mercredi 21 septembre 2011

Les jeux des Anciens

Louis Becq de Fouquières est un historien indépendant du XIXe siècle, ou devrait-on dire un amateur au sens noble du terme. A partir d’un nombre incalculable de sources de l’Antiquité, pour ne pas écrire un nombre exhaustif, il livre un panorama vivant des jeux privés des Anciens. Certes son ouvrage n’a pas de problématique, certes le jeu n’est jamais défini, certes il n’est fait aucune allusion aux jeux publics et le regroupement comme le classement des jeux est arbitraire, mais tout est fait avec tant de logique et de simplicité que ces écueils n’en sont plus vraiment.

Il s’agit en effet d’un catalogue de jeux de près de 500 pages, où la matière l’emporte sur l’analyse ; mais comme les sources de l’ouvrage sont presque exclusivement littéraires, la pensée des philosophes, poètes et orateurs s’en trouve mise à nue et révèle, mieux que n’importe quel commentaire, ce que les Anciens pensaient des jeux et la place que ceux-ci occupaient dans leur vie. Les extraits d’oeuvres citées, dont le thème premier n’est jamais le jeu, ne sont pas neutres et soulignent leur valeur symbolique. Ainsi Plutarque d’évoquer avec tendresse dans une lettre à sa femme, pour la consoler de la mort de leur fillette de deux ans, les traits les plus charmants de son caractère : « Elle priait sa nourrice de donner la mamelle, non seulement aux autres petits enfants qui jouaient avec elle, mais aussi aux poupées et aux autres jouets dont elle s’amusait, comme faisant part de sa table par humanité et communiquant ce qu’elle avait de plus agréable à ceux qui lui donnaient plaisir. »

Mais sans doute l’aspect le plus novateur de l’essai est la dernière partie consacrée à la redécouverte des règles des Latroncules, ancêtre du jeu d’échecs, à partir de la recomposition de situations de jeux sur la foi de témoignages lacunaires et sibyllins. On assiste ainsi à la mise en place d’une esquisse de ludologie où l’expérience du joueur se mêle à l’intuitition du philologue et à l’érudition de l’historien, rassemblées sous l’égide du logicien qui, au travers d’un raisonnement rétrograde (bien avant que les théoriciens du jeu ne lui donnent ce nom), reconstitue un schéma de partie puis, à partir de celui-ci, les règles principales du jeu.

Une somme dont la rigueur et l’exhaustivité laissent admiratif, et qui n’a rien perdu de sa modernité avec le temps. Si Martial avouait déjà au Ie siècle : « Un tablier et des dames, quelques livres choisis, et je vous cède toutes les délices des thermes de Néron. » (p. 366), nul doute aujourd’hui que cet ouvrage, compagnon idéal des jeux, serait l’un de nos choix.

Les jeux des Anciens de Louis Becq de Fouquières, Nabu Press (1831) 2010, 478 pages, 29.27 €, intégralement et gracieusement consultable - comme téléchargeable - sur Google Books.

dimanche 11 septembre 2011

Les jeux de la société

Contrairement à un titre qui pourrait laisser présager un ouvrage de sociologie, cet essai est à l’image de la production des années soixante-dix : essentiellement un discours mondain sur le jeu. Très inspiré par Le symbolisme des jeux de Jean-Marie Lhôte, Louis-Jean Calvet, tout en se moquant de la cosmogonie que cet auteur essaie de tisser entre les jeux, ne fait guère différemment, et sans fil conducteur de surcroît. Après l’introduction de rigueur, qui se défend de vouloir classer, glorifiant la répétition et l’incertitude, le livre présente plusieurs jeux sous forme de fiches dans un abécédaire, c’est-à-dire en renonçant en définitive à toute organisation. Hésitant entre approche formelle et historique, la conclusion ne fait que constater que le champ du jeu est un miroir de notre société.

L’introduction apporte cependant quelques réflexions originales, par exemple en contestant implicitement la position d’Henriot : « Force nous est de reconnaître que le jeu peut-être évident pour le locuteur d’une langue particulière, recouvrant sans ambiguïté tel ou tel domaine sémantique. Que ce domaine ne soit pas le même d’une langue à l’autre n’empêche pas qu’il y ait, entre ces divers champs sémantiques, une intersection, une sorte de lieu sémantique. » (p. 18-19) En effet, de même qu’en français nous ne faisons pas de différence entre louer, pour un bailleur, et louer quand on est locataire, de même un peuple qui ne partage pas toutes acceptions du mot jeu n’en comprend pas moins la réalité que le terme recouvre ou pourrait recouvrir.

D’autre part, en tant que sémiologue spécialiste de Barthes, Louis-Jean Calvet propose une approche différente, qui tient compte des limites inhérentes à sa méthode comme à son objet, montrant que l’une et l’autre se définissent mutuellement : « D’un côté, donc, une technique de description avec ses variantes et ses conflits (parfois fondamentaux), de l’autre un ensemble d’objets ou de comportements déjà en partie délimités par l’idéologie courante et sur lequel va intervenir cette technique. Bien sûr la description invente aussi, d’une certaine façon, son objet d’étude, mais elle le confirme en même temps : il existe puisque il est donné, il existe doublement puisqu’il est créé, recréé par une certaine  description. » (p. 26) Dès lors, le jeu que nous portons chacun en nous, appelle et génère une analyse spécifique qui elle-même porte en elle la réalité collective du jeu, même si cette approche reste encore à définir.

La solution est entrevue en conclusion : « Que l’on prolonge le regard Saussurien, qu’on adopte son approche, approche qui au bout du compte se caractérise par le fait qu’elle se pose la question « Comment la langue dit-elle ? » et non pas « Que dit la langue ? ». (p. 197) Appliquée au jeu, cette proposition déplace le regard du contenu sur le contenant : le problème essentiel n’est pas de savoir ce qu’est le jeu, problème qui dépend essentiellement de l’angle par lequel on l’aborde, mais plutôt de connaître les processus que le jeu agite en nous, puisqu’il est lui-même processus, et qui nous conduisent à le considérer depuis un angle plutôt qu’un autre. Le jeu, comme la langue, est un véhicule de la pensée et des émotions, c’est donc le medium que nous devons examiner, non la pensée pour elle-même. Que l’on sache pourquoi on joue et nous saurons ce qu’est le jeu.

Un essai anecdotique, trop superficiel et éclaté, qui demeure cependant pertinent dans ses rares analyses, à savoir son introduction et sa conclusion.

Les jeux de la société de Louis-Jean Calvet, Payot 1978, 226 pages, épuisé.

jeudi 1 septembre 2011

Théorie des jeux

Sur la forme, se présentant comme une introduction à la théorie des jeux, l’ouvrage de Nicolas Eber se distingue d’autres sur le sujet par les jeux qu’il propose au lecteur, et l’absence de chapitre sur les limites de la théorie des jeux. Sans être incompréhensible, on regrette cependant que l’auteur n’ait pas conscience des difficultés du lecteur auquel il s’adresse, pas forcément, voire forcément pas, mathématicien ou économiste, ni n’arrive toujours à clarifier sa pensée, par exemple sur les équilibres bayésiens : « Cette section est incontestablement la plus difficile du livre. Dans le cas d’une première approche de la théorie des jeux, le lecteur pourra s’en dispenser… » (p 42). Si l’auteur jargonnait moins et recourrait continuellement à l’exemple après avoir annoncé une notion, il serait tout à fait compréhensible.

Mais préférant la formule mathématique (« Il existe un troisième équilibre de Nash, en stratégies mixtes celui-là, dans lequel chaque joueur joue A avec la probabilité ¼ et B avec la probabilité ¾ et obtient un gain espéré égal à 1 » (p.80)) au français, la matrice à l’exemple, ce petit opuscule est relativement (et inutilement) exigeant à lire. D’autant que la théorie suppose que tout en tenant compte de l’intérêt de l’autre joueur (il a avantage à jouer A car cela lui rapporte davantage), son résultat nous importe peu (il a fait plus de points que nous)  nous trompe souvent sur le sens du jeu en question. En effet la théorie des jeux ne se soucie que du gain des joueurs sans se poser la question s’ils sont partenaires ou adversaires. Si bien que le célèbre dilemme du prisonnier n’a aucun sens si les deux joueurs se font confiance. Inversement, deux joueurs en compétition peuvent préférer gagner moins si leur choix accroit le différentiel entre eux ou fait perdre finalement l’autre joueur.

On suit donc avec un zeste de circonspection les théories s’enchaîner en constatant le divorce entre le présupposé des résultats et le résultat réel, d’autant que la compréhension des consignes, contrairement à ce que semble croire l’auteur, est loin d’être évidente pour le néophyte. On s’en rend compte en jouant aux jeux proposés, la solution nous montrant qu’en procédant d’une logique différente, ou simplement en ayant mal interprété les consignes, le jeu prend un sens tout différent. Il nous faut pourtant attendre la page 119 (sur 126) pour lire enfin : « Plusieurs modèles théoriques récents incorporent ces motivations sociales. L’idée générale de ces modèles est de supposer que le niveau de satisfaction d’un joueur ne dépend plus exclusivement de son propre gain, mais dépend également des gains des autres joueurs. »

C’est dire toute la distance qu’il existe entre les vrais jeux, où notre expérience intègre la relation à l’autre, sa connaissance, notre intuition, le contexte du choix (chronologie...), voire l’absence de solution, toute chose dont la théorie des jeux ne rend pas compte. Reste que celle-ci est utile pour les comportements collectifs, et que la théorisation de la stratégie, en tant que suite de choix, offre des perspectives intéressantes, pour les véritables jeux cette fois.

Un ouvrage pertinent qui mériterait d’être plus accessible.

Théorie des jeux (2004) de Nicolas Eber, Dunod 2007 (2e édition), 126 pages, 9.80 €.