vendredi 24 septembre 2010

Jeux finis, jeux infinis

Ecrite comme une suite de 101 pensées numérotées, cette réflexion originale permet à l'auteur de bâtir un raisonnement à partir de postulats... qui le restent malheureusement. Et le goût de James Carse pour les pirouettes verbales, parfois réussies, lasse rapidement. Le chapitre un commence ainsi :  "Un : il y a, somme toute, deux sortes de jeux. Les uns peuvent être dits finis, les autres infinis. Un jeu fini se joue pour gagner, un jeu infini pour continuer à jouer." C'est amusant mais ce n'est pas une démonstration, et c'est en outre contestable. En effet, quelques pensées plus loin, l'auteur nuance : "Il y a nombre de jeux où l'on entre sans espérer gagner, mais on y lutte pour la meilleure place possible."On le sent bien : tant que le lecteur adhère au discours de l'auteur, la progression de la pensée y trouve un soutien, mais dès que l'on commence à douter de postulats qui servent ensuite d'arguments pour les maximes suivantes, la lecture devient rapidement pénible.

Or non seulement l'essai s'affranchit de toute note infrapaginale, de toute référence bibliographique, mais au mieux l'exemple remplace l'argumentation, au pire la vérité est assénée sans légitimation. Or on devine, à des comparaisons insistantes entre le jeu et la guerre, l'influence pour le moins datée en 1988 de Huizinga. L'auteur trahit en outre son intérêt exclusif pour le jeu infini (de l'existence) qui le conduit à délaisser rapidement et complètement la première partie de la thématique : les jeux non métaphoriques. Les derniers chapitres n'ont alors plus rien à voir avec le jeu le qu'on le conçoit et sont des réflexions métaphysiques sur la sexualité, la philosophie ou la religion chrétienne, pour lesquelles l'auteur présente une pensée tout ce qu'il y a de conformiste. La réflexion tourne alors à vide et on ne peut qu'acquiescer avec déception à la dernière pensée : "Ceci n'est qu'un jeu infini". Et de nous sentir floués.  

Quelques réflexions néanmoins intéressantes, mais trop vite noyées dans un flot de considérations  lapidaires et souvent hors sujet.

Jeux finis, jeux infinis : le pari métaphysique du joueur de James P. Carse, Seuil 1988, 185 pages, épuisé.

dimanche 19 septembre 2010

Le jeu des perles de verre

Pavé qui a valu à son auteur le prix nobel de littérature en 1946, Le jeu des perles de verre est une utopie, même s'il s'agit de notre monde, et une uchronie, même si l'on sent gronder la menace de la guerre. Il dépeint une caste (le nom du pays est d'ailleurs traduit par Castalie) entièrement dévouée à l'étude et dont le jeu des perles de verres constituerait l'art suprême. Ce jeu, dont on ne connaîtra jamais les règles, mêle mathématiques, physique, philosophie, musique et linguistique, les sciences et les arts majeurs pour Hesse, en un mélange de créativité et de contemplation, qui remplirait l'âme des joueurs et des auditeurs de paix et de perfection. 

Si l'écriture est fluide, le récit à la troisième personne d'un maître des jeux, qui tient plus du saint homme que du héros romantique, en fait un roman édifiant et froid comme une cathédrale. On se sent d'autant plus étranger à cette utopie que la Castalie n'est pas plus accueillante que le reste du monde, et la pratique de ce jeu sublime n'empêche ni les coup bas ni les luttes de pouvoir intestines dans le petit état. Dès lors cette occupation apparaît vaine et superficielle, voire décadente. Bâti comme un rapport hagiographique d'intimes sur le héros principal Joseph Valet, le livre rassemble en outre, dans une ultime partie, ses écrits, sorte de vies antérieure du saint homme. Mais l'ensemble reste purement intellectuel et on se sent bien indifférent à cet idéal d'élitisme que décrit l'auteur.

Concernant le jeu, celui-ci est seul à même de sublimer "la précarité de tout résultat et le caractère problématique de toute création de l'esprit humain" (p. 359). En effet ce jeu supérieur réunit la sagesse orientale servie par une hiérarchie et des rites ecclésiastiques, il transcende les sciences et les arts en un tout harmonieux qui est à la fois un jeu solitaire et un acte de communion universelle, tout la fois spiritualité profane et joie religieuse, symbolisant la perfection de l'esprit humain détaché des contingences du monde. Le caractère ludique est le gage d'un constant renouvellement, d'un savoir qui ne doit jamais se reposer sur de l'acquis, donnant ainsi la première place à la créativité, à la révélation de la personnalité des joueurs et à leur communion avec l'univers.

Le jeu comme solution des arts et des sciences... beau programme, n'est-ce pas ?

Le jeu des perles de verre de Herman Hesse, Librairie Générale Française 1999, 693 pages, 8 €.

jeudi 2 septembre 2010

Manuel d'ethnographie

Marcel Mauss, qui a été le professeur des plus grands ethnologues, n'a jamais écrit ce manuel, celui-ci est le produit du rassemblement par ses élèves de notes de cours. Ses leçons avaient pour but de former pas seulement des ethnologues mais aussi les missionnaires et les cadres coloniaux afin de participer à l'amélioration de la connaissance des sociétés primitives et à travers elles des "faits sociaux totaux", c'est-à-dire de ceux qui constituent le ciment de notre société. Et les jeux, en ce qu'ils relèvent de l'esthétique (chapitre 5), ont droit à leur notice.

Le style de ce manuel est donc à la fois hétéroclite et contradictoire. Mauss confie davantage des règles et des missions que des enseignements : ce qu'il faut observer et ce qu'il faut savoir au préalable pour mener à bien une observation, et pose plus de questions qu'il n'en résout. Par exemple : "L'un des meilleurs critères pour distinguer la part d'esthétique dans un objet, dans un acte, est la notion aristotélicienne, la notion de theoria : l'objet esthétique est un objet qu'on peut contempler, il y a dans le fait esthétique un élément de contemplation, de satisfaction en dehors du besoin immédiat, une joie sensuelle mais désintéressée." (p. 126). Ceci afin d'identifer où peut se nicher le jeu. Un peu plus loin il affirme que ce qui différencie le jeu de l'art est le sérieux, avant de dire qu'il y a du sérieux dans les jeux. Et après avoir associé le jeu à l'art dans l'esthétique, où le beau est lié au plaisir qu'il procure, il les dissocie : "Les arts se distinguent du jeu par la recherche exclusive du beau qu'ils impliquent. Toutefois, la distinction entre jeux et arts proprement dits ne doit pas être tenue pour absolument rigide." (p. 137-138).

Ces repentirs continuels pourraient agacer chez un autre auteur, ils sont ici la preuve des multiples formes que peut revêtir cette vérité en formation, qui se montre indissociable du regard de l'observateur. Et c'est sans doute ce qui est le plus admirable chez Mauss : il ne propose pas des réponses définitives mais les cadres nécessaires à l'élaboration d'une pensée essentielle sur le sujet, il apprend tout simplement à observer, mieux, à voir. C'est bien le meilleur service qu'un spécialiste tel que Mauss, qui sait ce qu'il faut chercher, peut nous rendre. Toutes les grandes problématiques du jeu sont abordées dans cette présentation, libre à l'ethnographe de les agencer comme bon lui semble, voire de prendre de ses distances avec elles... mais pas de les ignorer. 

Un livre étonnant, qui communique une furieuse envie de se plonger dans la recherche... et donne un aperçu de  l'impact qu'a dû avoir ce fondateur de l'ethnologie sur ses étudiants. Remarquable.

Manuel d'ethnographie de Marcel Mauss, Payot 2002, p. 125-139, 10 €