lundi 26 mars 2012

L’état et le jeu : étude de droit français

Thèse de droit soutenue en 2005, cette synthèse avec ses 615 pages pourrait sembler dissuasive. Mais, rejetant la langue juridique, l’auteur s’exprime simplement et son propos est, à de rares termes spécialisés près, accessible au néophyte. D’autre part, plus exceptionnel encore, on a du mal à trouver des chapitres inutiles dans cette somme : certes l’examen par le menu de toutes les lois concernant l’organisation des jeux ne passionnera pas les foules, mais l’auteur sait introduire son sujet de manière pertinente et expliquer les problèmes juridiques que pose le statut ambigu du jeu au fur et à mesure de leur apparition. Le recours à la jurisprudence a le mérite de montrer la différence entre la loi et son application, et propose en définitive une méthode où la pensée du jeu ne se décrète pas mais se constate, faisant primer l’esprit sur la lettre.

Le droit du jeu, parce qu’l est au carrefour de tous les autres, jette une lumière particulière sur la place que le jeu occupe dans la société. Le jeu d’argent est une source de trouble à l’ordre public, parce qu’il conduit à l’escroquerie, au blanchiment d’argent, qu’il est source d’addiction et de ruine, et tant que tel devrait être interdit. Cependant, le jeu étant un vice de l’humanité, l’interdiction pousserait le joueur dans les bras du crime organisé, augmentant d’autant les risques précités. Dès lors l’Etat n’a d’autre choix que de l’autoriser en s’assurant le monopole commercial de son organisation, soit directement ans le cas de la loterie, ou en affermant celui-ci a des organisateurs sélectionnés et contrôlés, dans le cas des casinos et des courses. Mais ce faisant l’état devient juge et partie, contrôlant le jeu qu’il organise et tranchant les plaintes que celui-ci fait naître, alors même qu’il a la position la plus favorable du croupier : « Le contrat de jeu est considéré par la loi comme immoral et malhonnête du fait qu’il se conclut matériellement par un transfert de biens sans aucune contrepartie et ce, quand bien même les joueurs auraient la même espérance de gain. Alors que dire du contrat de jeu dans lequel l’un des participants dispose d’une espérance de gain supérieure à l’autre ? Ce déséquilibre a souvent été assimilé à de l’escroquerie. » (p. 218)

Aussi, afin d’assurer sa légitimité, les prélèvements sur le jeu ont toujours été assortis d’une juste cause, grand travaux, œuvres de bienfaisance, solidarité nationale. Sauf que le budget étatique moderne n’associant plus de recette à une dépense, l’état doit désormais légitimer son action en limitant la proposition de jeu à l’acceptable tout en veillant de l’autre main sur pérennité par le renouvellement continu de l’offre. En effet le revenu généré par le jeu devient un moyen pour l’état de développer politique publique d’aide aux joueurs. Et puisque le jeu est le seul impôt volontaire, aucune nation ne peut désormais s’en passer. Mais l’émergence du marché commun des jeux bat en brèche les monopoles nationaux qui doivent désormais s’ouvrir à la concurrence, dans le respect de la mission de service public originelle, tout au moins de salubrité publique (puisque la question est débattue). Et le jeu d’occuper cette place historique déjà soulignée par Olivier Grussi, où les dettes de jeux ne sont pas répétibles (exigibles devant un tribunal) mais où le perdant ne peut porter plainte contre le gagnant, et où l’état qui impose le jeu, dans les deux sens du terme, finance ainsi sa politique publique de lutte contre les excès de celui-ci.

Une ambiguïté qui donne tout son sens au droit face à la loi, car le premier est l’expression de compromis et de dédits, au contraire du second, résultat d’une volonté unilatérale du pouvoir législatif. Enfin l’ambiguïté, toujours elle, fait de cette étude minutieuse une leçon de pénétration contre la simplification outrancière des sciences qui recherchent en toute chose une cause et un but. Le droit, pensée complexe ? Il faut croire qu’Edgar Morin ne nous donnerait pas tort. 

L’état et le jeu : étude de droit français de Jean-Baptiste Darracq, Presses universitaires d’Aix-Marseille 2008, 647 pages, 43.70 €. 

lundi 19 mars 2012

Philosophie des jeux vidéo

Les livres marquants sur le jeu vidéo ne sont pas légion. La faute à un objet culturel dont la tradition geek fait corps autour de lui, dénotant une volonté systématique de reconnaissance et un réflexe d’autodéfense : on oscille sans cesse entre le livre de recettes, la synthèse de communiqués de presse ou encore le panégyrique au premier degré, sans pour autant extraire de lui ce qui serait si formidable. Parfois la ferveur convainc, à l’instar de La saga des jeux vidéo de Daniel Ichbiah, parfois au contraire elle dessert sont objet. C’est par exemple le cas de L’univers des jeux vidéo des frères Le Diberder qui a force de vouloir argumenter en leur faveur instille le doute sur leur intérêt, ou plus largement des game studies qui, faute de questionner leur objet, esquivent le plus souvent la question de sa pertinence.

Mathieu Triclot, peut-être parce qu’il est philosophe, essaie au contraire de resituer le jeu vidéo dans son héritage populaire et technologique, mais sans en tirer ni honte ni fierté. Et en cela son ouvrage est le constat serein que nous avons passé une étape, que le jeu vidéo n’a plus besoin d’être défendu ni placé sur un piédestal pour que la communauté scientifique s’y intéresse. De ce point de vue il est le pendant de Jouer et Philosopher de Colas Duflo qui ne traitait que des jeux traditionnels, et qui faisait la synthèse de la pensée ludologique des années 90. L’héritage de Mathieu Triclot n’est pas différent, mais il intègre la pensée anglo-saxonne et les recherches interdisciplinaires qui faisait défaut au premier : l’approche est à la fois sociologique, cognitive et subjective. C’est donc résolument une synthèse des recherches des années 2000.

Certes on peut regretter que l’aspect ludologique soit si minoré, mais dans la mesure où cet essai se fonde sur l’expérience de jeu et le contexte culturel pour qualifier le jeu vidéo, sans en tirer de comparatif puérile, le parti pris est acceptable. Comme dans Jeux vidéo et médias du XXIe siècle, l’héritage technologique et culturel du support vidéoludique est souligné au point d’en déterminer la physionomie : « L’arcade parvient ainsi à agencer de manière extraordinaire l’économie du jeu vidéo et l’économie libidinale du joueur. Il faut perdre, il faut s’exposer à la perte inévitable, symbolisée dans le quarter, la pièce de monnaie. De là la difficulté sans doute à transposer sans changement l’arcade au salon sur les consoles, où plus rien ne justifie la nécessité de perdre, plus rien ne symbolise la défaite. » (p. 154).

Mais derrière ce déterminisme structurel et historique, l’auteur essaie de faire émerger l’essence expressive du médium, démontrant brillamment que la forme n’est jamais que le fond qui remonte à la surface : « L’histoire type met en scène le traditionnel sorcier maléfique qui menace le monde a l’aide de ses hordes de créatures dont le héros devra venir à bout. Il est impossible de ne pas percevoir l’analogie entre la structure de l’histoire le sorcier. L’envoûtement du jeu se superpose exactement au maléfice. Le seul moyen de s’en libérer consiste à aller jusqu’au bout, à achever l’histoire pour que la vie puisse enfin reprendre ses droits. » (p. 179) Et ce faisant, est affirmé la magie du jeu dont l’expression épouse les contours.

Un essai à la fois brillant et humble – écrit avec une simplicité qui rend hommage au caractère populaire du sujet – dont le succès critique est amplement mérité. Une excellente surprise.

Philosophie des jeux vidéo de Mathieu Triclot, Zones 2011, 247 pages, 19 €. Consultable gracieusement en ligne sur le site de l’éditeur.

vendredi 9 mars 2012

M.C. Escher Pop-up

Peut-on décemment ajouter quelque chose à l’œuvre d’Escher ? L’idée, à savoir de mettre en relief, comme le font avec poésie les livres pour enfants, l’œuvre du graveur néerlandais qui joue avec l’illusion et la perspective, était un défi intéressant, certaines de ses gravures ayant déjà été réalisées en volume.

Le problème vient de ce que l’intérêt de son œuvre est de jouer avec nos perceptions, non d’être réellement ce qu’elle suggère. Dès lors pourquoi, parmi la petite dizaine d’œuvres retenues, sur les 448 lithographies possibles, avoir choisi par exemple Reptiles (1943) ou Balcon (1945) qui donnent l’impression, pour la première, que des reptiles sortent de la feuille, pour la seconde que quelqu’un a donné un coup de de poing dans la feuille, surtout si c’est pour représenter au premier degré, en relief, ce qui auparavant n’était qu’illusion, désactivant du même coup le sens de la gravure ?

D’autre part le pop-up n’est pas mis en perspective par une comparaison avec l’original, ce qui ne permet pas d’apprécier pleinement l’adaptation qu’en a faite Courtney McCarthy, pas plus que ses choix ou sa technique. On est plutôt au degré zéro de l’émerveillement, qui consiste à valoriser le gadget et le superflu. C’est d’autant plus regrettable que chaque œuvre est commentée et souvent contextualisée par une citation d’Escher. Quant à Cascade (1961), œuvre qui trône en couverture et qui est donc la seule a être répétée en relief au sein de l’ouvrage, on ne peut que déplorer la disparition de la fascination qu’exerce sur nous l’utilisation astucieuse des triangles de Penrose, que le modèle en 3D, insuffisamment soigné, est incapable de reproduire. L’art millimétrique d’Escher s’accommode fort mal de l’approximation des pop-ups.

Pourtant au milieu de ce ratage, l’analogie entre la dimension ludique des œuvres d’Escher et la magie du pop-up est évidente. Celui qui déclarait de façon volontairement paradoxale : « mon travail est un jeu, un jeu très sérieux » (p. 13), affichait son goût pour la relativité et les espaces impossibles, aimant « passer son temps à se promener à travers les énigmes » (p. 1) car « seuls ceux qui défient l’absurde peuvent atteindre l’impossible. Tel objet se trouve à la cave ? Eh bien, montons le chercher à l’étage ! » (p. 3). Ce jeu, c’est-à-dire ce refus du premier degré, ce vertige où l’observateur se perd dans le joueur, trouve son prolongement dans la nature enchanteresse et enfantine du pop-up.

Certes, contrairement à ce qui est affirmé en quatrième du couverture, rien ne sublime ici l’intention d’Escher, mais force est de reconnaître que Courtney McCarthy ne s’est pas trompé, cette fois, en affirmant du graveur hollandais qu’« il aura su, comme peu d’autres, faire exister avec brio l’irréel, le paradoxal, et l’incompréhensible. » Autant de caractéristiques ludiques.

Une curiosité, à laquelle on préférera l’œuvre originale.

M.C. Escher Pop-up de Courtney Watson McCarthy, Thames & Hudson 2011, 16 pages, 29.95 €.