démonstration, d'expérimentation et de conclusions, vous risquez de passer à côté du sujet. 

En effet l'auteur censé nous prendre par la main oublie le fondement même de son ouvrage : ce livre n'est pas fait pour les sociologues mais ceux qui veulent conduire une recherche en sciences sociales et qui ne connaissent pas les "ficelles du métier". Dès lors, on se serait attendu à lire le détail des objectifs et spécificités d'une recherche en sciences humaines, la façon de la conduire, les écueils à éviter, la manière de la mettre en forme et de la valoriser. A la place on se retrouve avec des considérations sociologiques (les étudiants ont tendance à faire ça) sur des outils sociologiques (interprétation de sondages quantitatifs ou qualitatifs, "substruction" de tables de vérité...) dont le rôle et les conditions d'insertion de l'outil de base dans une recherche n'est jamais expliqué ce qui rend difficile l'appréciation de la ficelle sociologique (on pourrait croire que c'est comme ça mais non c'est le contraire) qu'en extrait systématiquement l'auteur. Pire en permanence les ficelles sont seulement évoquées, plutôt que démontrées au travers d'exemples didactiques, et il faut attendre la page 267 pour voir apparaître enfin un tableau qui pose une ficelle (table de vérité) et pas seulement un discours à propos de celle-ci. La forme rend donc presque impossible l'exploitation de ce cabinet des curiosités sociologiques.

Le résultat est un livre écrit simplement, criblé de citations et d'exemples, mais qui ne s'élève jamais au-delà d'astuces de réflexions, certes censées, mais sans fil conducteur ni théorisation, ni même cas pratique, réussissant ainsi l'exploit de ne pas respecter ses objectifs de généralisation aux autres sciences humaines, d'accessibilité à un public de non spécialistes, à fortiori de guide de recherche et de réflexion. Un comble pour un auteur qui a publié "Ecrire les sciences sociales". 

Si ficelles il y a, l'auteur s'y est pris les pieds.

Les ficelles du métier de Howar Becker, La découverte 2002, 354 p., 20 €.

lundi 14 juin 2010

Le héros aux mille et un visages

Enfin réédité, ce classique de la narratologie américaine publié pour la première fois en 1949, qui a inspiré à George Lucas sa saga de La guerre des étoiles, tente le pari d'une théorie globale de la mythologie. Une sorte de Morphologie du conte appliquée aux mythes. Cependant, à la différence de l'ouvrage de Propp, celui de Campbell n'a pas une approche formaliste, et accorde la première place à la signification profonde des mythe dans l'inconscient collectif. D'une grande qualité littéraire, l'ouvrage cite de nombreux mythe au rang desquels sont ravalés jusqu'aux religions monothéistes : christianisme, judaïsme,Islam, Bouddhisme. Cette approche novatrice montre qu'au delà des thématiques spécifiques à chaque religion, la spiritualité sous-jacente fait appel aux mêmes représentations mentales. Pour Campbell le mythe est une formalisation collective de préoccupations universelles et intemporelles.

Quand on sait le lien étroit qui rattache le jeu aux mythes antiques et particulièrement à la figure du héros (jeux olympiques, pythiques...), on ne peut être qu'intéressé par les masques que celui revêt pour nous raconter toujours différemment la même histoire, celle d'une émanation et d'une dissolution, selon les termes de Campbell, ou encore du départ, de l'initiation et du retour (l'aventure du héros, le schéma commun aux mythes). Cette trame est donc très proche des quatre étapes du schéma narratif canonique de Greimas que sont la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. La démarche synthétique de Campbell, marquée par la psychanalyse, recompose à sa façon, parfois confuse et scientifiquement discutable, une belle histoire de la mythologie. Pourtant en partageant systématiquement ses sources littéraires avec le lecteur, l'auteur séduit plus qu'il ne convainct :

« L'objet de la mythologie véritable et du conte de fées est de révéler les dangers et les méthodes propres à l'obscure voie intérieure qui mène de la tragédie à la comédie. Cela explique pourquoi les traditions y sont fantastiques et "irréelles" : elles représentent des victoires psychologiques et non des victoires sur le plan physique. Même lorsque la légende concerne un personnage historique réel, la relation de ses exploits n'emprunte pas ses images à la vie, mais au rêve ; l'essentiel, en effet, n'est pas que tel ou tel exploit ait été accompli sur terre : l'essentiel est qu'avant que tel ou tel exploit ait pu être accompli sur terre, cet autre exploit, plus important, primordial, ait eut lieu à l'intérieur du labyrinthe que nous connaissons tous et dans lequel nous pénétrons en rêve. Le héros mythologique, à l'occasion, peut effectuer ce passage sur terre ; fondamentalement, il est intérieur et se situe dans ces profondeurs où les résistances obscures sont surmontées et où des pouvoirs depuis longtemps perdus et oubliés sont revivifiés, pour être disponibles en vue de la transfiguration du monde. » 

Une belle méthaphore du combat symbolique qu'on livre par le jeu, et qui n'est autre que la résolution inconsciente de nos conflits intérieurs et de nos désirs inassouvis, fondement de la construction notre identité. Une réédition nécessaire et de qualité d'un ouvrage qui atteignait une cote indécente sur la marché de l'occasion. Stimulant et toujours d'actualité.

Le héros aux mille et un visages de Joseph Campbell, Oxus 2010, 410 p., 27 €

mercredi 2 juin 2010

L'esprit des jeux

Dans la veine de La société du jeu, Jean-Michel Varenne et Zéno Bianu tentent de peindre les différents jeux qui nous entourent et nous occupent tout au long de notre vie. Cependant, plus qu'à l'esprit des jeux, c'est à la lettre que nous sommes conviés. Outre un classement qui semble hésiter entre chronologie, en ouvrant sur les jeux des enfants et les jeux traditionnels, et typologie en présentant des chapitres sans liens entre eux, la description l'emporte presque complètement sur l'analyse. Ainsi le jeu n'est jamais défini, ce qui permet d'y mettre tout et n'importe quoi : loteries où de l'aveu même des auteurs aucune stratégie sérieuse n'est possible, et surtout la divination qui serait pour eux la quintessence des jeux et clôt donc l'ouvrage...

On trouve donc à boire et à manger dans ce fatras hétéroclite : comme la description sur plusieurs pages de chaque lame du tarot divinatoire, ou l'éloge de la méditation zen, mais pas ce qu'on s'y serait attendu à y découvrir si l'on se fie au titre et à la quatrième de couverture : l'âme des jeux, la compréhension de ce qui les lie et les structure. La vision des auteurs, en prétendant toucher l'esprit des jeux et malgré son éclectisme, ne révèle en fait que l'étroitesse du leur : le seul jeu de société non traditionnel évoqué, et encore à demi mot, est le Mastermind, et il n'y a pas un mot sur les jeux électroniques. C'est pardonnable sur les seconds en 1980, date de parution de l'ouvrage, moins pour la réédition de 1990. 

Le résultat est une compilation de règles de jeux, d'explications historico-tactiques (parfois tout à fait intéressantes), de commentaires subjectifs, de pastiches d'autres livres (merci Caillois) sans véritable fil conducteur ni synthèse de leur apport puisque les auteurs concluent en citant à la fois Caillois, Henriot et Huizinga. Les seuls chapitres originaux se trouvent en début d'essai, les autres tiennent davantage de la mise en fiches que du raisonnement personnel.

Instructif et amusant parfois, dispensable et hors-sujet bien souvent.

L'esprit des jeux de Jean-Michel Varenne et Zéno Bianou, Albin Michel 1990, 340 p., 9 €