vendredi 28 janvier 2011

La partie de trictrac

Nouvelle peu connue de Prosper Mérimée, écrite en 1830, on y retrouve les qualités et les défaut de l'écrivain : une très belle langue et un talent certain pour la peinture de personnages plus vrais que nature, mais que l'auteur malmène, voire mène mal, car il ne sait rapidement plus qu'en faire, la nouvelle se terminant (c'est le cas de le dire) en queue de poisson. L'histoire commence et finit sur un bateau car elle concerne un officier de marine. Celui-ci, doté de qualités rares, est passionnant et passionné, tombant coup sur coup amoureux d'une actrice avant de jouer tout son argent, puis son honneur, au jeu. 

Peinture à la fois romantique et réaliste de la passion, le jeu y est perdition et miroir de l'âme. C'est par la tricherie que le protagoniste le perd mais c'est aussi par elle qu'il dévoile ses qualités  morales et sa droiture. La fin tragique est peu crédible, comme souvent chez Mérimée qui donne l'impression de les saborder sciemment à défaut de savoir les achever, mais avec plus de mépris et moins d'humour que Poe dans ses Histoires extraordinaires. Le jeu est peint sous un jour peu reluisant : tentation, inconséquence, entêtement, fatalité, fortune facile et infortune tenace. On s'étonne presque que ces lignes ne soient pas de Chateaubriand, qui faillit se perdre en s'étant laissé tenter une fois à jouer son argent.

Pourtant c'est davantage les affres du héros qui a failli à sa morale qui intéresse Mérimée, vacillement qui comme chez Zola est sans espoir de rédemption : 
"_ Malheureux ! Dieux me pardonne, n'aurais-tu pas des remords pour avoir plumé ce gros mynheer ?
Il releva la tête et la regarda d'un oeil hagard. 
Qu'importe !... Poursuivit-elle, qu'importe qu'il ait pris la chose au tragique et se soit brûlé ce qu'il avait de cervelle ! Je ne plains pas les joueurs qui perdent ; et certes son argent est mieux dans nos mains que dans les siennes ; il l'aurait dépensé à boire et à fumer, au lieu que nous nous allons faire mille extravagances toutes plus élégantes les unes que les autres. (...) Sais-tu, lui dit Gabrielle, que des gens qui ne connaîtraient pas ta sensibilité romanesque pourraient bien croire que tu as triché ?
_ Et si cela était vrai, s'écria-t-il d'une voix sourde en s'arrêtant devant elle.
_ Bah ! Répondit-elle en souriant, tu n'as pas assez d'esprit pour tricher au jeu.
_ Oui, j'ai triché,Gabrielle ; j'ai triché comme un misérable que je suis. 
Elle comprit à son émotion qu'il ne disait que trop vrai : elle s'assit sur un canapé et demeura quelque temps sans parler.
_ J'aimerais mieux, dit-elle enfin d'une voix très émue, j'aimerais mieux que tu eusses tué dix hommes que d'avoir triché au jeu."  (p. 101-102).  

Pour l'officier de marine, la tricherie entreprise sciemment, dans un jeu certes fictif mais où l'on joue de l'argent bien réel, devient une tache indélébile que rien ne permet d'expier. Si le jeu est l'instrument de sa perdition, l'enjeu et la faiblesse humaine en sont finalement les seuls responsables. C'est bien la tricherie qui est condamnée, non le jeu lui-même. Le tricheur est définitivement quelqu'un qui ne sait pas jouer, c'est-à-dire que celui-ci inverse les conventions du jeu : il profite de la fictivité du jeu en s'autorisant une conduite immorale tout en la justifiant par la réalité et l'importance de l'enjeu. L'introduction même d'une mise dévoie ainsi la sphère ludique qui devient un affrontement réel où la fin justifie les moyens. Or, pris au jeu, le code d'honneur du héros lui interdit désormais de vivre dans la réalité, le rendant infâme à ses yeux. Morale conventionelle mais néanmoins stimulante.

La partie de trictrac de Prosper Mérimée, PML 1995, p. 93 à 111, 2.50 €. 

mercredi 19 janvier 2011

Le symbolisme des jeux

Historien indépendant, auteur d'une gigantesque Histoire des jeux de société, Jean-Marie Lhôte fut d'abord un spécialiste de la symbolique du tarot qui imprègne largement cet ouvrage sur le symbolisme des jeux. Les quatre enseignes (coupe, épée, bâton et denier) du tarot divinatoire fournissent l'architecture de l'ouvrage et sont le fondement d'une classification des jeux : « Quatre "cas de figure" peuvent être distingués et proposent une classification des jeux dans l’espace : I° jeux dont la nature réside dans une figure fixe – 2° jeux dont les figures se forment en jouant – 3° jeux dont la nature réside dans une figure mobile – 4° jeux conditionnés par la figure de leurs terrains d’évolution ou de leurs tabliers. » (p. 25-26). On retrouve ainsi sans surprise la classification de Roger Caillois : « la magie des objets » aux figures fixes intègre le masque (mimicry), « le plaisir d’être ensemble » dont les figures sont suscitées par les joueurs et provoquent le vertige (ilinx), « le sort des rêves » qui détermine au hasard une figure mobile (alea) et enfin « L’ordre du monde » dont l’espace, aire de la compétition (agôn), établit les figures du jeu.

L'apport de Lhôte est donc moins dans cette classification postulée et sans nouveauté, que dans certaines réflexions savoureuses et une bibliographie très personnelle qui donne la part belle aux ouvrages anciens et oubliés comme le livre de Becq de Fouquières. Si l'on déplore souvent au fil des pages le goût immodéré de l'auteur pour la compilation et la description au détriment de la progression de la réflexion ou de la synthèse, le travers est moins accusé que de coutume chez les historiens indépendants. Ce défaut est cependant d'autant plus regrettable que sa langue lyrique et sa pensée originale font parfois merveille, comme c'est le cas ici en conclusion de l'ouvrage : 

« J’admire avec méfiance et scepticisme, l’auteur qui, au terme d’un ouvrage, le clôt d’une conclusion comme un cadenas et livre le volume avec son mode d’emploi, aussi précis que celui d’un comprimé pharmaceutique. Prenez et lisez, disent-ils et vous serez guéris de votre soif ; vous accèderez aux secrets de l’homme et du monde, vous possèderez la clef mirifique du beau savoir. Ici, dans ce domaine des jeux, je ne peux dire rien de tel. Le jeu irrigue toutes les activités de la vie, et l’on ne sait s’il faut le comparer au sang, à l’oxygène ou aux deux ensemble. Je ne peux que retourner vers mes sources pour inviter le lecteur à comprendre au moins les ressorts auxquels j’ai obéi,  consciemment ou non, au cours de mon enquête ; pour lui permettre de faire les corrections, se moquer de ce qu’il pourra prendre pour de la naïveté, reconstruire éventuellement un échafaudage différent du mien, adapté à son usage. » (p. 211)

Cette absence assumée d'esprit de synthèse est à la fois le défaut et la richesse de cet ouvrage qui se lit comme un nuancier, stimulant l'imaginaire. L'anecdote finale, sur un certain paquet sur lequel il est écrit "Ne pas toucher" et dont l'auteur se fait un jeu de deviner le contenu, est un bel enseignement sur l'importance du jeu dans notre vie. En espérant avoir aiguisé votre curiosité et votre appétit ludique.

Le symbolisme des jeux de Jean-Marie Lhôte, Berg International 2010 (1976), 255 pages, 22 €.

lundi 10 janvier 2011

La partie de trictrac

Jacob Duck est un peintre hollandais du XVIIe siècle, qui comme ses confrères affectionne les intérieurs et les scènes de genre, c'est-à-dire empruntées sur le vif au quotidien de ses contemporains. Le goût pour le clair-obscur et les détails les plus travaillés est typique de la peinture flamande de cette époque. Le traitement du jeu est lui plus original, puisqu'on aperçoit à peine l'objet du délit dans cette société hollandaise, calviniste et sévère. Or si le jeu est ici mis en avant de façon subtile, il faut le deviner comme s'il était l'instrument plus que la clef du tableau, en dépit de son titre.

Les loisirs sont partout sans être forcément mis en avant : des instruments de musique accrochés au fond de la salle, jusqu'au broc, sas doute du vin, en passant pas l'assiette vide représentées au premier plan qui nous indique que l'un des joueurs a pris une collation. Les armes ne sont présentes que pour rappeler que nous nous trouvons dans une salle de repos des gardes et que nous sommes en présence de gens simples. Malgré les indices du plaisir, rien dans cette scène n'apparaît visiblement anticonformiste ou immoral : les armes sont au fourreau, le jeu sans mise, le broc fermé, l'assiette propre, les instruments rangés, les couples formés et paisibles, la pièce en ordre, la domestique travailleuse... Le jeu de trictrac s'appelle "verkeerspel" en hollandais, ce qui signifie à peu près "jeu pour tenir compagnie".

Ainsi le sens de la scène apparaît peu à peu : ce n'est pas le jeu qui intéresse le peintre mais bien son effet sur les joueurs : celle de mettre en relation ces amis. Ce qui étonne d'emblée est notre impression de n'être qu'un lointain observateur de la partie, par dessus l'épaule du joueur, arque-bouté sur le tablier du jeu, en pleine dévotion. Les deux joueurs, de même que le couple qui commente la partie, ont des positions qui trahissent la passion et sont accaparés par la tension de la partie, probablement un lancé de dé décisif, au point d'oublier notre présence. A l'instar de la domestique qui, attirée par les exclamations, interrompt son travail pour entrevoir leur origine, nous approchons en tirant le cou pour tenter d'esquiver le dos imposant du joueur qui nous cache l'objet de tant de plaisir et de célébration, l'imagination piquée et l'envie d'en être.

Moment de détente intemporel, il ne s'impose pas à nous puisque c'est d'abord la passion communicative de ces gens qui stimule notre curiosité. Le jeu a ici pleinement son sens de joie, et c'est sa convivialité qui est célébrée, apportant à la scène une atmosphère d'innocence et de quiétude, loin de la réprobation morale que l'Ancien Régime associe traditionnellement au jeu. Ce dernier est ici une mise en abîme pour l'art, qui joue avec notre curiosité, nous faisant ressentir à la fois l'importance du dénouement de cette partie et l'innocence de l'activité ludique en général, partageant l'amusement et la complicité induits entre le peintre, ses sujets et nous. Un tableau subtil qui, comme l'indique son titre, tisse un réseau de relations entre l'artiste, le spectateur et les protagonistes.

La partie de trictrac (v. 1630) de Jacob Duck (1600?-1667), Galerie De Jonckheere. Visible en ligne sur http://dejonckheere-gallery.com/fr/Duck_Jacob-5.html?m=1&id=172.