dimanche 29 juillet 2012

Le football florentin : les jeux et le pouvoir à la Renaissance

Dans la préface à la traduction française, l’auteur, Horst Bredekamp, se dit flatté que son ouvrage paraisse en français, la langue de l’auteur de Le Pain et le cirque (Paul Veyne), et qu’à son image il a tenté de faire une sociologie du jeu, ce que laisse effectivement penser le sous-titre : les jeux et le pouvoir à la Renaissance. Hélas, si les règles du jeu sont connues, H. Bredekamp ne nous en fait guère profiter, sinon qu’à la différence du football on peut pousser le ballon du point fermé. Plus problématique, à part décrire trois fois la même gravure et insister sur les parades et les libéralités des Médicis qui organisaient ce spectacle, à la fois élitiste et populaire au point d’être souvent présenté comme l’essence de l’âme florentine, l’auteur ne fait que dans le descriptif et l’anecdotique : n’importe qui ne pouvait se livrer à ce sport sans être condamné par l’opinion publique, les anglais ont repris le jeu, l’interruption inopportune d’une partie par un caporal de police faillit se solder par sa mise à mort (« pour l’honneur des nobles, de la place et du jeu » p. 127), etc.

On cherche en vain où se situe cette sociologie du pouvoir tant les documents cités sont minces : principalement trois gravures, quelques poèmes, des anecdotes. D’autre part, aucun rappel du fonctionnement d’une cité italienne n’est fait, pas plus que de la particularité de la famille Médicis comme mécène, de l’exercice du pouvoir nobiliaire, de l’émergence de la bourgeoisie citadine à la Renaissance, pas plus que d’explications des origines ou de la disparition du calcio autre qu’un simple constat. Bref le lecteur n’a droit qu’à la description de la magnificence de la fête, de la richesse des habits, de l’adresse dont faisaient preuve les joueurs, du goût des dames pour ce spectacle, de l’importance des cérémonies d’ouverture, etc. En dépit d’un grand nombre de notes et de références bibliographiques, il semble que l’auteur, comme en témoigne la dédicace son texte à un ami historien fan de football, se soit contenté d’un article hypertrophié prétexte à un clin d’œil à la passion de son collègue. On se demande donc ce qu’un éditeur français a pu trouver à ce texte banal et inintéressant, sinon à partager sans doute le préjugé de l’auteur qui le porte à croire que le thème footballistique suffira à lui procurer un lectorat.

Seule une érudition sporadique sort parfois le lecteur de sa torpeur, sollicitant Thomas More pour une métaphore footballistique du monde : « Dieu aurait pu transformer le monde en football, en y ajoutant certains détails, et sauver ce football rond et roulant sur lequel l’homme marche et les navires naviguent, pour le peuple pour qui il n’y a pas de repos, pas de stabilité. » (p. 138). C’est bien mince et le sous-titre trompeur de cette étude n’y a pas suffit, la rareté de citation de cet essai par l’épistémologie ludique, autant que la possibilité de se le procurer encore aujourd’hui sous cellophane à vil prix, montrant que l’éditeur n’est pas parvenu à ses fins. Un livre parfaitement dispensable, qui manque complètement son ambition, celle d’une anthropologie historique d’une fête locale.

Le football florentin : les jeux et le pouvoir à la Renaissance (1993) de Horst Bredekamp, Diderot 1995, 254 pages, épuisé. 

jeudi 19 juillet 2012

Le cinéma ou l’homme imaginaire : essai d’anthropologie

Ce qui fascine le jeune Edgar Morin en 1956 est à la fois l’enchantement que suscite le cinéma et le fait d’entrevoir l’imaginaire comme porte d’entrée de l’analyse de la réalité, et plus largement de la connaissance de l’homme : « Ce qui m’avait sans cesse animé en travaillant l’homme et la mort, c’était l’étonnement devant ce formidable univers imaginaire de mythes, dieux, esprits, univers non seulement surimprimé sur la vie réelle, mais faisant partie de la vie anthropo-sociale réelle. C’était en somme l’étonnement que l’imaginaire soit partie constitutive de la réalité humaine. » (p. IX) Bien que ce faisant, l’auteur se livre surtout à une anthropologie de la technique, les moyens étant dictés par leur fin, il livre les clefs de l’analyse de toute fiction :

« Ce qu’il faut interroger précisément, c’est ce phénomène étonnant où l’illusion de réalité est inséparable de la conscience qu’elle est réellement une illusion, sans pourtant que cette conscience tue le sentiment de réalité. » (p. XII). Si le spectateur de cinéma joue à s’émotionner, puisqu’il n’oublie jamais qu’il est au cinéma, c’est encore plus vrai dans le domaine ludique où le joueur, qui tour à tour s’illusionne en se prenant au jeu, tout en n’oubliant jamais qu’il joue, ce qui le maintient à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du cercle ludique, réalise à chaque instant ce miracle ludique qui fait de lui l’acteur et le spectateur de son illusion.

Cette illusion de l’imaginaire est décortiquée, à la fois comme intermédiaire du rêve et de la réalité, mais aussi comme intermédiaire entre la magie primitive et le désir : « Que nos rêves – nos états subjectifs – se détachent de nous et fassent corps avec le monde, et c’est la magie. Qu’une faille les en sépare ou qu’ils ne parviennent pas à s’y agripper, et c’est la subjectivité : l’univers magique est la vision subjective qui se croit réelle et objective. » (p. 93). Edgar Morin, en s’attaquant au cinéma, rejoint non seulement les thèmes centraux, devrions nous dires vitaux, qu’il avait abordé dans L’homme et la mort, mais situe son objet dans l’imaginaire humain, définissant ses thèmes dont toute analyse de l’imaginaire, voire la fiction, devrait s’inspirer.

Dans une écriture plus resserrée et plus didactique que dans ses essais ultérieurs, Edgar Morin laisse aussi transparaître davantage de passion pour son objet d’étude, qui annonce celle ultérieure pour l’étude de la culture et de la pensée (complexe) humaine : « Dans ce livre je crois que j’ai maintenu tout au long l’interrogation, je veux dire l’étonnement, la surprise, l’émerveillement : je ne me suis pas hâté de trouver le cinéma évident, normal, banal, fonctionnel… J’ai au contraire jusqu’au bout ressenti ce qu’ont ressenti les spectateurs des premiers spectacles Lumière, des premiers films de Méliès. Et ce n’est pas seulement de la merveilleuse machine à capter et projeter les images dont je m’étonne, c’est aussi de notre fabuleuse machine mentale, grand mystère, continent inconnu de notre science. » (p. XIV).

Une analyse d’une surprenante actualité, pendant anthropologique, et probablement inspiratrice, de l’analyse sémiotique de Christian Metz, qui jette les bases de toute analyse de l’imaginaire. Cet essai fait découvrir l’origine de la pensée de Morin qui, comme il l’avoue préface, lui montre que l’imaginaire et la mort sont les deux faces contradictoires et complémentaires d’une même pensée, d’un même être, l’humain : « Mais le possédé d’imagination, n’est-ce pas l’inventeur lui-même, avant qu’il ne soit consacré grand savant ? Une science n’est-elle rien qu’une science ? N’est-elle pas toujours, à sa source inventive, fille du rêve ? » (p. 17). L’imagination comme fondement de la culture et le jeu, tout au moins la fiction, comme pendant éveillé du rêve.  A méditer.

Le cinéma ou l’homme imaginaire : essai d’anthropologie d’Edgar Morin, les éditions de Minuit 1956, 250 pages, 20 €. 

lundi 9 juillet 2012

La vie échevelée de Raymond Calbuth aventurier d’appartement

Une bande dessinée qui commence sur ces mots : « Avec Raymond Calbuth, le peignoir matelassé reprend du poil de la bête, les charentaises redressent la semelle, le lyrisme hollywoodien envahit l’arrière cuisine, fait vibrer la porte du frigo et frissonner la gazinière. La grande muraille de Chine est au bout du couloir (à gauche). Voici la vibrante saga de l’homme face à la conspiration des pots de yaourts qui fuient et de la confiture qui dégouline par les trous de la tartine. Entrez dans la Grande Aventure par la porte du garage (attention à la marche). » ne peut pas être mauvaise. Pendant casanier et fantasque de Robert Bidochon, Raymond transforme tout ce qui le touche de près ou de loin en fiction : l’aspirateur est l’amant de sa femme Monique, le petit déjeuner devient tour à tour une compétition d’échecs ou une rencontre sportive, il envoie ses charentaises par la poste pour leur faire faire le tour du monde, et il fait son footing mensuel en voiture, mais attention sur un coup de colère il peut devenir Jack l’éventreur (mais non Monique, c’est une façon de parler, ce que tu peux être naïve parfois).

Le jeu revient de façon récurrente : au petit déjeuner bien sûr, mais aussi quand il défie sa femme de faire le tour du pâté pour être la première à lui taper dans la main avant qu’il ne le fasse, quand il nous confie ses bons trucs : comment lire l’heure la nuit sur un cadran solaire à la lampe de poche ou contrefaire un bordereau d’amende des impôts pour leur faire croire qu’il a eu une contravention de catégorie 4 (et ils acceptent en plus d’être payés, les ploucs !), qu’il invite les Gaburnot afin de les humilier au concours de répartie (dont il est le seul à connaître les règles) ou que pour ne pas avoir à payer l’addition au restaurant il glisse un rat mort dans la nourriture (même s’il faut pour cela se faire éjecter avant d’avoir mangé… car "on ne peut pas tout avoir Monique"). Tout est prétexte à faire du quotidien une grande aventure dont il est le seul, à l’exception ponctuelle de sa femme, à connaître les règles qu’il invente au fur et à mesure, faisant de son existence un défi permanent qu’il relève, en héros, toujours haut la main.

Le rire est indissociable du jeu auquel se livre Raymond en faisant du lecteur qu’il prend à témoin,  le partenaire indispensable de ses frasques loufoques mais toujours cohérentes : Raymond invente un monde imaginaire où la fantaisie a seule droit de cité et où le décalage avec le quotidien morne et repoussant qui l’entoure entraîne son lecteur dans une chute humoristique sans fin. Le héros, minable par ce qu’il accomplit réellement (ouvrir en moins de 15’’ une part de Vache qui rit), est pourtant le héros de sa femme Monique et le nôtre, complices que nous sommes de ses élucubrations. Héros du jeu qu’il réinvente en permanence, il n’a de cesse de peindre la réalité aux couleurs de l’enchantement indéfectible qui l’habite. Ridicule à nos yeux, Raymond nous prouve en creux que celui-ci n’est pas forcément de son côté, car en sublimant le quotidien par des aventures aussi grandioses pour lui qu’elles sont grotesques pour nous, il nous montre par le rire que nous nous satisfaisons finalement d’un monde que nous savons pourtant révoltant et vulgaire.

Chaussons donc nos charentaises libératrices et appelons le héraut Raymond (mais dépêchons, car il ne veut pas être dérangé après 22h), ce pourfendeur des contingences, car il est urgent, comme il le revendique, de « laisser un peu de place à l’imaginaire, sinon c’est le goulag. » Roboratif donc indispensable.

La vie échevelée de Raymond Calbuth aventurier d’appartement (1987) de Tronchet, Glénat 1993, 272 pages, 24 €.