vendredi 29 juin 2012

Le signifiant imaginaire

Avec un titre qui porte autant de symbolique que d’imaginaire, un thème autour du grand frère du jeu, le cinéma, souvent modèle du premier dans sa réflexion sur la fiction, la présence, l’alter ego et la place du récepteur, ne pouvait que nous inspirer. A mi chemin entre l’essai et le séminaire, ce livre qui érige l’incise et la digression au rang d’art, fut pourtant une véritable épreuve. On y découvre des phrases composées d’incises apposées entre virgules, des tirets contenant des parenthèses voire des guillemets, pour des commentaires sur des considérations portant sur la critique d’une représentation (cinématographique) de la réalité. D’autre part on s’étonne dans cet embrouillamini de l’absence de toute bibliographie et d’allusion au Cinéma et à l’homme imaginaire d’Edgar Morin qui aborde déjà en creux la thématique proposée ici.

L’analyse du cinéma à partir de Freud et de Lacan paraît aujourd’hui un peu datée, mais le coeur du propos à savoir ce qui est au centre de la représentation cinématographique, et finalement où se situe l’enchantement qui en résulte est tout à fait pertinent. Essai bavard, il faut donc plus de 370 pages à l’auteur pour détailler les principes psychanalytiques de fétiche, de déplacement et de condensation qui en langage esthétique deviennent métaphore, métonymie et synecdoque, et même paradigme et syntagme en linguistique : « Dans les films de gangsters avec Georges Raft, que connaissent bien les habitués des cinémathèques, la pièce de monnaie que le héros fait sauter dans sa main devient comme l’emblème du personnage : son valant-pour, à tel degré. Elle suggère sa désinvolture, son rapport à l’argent, etc. : elle lui ressemble (=métaphore), mais on le voit la manipuler (= métonymie), et ce jeu est une partie de son comportement global (=synecdoque). On sait que bien des symboles filmiques répondent en gros à ce mécanisme : le travail du signifiant met en valeur un motif visuel ou sonore, et celui-ci se gonfle de suggestions supplémentaires qui sont autant d’allusions à d’autres motifs du film. » (p. 240)

La force de l’essai de Christian Metz est de mettre le doigt sur le mécanisme fondamental de l’image qui repose paradoxalement sur son pouvoir de suggestion : montrer ne sert qu’à évoquer ce qui est absent, absence qui en creux donne un sens particulier à ce qui est présent à l’image. Cela n’est pas sans résonner avec ce que soulignait José-Xavier dans sa Poétique du mouvement : qu’un film est composé d’autant d’images que d’obturations : « Pour comprendre le film de fiction, il faut à la fois que je « me prenne » pour le personnage (= démarche imaginaire), afin qu’il bénéficie, par projection analogique de tous les schèmes d’intelligibilité que je porte en moi et que je ne me prenne pas pour lui (= retour au réel) afin que la fiction puisse s’établir comme telle (= comme symbolique) : c’est le semble-réel. – De même, pour comprendre le film (tout court), il faut que je perçoive l’objet photographié comme absent, sa photographie comme présente, et la présence de cette absence comme signifiante. L’imaginaire du cinéma présuppose le symbolique, car le spectateur doit avoir connu d’abord le miroir primordial. Mais comme celui-ci instituait le Moi très largement dans l’imaginaire, le miroir second de l’écran, appareil symbolique, repose à son tour sur le reflet et le manque. » (p. 80).

Or c’est encore plus vrai dans un jeu, activité symbolique par excellence, qui n’est autre que la symbolisation de l’absence, celui d’un sens supplémentaire qui « joue » avec le sens premier, créant l’espace – le décalage – nécessaire au plaisir pour prendre forme. Un ouvrage rédigé comme un essai qui est paradoxalement plus intéressant dans ses conclusions que par son cheminement intellectuel.

Le signifiant imaginaire (1977) de Christian Metz, Christian Bourgois éditeur 1984, 371 pages, épuisé.

mardi 19 juin 2012

Invitation aux sciences cognitives

 
Cette invitation rédigée, une fois n’est pas coutume au point Seuil, en gros caractères, précédée d’une préface et d’une introduction, de plusieurs schémas commentés, alors même qu’elle ne compte qu’une centaine de pages, est tout sauf didactique. Alors même que l’auteur l’explique comme une synthèse de la pensée en sciences cognitives, qui part du biologique vers le culturel, des sciences cognitives historiques vers la recherche actuelle, on ne peut s’empêcher de douter de l’intérêt d’une invitation qui fait tout sauf envie. Symptomatique de cet ouvrage, la définition que donne Francisco Varela de la cognition au début de son ouvrage : « Le traitement de l’information : la manipulation de symboles à partir de règles. » (p. 42) puis la nouvelle définition, une fois le lecteur informé et initié à l’énaction : « L’action productive : l’historique du couplage structurel qui énacte (fait-émerger) un monde. » (p. 112). Personnellement, je trouvais la première définition beaucoup plus claire, donc plus profonde.

Manifeste de l’énaction, point d’orgue de cet essai, je n’ai donc pas réussi à comprendre clairement de quoi il en retournait à partir de ce qui en est écrit. L’énaction est assimilée à l’émergence, donc à une pratique créative de la pensée à partir d’un capital biologique commun : « La plus importante faculté de toute cognition vivante est précisément, dans une large mesure, de poser les questions pertinentes qui surgissent à chaque moment de notre vie. Elles ne sont pas pré-définies mais énactées, on les fait-émerger* sur un arrière-plan, et les critères de pertinences sont dictées pas notre sens commun, d’une manière toujours contextuelle. » (p. 91). L’idée pour Francisco Varela, en tout cas telle qu’interprétée par Edgar Morin, est que nous ne sommes moins un animal programmé, qu’un animal stratégique, que la cognition s’auto-organise et donc s’auto-produit et devient cause d’elle-même, que la pensée comme le cerveau est dynamique, les influx nerveux locaux se stimulant les uns les autres pour produire une pensée globale qui rétroagit sur les parties productrices et participe à leur organisation.

L’idée la plus importante étant sans doute que la cognition est un moyen de « poser les questions pertinentes » plus qu’un appareil conçu pour y apporter des réponses. De là à en faire le but de la pensée que cette cognition nourrit, il n’y a qu’un pas qu’Edgar Morin franchit en élaborant de sa pensée complexe. Le jeu pour sa part, du moins celle qui nous intéresse, fait une timide apparition à la page 96 en légende d’un schéma nébuleux comme les affectionne l’auteur : « Pour l’espace des échecs, il semble possible de dessiner un réseau de relations dont les nœuds représentent chaque élément pertinent. » Ce réseau est opposé à celui, considéré comme infini, des informations que doit traiter le conducteur d’une automobile. Le plus surprenant est que l’auteur ne semble pas comprendre que si le jeu est déjà un espace organisé cognitivement, au contraire de la réalité, c’est que la lutte que décrivent les échecs est un modèle qui, en tant que tel, ne retient du réel que des éléments saillants qui font symboliquement sens entre eux. Le jeu est bien un système symbolique organisé à partir de règles, exactement la définition que l’auteur a donnée de la cognition, la comparaison avec la réalité brute étant donc sans objet, alors même qu’à l’inverse, le conducteur d’une automobile sélectionne uniquement du monde qui l’entoure les informations qui font sens pour son activité de conduite, tissant un modèle ni plus ni moins complexe qu’un système ludique…

Une synthèse qui brouille les cartes plus qu’elle ne les révèle, et dont la lecture est loin de susciter le plaisir que suggère l’invitation du titre. 

Invitation aux sciences cognitives de Francisco Varela, Seuil 1988, 123 pages, 5 €.

samedi 9 juin 2012

La méthode 3. La connaissance de la connaissance

« Les grandes œuvres le sont malgré leur achèvement, et certaines sont grandes parce que inachevées : ainsi, l’achèvement des Pensées de Pascal en discours apologétique aurait appauvri l’œuvre elle-même, et c’est en somme la mort prématurée de Pascal qui  déterminé le chef-d’œuvre. Aussi nous semble-t-il souhaitable que toute œuvre soit travaillée par la conscience de l’inachèvement. Que toute œuvre non pas masque sa brèche, mais la marque. Il faut, non pas relâcher la discipline intellectuelle, mais en inverser le sens et le consacrer à l’accomplissement de l’inachèvement. » (p. 30).

Quand Edgard Morin écrit le dernier (provisoirement) tome de sa méthode, il sent bien qu’il est impossible d’y mettre un point final, car comment écrire une méthode de la pensée humaine qui l’embrasse toute et, ce faisant, s’embrasse elle-même. A l’instar du théorème de Gödel cher à l’auteur (qui postule que les éléments de démonstration de tout théorème lui sont extérieurs)  et des limites propres qu’il pose à la pensée complexe, celle-ci est par essence une pensée de l’inachèvement, et la forme de son essai rejoint ici le fond. Plus égal dans la démonstration que le tome suivant (Les idées),  il est aussi moins stimulant, on n’y trouve pas encore énoncées les grandes fonctions de la pensée complexe, et c’est donc davantage les conditions biologiques de la connaissance qui sont ici énoncées, particulièrement la computation, que la connaissance elle-même, ou comme dirait l’auteur : l’opérateur que l’objet.

Le rapport au jeu est moins explicite que dans d’autres écrits (par exemple Le paradigme perdu) et se fait au détour involontaire d’une évocation, celle de l’intelligence : « Toutefois, c’est bien chez les vertébrés, particulièrement oiseaux et mammifères, que se développe un art stratégique individuel, comportant conjointement la ruse, l’utilisation opportuniste de l’aléa, la capacité à reconnaître ses erreurs, l’aptitude à apprendre, toutes qualités proprement intelligentes, qui, réunies en faisceau, permettent de reconnaître un être intelligent. Ainsi, l’intelligence précède l’humanité, précède la pensée, précède la conscience, précède le langage... » (p. 178). Le hasard dicte ainsi la stratégie, et celle-ci contient la ruse qui n’est autre que l’art de jouer avec la règle. Le processus d’apprentissage, qui implique le passage du savoir au savoir-faire, définit les animaux « supérieurs », ceux-là mêmes qui jouent plus que les autres, puisque leur jeunesse est plus longue pour accroître leur adaptation (comme l’a énoncé Edouard Claparède).

La connaissance est avant tout pour Edgar Morin le cadre de pensée qui produit le lien entre les connaissances, et qui ne peut donc aboutir que sur l’idée, qui pousse l’homme à chercher à comprendre le monde, à le connaître. A lire avant le 4e tome, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, pour suivre la gestation de sa pensée complexe.

La méthode 3. La connaissance de la connaissance d’Edgar Morin, Seuil 1986, 233 pages, 7.60 €.