samedi 21 avril 2012

Les jeux à la Renaissance

Les années 80-90 ont été une période faste pour la recherche où il suffisait de proposer un colloque pour que les subventions affluent : conférenciers rémunérés et défrayés, actes publiés à grand frais chez des éditeurs prestigieux. La recherche avait alors une physionomie mercenaire, où l’on publiait non en fonction de ses propres travaux mais au rythme des rétributions. Aujourd’hui que les conférenciers écrivent et communiquent à leur charge, y compris en acquittant l’entrée des colloques qu’ils contribuent à animer, on reste dubitatif devant cette somme de 40 communications d’une vingtaine de pages chacune. Bien entendu, aucun filtre d’un comité scientifique, il s’agissait que tout le monde puisse avoir sa part du gâteau. Le résultat est un ensemble de communications qui vont du XIVe au XVIIIe siècle, ce qui fait large pour la Renaissance, dont plusieurs ne font même pas l’effort de traiter du jeu.

La faute à une introduction revancharde contre les psychologues, psychanalystes et philosophes qui ont eu l’audace d’annexer le sujet : « Mais à force de parler du jeu, de l’homme ou de l’enfant, ils finissent par oublier les jeux, les hommes, les enfants. Les historiens des mentalités et des sociétés nous ont appris, eux, à observer, à comparer, à décrire, avant de conceptualiser, même si leur regard n’est pas non plus tout à fait innocent. Mais leur idée de la société et de la sociabilité, de l’humanité et de l’enfance, des motivations, des modalités et des effets de l’activité ludique, est solidement amarrée à l’intelligence d’une époque, à la saisie intuitive et globale d’un paysage social déterminé, à un sens ou à une pratique quasi-expérimentale des différences, des évolutions et des changements. » (p. 5) On ne perçoit pas trop en quoi « la saisie intuitive et globale » des uns diffère de cette des autres, d’autant que cette diatribe rappelle précisément celle de Marcel Detienne, et à travers lui des anthropologues, contre le refus de comparatisme des historiens, qui s’arrogent ici le droit de comparer au seul prétexte qu’ils sont historiens.

Il faut reconnaître que la conclusion de l’ouvrage assume parfaitement cette prétendue richesse de la micro-étude en présentant sur 30 pages… le résumé successif des 40 communications de l’ouvrage. Il est vrai que synthétiser des communications sans problématique, parfois strictement descriptives (comme celle du tableau de Pieter Bruegel), sans rapport avec le jeu (sur les poupées votives, le carnaval, le capitalisme, la mascarade, la divination, etc.), ne traitant pas de la Renaissance (ex. : le jeu dans les lettres de la marquise de Sévigné) ou encore sur des textes en latin, occitan, espagnol, italien, ancien français sans qu’aucune traduction ne soit fournie (l’historien est par essence polyglotte), relève du funambulisme. Le pire est que, lorsqu’enfin ces historiens tentent de dégager une conclusion de leur communication, ils en reviennent seulement à abonder dans le sens des « représentants patentés de l’intelligentzia parisienne, maîtres à penser et surtout accapareurs de nos mass média » (p. 663, à savoir essentiellement Freud, Huizinga, Caillois, Calvet et Cotta) et à ne répéter, malgré « la solidité et l’approfondissement des connaissances historiques, la richesse et l’intelligence de maniement de l’appareil documentaire utilisé, la méfiance salutaire » revendiqués que la caricature « de ces généralités ou de ces a priori aussi excitants pour des esprits superficiels que creux pour des intelligences ouvertes » (p. 662). D’autant que le commentateur de Bruegel passe à côté du sens du tableau, que le prétendu spécialiste de Montaigne fait un contresens sur son œuvre, et que l’informatique rend rétrospectivement pathétique les diverses tentatives des conférenciers pour traiter exhaustivement les occurrences du jeu dans leur corpus.

Il ne faut pourtant pas en conclure que ce colloque ne vaut rien, car l’on trouve au fil des pages quelques perles : « Parlant de la période des Saturnales, temps de licence que l’on retrouve chez beaucoup de peuples et dont la durée et les dates variaient, J. G. Frazer y voyait ne période intercalaire, destinée à y mettre d’accord l’année lunaire et l’année solaire. Il s’agissait donc d’une période en dehors de l’ordre régulier. Dans beaucoup de régions elle est constituée de douze jours. » (p. 631). Comme les douze résultats des dés, le jeu s’emparait autant de jours de la société toute entière. Il est dommage qu’une fois encore l’histoire ne serve qu’à révéler des documents ou des faits, souvent inédits et de première main, et que leur synthèse, quand ce n’est pas leur analyse tout entière, restent ravalées à l’accessoire. Une source d’informations hétéroclites dont l’intérêt est inversement proportionnel au nombre de pages qui la constituent.

Les jeux à la Renaissance sous la direction de Philippe Ariès et Jean-Claude Margolin, Vrin 1982, 736 pages, 62.70 €.

lundi 16 avril 2012

Les petites vieilles du jackpot

Nouvelle brève à la manière des Contes glacés (1974) de Jacques Sternberg, mais avec un style plus descriptif que narratif, plus impressionniste qu’expressionniste, plus épicurien que percutant. Dans la lignée de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (1997), Philippe Delerm, redécouvreur des plaisirs simples et sincères ne pouvait qu’être le contempteur du jeu, plaisir artificiel et factice. A moins que… En effet, c’est plus ici une catégorie de joueurs qui joue mécaniquement, sans âme : « Elles font peur, les petites vieilles du jackpot. Depuis longtemps elles ne savent le goût des prunes ou des cerises. Elles n’ont besoin de rien, envie de rien. Mais elles veulent de l’argent avec une soif mécanique. » (p. 26). Notant avec justesse que les casinos existent d’abord pour ces joueurs compulsifs, qui jouent par maladie et non par plaisir, leur jeu est desséchant.

En outre, alors que le jeu auquel elles se livrent est mécanisé, hasardeux et cupide, Philippe Delerm ne se livre pas à une dénonciation de sa nature mais bien de sa fonction : est-ce encore un jeu celui qui peut se jouer sans fin et sans plaisir : « Soudain ça y est, les rouleaux s’arrêtent tous ensemble sur les cerises ; il y un « tchac » très mat, très sec, tout de suite une pluie de pièces qui s’abat dans la rigole, en bas. Cela dure, les autres joueurs jettent un coup d’œil en biais, certains s’arrêtent, écœurés par la longueur de l’averse. Mais les petites vieilles ne ramassent même pas les pièces. Elles jouent gros jeu. Elles ont le temps. Aucune joie sur leur visage. » (p. 25-26). Car si le jeu a un caractère magique, c’est que l’homme lui sacrifie sciemment ce qu’il a de plus précieux, son temps, en échange d’un plaisir tout aussi fugace.

Mais si la transmutation ne se fait pas, si le plaisir ne se nourrit pas d’un peu de vie, alors le jeu apparaît comme un asservissement, un enfer avant l’heure fatidique : « On aimerait savoir qu’à un moment précis leur cœur a battu juste un peu plus vite. Mais elles ne veulent avoir personne à qui le dire. » (p. 26-27). Et quand la journée de ces veuves prend fin, qu’elles ramassent leur pécule vain puisque qu’il n’est qu’un moyen vide de sens, elles s’en retournent vers la vie dont elles se sont exclues : fantômes croisant des adolescentes dans la fleur de l’âge et des enfants en promenade. Et le narrateur de conclure d’une phrase nominale, « Jouer. », l’oxymore entre l’activité et sa signification, telle la lutte de Sisyphe.

Une vision subtile teintée d’ironie, qui va au-delà des oppositions traditionnelles entre jeu et vie réelle.

Les petites vieilles du jackpot in La sieste assassinée de Philippe Delerm, Gallimard 2001, pp. 25-27, 4.80 €.

dimanche 1 avril 2012

Jeux de princes jeux de vilains

Catalogue de l’exposition organisée par la bibliothèque de l’Arsenal et la Bibliothèque de France, Jeux de princes jeux de vilain est un panorama des jeux du Moyen Âge à nos jours. Rassemblant des travaux de conservateurs et d’historiens indépendants, le sujet s’insère dans l’Histoire de la vie privée des Français initiée par le Marquis de Paulmy en 1779, installé à l’Arsenal, et qui devait consacrer un de ses volumes aux jeux. Cet esprit muséologique gouverne des contributions plus descriptives qu’analytiques, consacrées pêle-mêle à des jeux précis (échecs, dames, l’oie) à des types de jeux (cartes, jeux d’argent, jeux pédagogiques), aux lieux des jeux (Cour, salons), à des époques (Moyen Âge, époque moderne), mais pas à l’acte de jouer lui-même.

Plutôt que d’établir un fil directeur autour de l’exploration de l’activité ludique, voire des jeux d’autrefois, le propos part d’objets épars : jeux, peintures, traités, mobilier, accessoires et les explique. Le jeu n’est que le dénominateur commun mais pas le sujet de l’ouvrage : il s’agit seulement de replacer l’objet dans son contexte, et non de comprendre celui-ci. C’est d’autant plus regrettable que les participations ne lient pas les jeux entre eux, pas plus qu’ils ne dialoguent avec eux : on peut ainsi lire dix pages sans illustration, puis dix pages d’illustration sans rapport direct avec la communication. Enfin la présentation, très luxueuse, n’est manifestement pas pensée pour son objet : la police, trop petite, gêne la lecture, certains objets commentés ne sont pas représentés faute de place, et les notices descriptives sont souvent trop longues et peu pertinentes.

Ainsi par exemple 3 dés très originaux sont présentés : on sait leur taille, le matériau, le musée qui les abrite, mais rien de leur usage. Le minimum critique n’y est pas : aucune mention sur le contexte de découverte, pas de commentaire sur la disposition des faces, ni sur les concordances entre les figures de l’un et le nom de celles en usage aux osselets (le chien, Vénus…). Pourtant la question morale du jeu, comme le lien entre le jeu et les autres plaisirs (vins, amour, gourmandise…) est très présent et aurait pu servir de problématique à cette étude. Bref, l’objet jeu est bien là mais l’activité et l’esprit en sont absents : l'attrait du premier ne va guère au-delà de l’exotisme qu’il inspire. Et on se met à douter que l’exposition soit beaucoup plus que le prétexte à valoriser les collections des bibliothèques organisatrices.

Les contributions ne sont pas de mauvaise qualité pour autant, en tout cas bien plus intéressantes que celles qu’ont inspirées les collections du Musée du jeu, et leur sujet, parce qu’il ne se limite pas aux seuls jeux-objets, est tout à fait intéressant. Enfin la participation de Jean-Marie Lhôte, qui s’éloigne des objets au profit de leur symbolique et de leur signification, est empreinte de cette passion qui fait un peu défaut aux autres. Un catalogue décousu mais où sont renfermées nombre de trouvailles pour qui saura les chiner.

Jeux de princes jeux de vilains sous la direction d’Eve Netchine, Seuil 2009, 160 pages, 38 €.