lundi 29 octobre 2012

L’homme-jeu

« Un maître rendait la justice entre deux plaignants devant ses disciples. Au premier qui exposait son cas, le juge, après une longue réflexion, décida de donner raison. Mais, quand le deuxième eut fini de plaider, le juge lui donna aussi raison. Aux disciples qui s’étonnaient, alors le maître, après une nouvelle réflexion, répondit : « En effet, vous avez raison. » Cette anecdote, attribuée au Talmud et rapportée en 4e de couverture, expose le propos de l’ouvrage, à savoir une tentative de dialogue entre différentes rationalités ou, devrait-on dire, entre différents moyens de connaissance. En effet, et c’est sans doute là l’une des faiblesses de cet essai, est finalement de tout considérer du point de vue de la raison. Avec ce postulat, les « jeux de la connaissance », c’est-à-dire la conscience d’une connaissance qui ne se présenterait pas comme telle ou qui prendrait ses distances avec la connaissance scientifique, ne peut que finir, dans l’un des derniers chapitre de cet essai, par se faire jour.

Le chapitre se présente comme une relecture critique des écrits de Ludwig Wittgenstein, Eugen Fink et Donald Winnicott. A partir de l’aire transitionnelle du dernier, Henri Atlan propose une représentation de la connaissance comme interdépendance du monde extérieur et intérieur, ce reflet du vrai monde inaccessible n’étant pas, selon le second, moins vraie que l’original puisque seul celui-ci existe pour nous. Enfin il tempère cette représentation par la mise en garde de Ludwig Wittgenstein qui considère la causalité, puisque l’esprit humain ne peut s’empêcher de mettre en corrélation deux faits, comme une superstition. En effet, cette grille de lecture de la réalité « à mailles plus ou moins grossières » (p. 278) risque à tout moment de faire confondre le monde et la loupe qui sert à l’interpréter : « Des lois telles que la proposition de raison suffisante (la loi de causalité), etc., traitent du filet, non pas de ce que décrit le filet. » (p.  279).

Et c’est là que le bât blesse, car en dépit de l’intention louable de dépasser la rationalité scientifique en reconnaissant que « C’est en faisant jouer entre eux les symbiontes de trois cerveaux particuliers – Winnicott, Fink, Wittgenstein – que nous essaierons ici d’opposer l’expérience du jeu dans ses rapports avec le réel et le possible à la croyance plate en la vérité de doctrines ou théories qui exprimeraient directement la Réalité. » (p. 263) ; ce dépassement n’en est pas pour autant, malgré les apparences, la reconnaissance du jeu pour sa dimension à la fois expérientielle et potentielle, comme moyen de connaissance, mais la simple opposition éculée de la théorie à la pratique. Pourtant, qu’est-ce donc que la théorie sinon la réorganisation de l’empirisme en un ensemble cohérent, et qu’est-ce en retour que l’empirisme sinon la réalisation d’une hypothèse théorique incarnée par l’essai-erreur. Et Henri Atlan de proposer en thèse en ouverture de chapitre une ouverture pluridisciplinaire : « Accepter de jouer le jeu de plusieurs systèmes interprétatifs différents, scientifiques, philosophiques, mystiques, artistiques, en prenant bien soin de n’en pas mélanger les règles. Telle serait donc l’attitude correcte sur les chemins de la connaissance pour qui voudrait à la fois obéir à un souci de rigueur et de rationalité et ne pas se fermer des voies qu’ont ouvertes, chacune pour elle-même, des formes différentes et spécifiques de rationalité (ou d’irrationalité revendiquée, ce qui revient au même car celle-ci implique de ne pas tricher avec l’exercice par ailleurs reconnu de la raison). » (p. 261). Le jeu est donc envisagé seulement au sens métaphorique, et la supra-logique de la pensée complexe, réduite à de la logique inversée…

On le voit dans l’exemple du filet : dire que la carte n’est pas le territoire est un lieu commun, même en 1986. Pourtant l’auteur, citant l’aire transitionnelle, est bien conscient que la seule perception que nous avons d’un territoire repose sur la carte, qui synthétise autant qu’elle invite à l’expérience de son parcours. Plus encore, sa position revient à réfuter que toute objectivité ne puisse qu’être comprise dans la subjectivité de notre compréhension, alors même qu’elle en est le produit. L’auteur rate donc la pensée complexe, alors même qu’il cite Edgar Morin et qu’il insiste sur les systèmes à la fois produits et producteurs (« Car le jeu est à la fois humain et ‘‘cosmique’’ ou ‘‘mondain’’ : humain en ce qu’il s’agit d’activité des hommes, mondain en ce qu’il est l’activité, à travers les hommes et constitutive des hommes eux-mêmes, ce que Fink appelle le monde. » [p. 266]) qui permet seule de dépasser l’opposition de la logique et du sensible, de l’objectif et du subjectif, puisque le premier n’existe que par la perception que nous en donne le second.

Tout au moins, l’intérêt de la pensée d’Henri Atlan est d’être pleine d’intuitions justes, que ce soit en ce qui concerne la pensée complexe, même s’il ne fait que lui tourner autour, ou en annonçant celle de Colas Duflo sur le jeu comme invention d’une liberté dans et par une légalité : « Cet état paradoxal de réel-iréel, nous l’expérimentons quand s’interpénètrent nos expériences sensibles et notre pensée des possibles dans notre vie que nous percevons comme étant elle-même à la fois ‘‘autoréalisation’’ et ‘‘rétrécissement de nos possibilités’’ » (p. 269). Enfin il est l’un des premiers penseurs, même si c’est davantage manière implicite qu’explicite, à envisager le jeu comme une catégorie de connaissance, où l'on voit poindre l'autopoïèse théorisée par Francisco Varela : « Voilà qu’on nous suggère ici que ce rêve pourrait être de ‘‘jouer comme un enfant’’ de telle sorte que la dialectique de la mort et du chaos utilisés par la vie ne serait que la trace de l’inutilité, du gratuit de ce jeu. » (p. 273) Stimulant.

« L’homme-jeu » in A tort et à raison : intercritique de la science et du mythe d’Henri Atlan, Seuil 1986, p. 261-293, épuisé.

vendredi 19 octobre 2012

L’humour

Dans son essai sur le mot d’esprit Freud a longuement tâtonné avant de proposer une théorie qui propose de faire du trait d’esprit une économie psychique. Bien qu’il distingue de façon maladroite et obscure entre rire, spirituel, comique et humour, sans que l’on sache bien pourquoi, il donne dans sa conférence de 1927 à l’humour la même fonction psychique : « Il n’y a aucun doute, l’essence de l’humour consiste à économiser les affects que la situation devrait occasionner, et à se dégager par une plaisanterie de la possibilité de telles extériorisations affectives. » (p. 323) L’humour et sa conséquence, le rire, sont ainsi un moyen de décharger la tension occasionnée par les angoisses que génère l’environnement, et les risques d’agression, ce que Freud appelle les offenses, que constituent potentiellement toute relation.

La nouveauté, en 1927, vient davantage de la convocation du « moi » qui est déjà le propos principal de Freud dans Le créateur littéraire et la fantaisie (1907), communication présentée avec pertinence au début du même recueil : « Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. » (p. 323) Certes, la valeur cathartique de l’humour est évidente, mais plus encore le rire est une façon de diminuer les tensions sociales en lui substituant l’intimité engendrée par le rire : si nous partageons les mêmes sentiments, alors nous supprimons les tensions potentielles engendrées par les risques de toute communication. Partager des angoisses, vider une offense de son contenu, ce n’est pas les supprimer mais lever le danger qu’elles constituent, les désactiver.

La conclusion de Freud, obnubilé par son principe d’économie ne porte rétrospectivement pas bien loin : « Il veut dire : ‘‘Regarde, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie’’. » (p. 328). En d’autres termes, selon les mots postérieurs du surréaliste Achile Chavée (et sans doute lecteur de Freud) : « l’humour (noir) est la politesse du désespoir. » En effet, la fonction réassurante de l’humour est double puisqu’elle désactive l’angoisse qui nous écrase par un rire qui la nie tout en nous rapprochant de nos congénères. Au-delà, et c’est sans doute la fonction que l’humour partage le plus profondément avec le jeu, ce dernier affirme que l’homme n’est complètement humain que par sa capacité à échapper à l’instinct, donc à dénoncer par l’esprit les angoisses dont celui-là même (cet esprit qui nous autorise justement la prescience du danger) s’accable. Mal et remède du mal, l’esprit et le langage qui le traduit et le réalise – littéralement le mot d’esprit – permet de s’affranchir des peurs incommensurables que cette capacité d’anticipation fait naître.

Or Freud l’a compris, la psychanalyse est toute entière contenu dans ce hiatus, cette aptitude à générer des angoisses qui n’existent que pour nous et dont nous sommes la seule solution. Ainsi le mot d’esprit, comme le jeu, permet de compenser l’angoisse par le fantasme, la souffrance par le plaisir, celui de devenir l’acteur de notre joie, cette manifestation de notre libération des peurs qui nous étreignent, celles d’un environnement hostile ou du « ça » tapi en nous.

Une réflexion plus convaincante et stimulante que l’ouvrage préparatoire et laborieux dont elle tirée, sans être complètement aboutie.

« L’humour » [1927] de Sigmund Freud in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard 1985, pages 319-328, 8.10 €. 

mardi 9 octobre 2012

Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient

Plus que la question de l’humour et du rire, cet essai pose la question du génie. Freud a écrit quelques essais sur le jeu, du moins la fiction et le plaisir,  dont Le créateur littéraire et la fantaisie est sans doute le plus réussi. En comparaison Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient est au premier ce que les Observations sur le sentiment du beau et du sublime de Kant est à la Critique de la raison pure : une blague. L’histoire a oublié les tragédies de Voltaire, et les écrits médiocres, pour ne pas dire grotesques, des grands penseurs du passés. En l’occurrence, on aura bien du mal à trouver dans cet essai quoi que ce soit d’intéressant. La faute à une forme qui tient plus de l’almanach Vermot que d’un essai scientifique, où la méthode se borne à multiplier les blagues sans charme, n’en déplaise à l’auteur qui vante « son jugement très sûr », l’exemple ayant partout remplacé la preuve, l’amenant à appuyer ainsi un premier exemple par un second : « L’examen d’un deuxième exemple confirmera cette conception. » (p. 327).

La question du jeu de mot, dont dérive finalement la plupart des vocables du jeu (iocus par exemple, mais aussi spiel) pose à la fois la question du symbolique, du plaisir et du rire. En hébreu le rire et le jeu sont par exemple un seul et même mot. Mais, même si Freud cite plusieurs références, il semble que Freud ne se soit pas suffisamment documenté sur la question pour remettre en cause ses certitudes. Ainsi celui-ci enchaîne les postulats et les erreurs : on ne peut pas rire du mot d’esprit que nous avons fait nous-mêmes (il ne me connaît pas) ; il faut de préférence une tierce personne pour exercer le trait d’esprit (alors qu’un scénariste en fait tout seul par exemple) ; le trait d’esprit se distingue du comique naïf par son caractère volontaire (alors qu’il est possible de rire justement de son caractère involontaire voire du lapsus révélateur qui le contient), on rit par « ricochet » alors que certains des meilleurs traits d’esprits sont faits par les pince-sans-rire dont le décalage entre la pensée et l'attitude ajoute à la drôlerie du trait, etc.

Il arrive même à Freud de se contredire, l’ouvrage étant si laborieux qu’il oublie la thèse précédemment défendue : « La psychogénèse du mot d’esprit nous a enseigné que le plaisir donné donné par le mot d’esprit provient du jeu avec les mots ou bien du déchaînement du non-sens et que le sens du mot d’esprit a pour seule destination de protéger ce plaisir contre sa suppression par la raison critique. » (p. 244) Cette thèse bien légère vient infirmer par exemple une précédente qui appuie sur la dérivation sexuelle : « Dès lors, on peut enfin toucher du doigt ce que le mot d’esprit réalise quand il est au service de sa tendance. Il rend possible la satisfaction d’une pulsion (de la pulsion lubrique et hostile) en s’opposant à un obstacle qui lui barre la route, il contourne cet obstacle et puise ainsi du plaisir à une source de plaisir qui était devenue inaccessible du fait de l’obstacle. L’obstacle qui barre la route n’est, à proprement parler, rien d’autre que l’incapacité de la femme à supporter le sexuel quand il n’est pas voilé, incapacité d’autant plus grande que le niveau culturel et social de celle-ci est élevé. » (p. 195). Thèse à son tour contredite par le résumé que Freud fait en conclusion de son essai de la thèse qu’il vient de développer : « Le plaisir du mot d’esprit nous a semblé provenir de l’économie d’une dépense d’inhibition, celui du comique de l’économie d’une dépense (d’investissement) de représentation, et celui de l’humour de l’économie d’une dépense de sentiment. » (p. 410-411).

C’est cette dernière thèse qui est reprise dans son essai plus tardif L’humour. Au final, on perçoit les difficultés de Sigmund Freud sur ce sujet qui en permanence balaie les thèmes qui lui sont chers sans trouver l’angle d’attaque qui permettrait de tous les relier : la sexualité, la condensation, le refoulement, l’inhibition, etc. Pourtant on sent poindre dans ces différentes thèses une explication commune : celle d’une agression que le rire, d’une acception plus large que le seul mot d’esprit, permet de désactiver. Sexuelle, sociale, morale ou logique, la violence que sublime le rire créé une intimité entre les rieurs tout en offrant une dérivation aux interdits qui trouvent ainsi un espace de réalisation par leur déplacement dans l’espace symbolique.

Un ouvrage qui en dit bien plus sur le processus de réflexion de Sigmund Freud que sur le sujet de l’essai, dont l’apport est faible en comparaison de ce dont est capable ce grand penseur.

Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [1905] de Sigmund Freud, Gallimard 1988, 442 pages, 8.10 €