vendredi 11 octobre 2013

Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle)

Les études historiques sur le jeu se réfugient souvent derrière les faits, la description l’emportant sur l’analyse. Si l’étude d’Elizabeth Belmas ne fait pas exception, sa construction rigoureuse, abordant tous les aspects du jeu moderne : réflexion, adresse et hasard ; sports, jeux de société et jeux d’argent ; littérature, architecture, production, droit… brosse un panorama complet de la société ludique à l’époque moderne. La sélection des informations est pertinente et un effort d’illustration a été fait, alors même qu’un glossaire et une bibliographie exhaustive complétent l’ensemble. Certes le résultat reste moins vivant que l’étude d’Olivier Grussi sur La vie quotidienne des joueurs sous l’Ancien Régime, mais l’objectif de montrer « qu’en parlant des sociétés, les jeux disent souvent la vérité. » (p. 396) est atteint.

L’époque moderne pose un regard avant tout moraliste sur le jeu, celui-ci incarnant les mauvais penchants de l’homme, enclin à mal user du temps dont il dispose sur terre plutôt que de rechercher son salut : « En un sens, l’homme est obligé de jouer pour oublier sa condition misérable qu’il doit à la faute originelle. Si l’homme joue, c’est au fond parce qu’il est mauvais, parce qu’il est perdu. ‘‘Si notre condition était véritablement heureuse’’, remarque Pascal, ‘‘il ne nous faudrait pas divertir d’y penser pour nous rendre heureux. » Le jeu est non seulement la preuve de notre corruption mais il est en outre une offense à Dieu qui doit seul connaître « le jour et l’heure » et dont on ne saurait évoquer le nom en vain : « La condamnation des jeux de hasard ‘‘per se’’ repose alors sur l’argument théologique qui y voit un détournement du sort _ procédé extraordinaire par lequel Dieu fait connaître sa volonté aux humains _, dont il profane l’essence divine. C’est pourquoi les jeux de hasard _ les dés par exemple _ qui utilisent  des instruments divinatoires paraissent à certains une  invention diabolique. » (p. 31)

Mais l’essai d’Elizabeth Belmas pose aussi des questions ludologiques auxquels les anciens ont su répondre de façon fort pertinente, à même d’éclairer l’analyse actuelle des jeux. La Marinière, auteur d’une académie des jeux (catalogue de règles de jeux en vogue), écrit par exemple en 1654 : « Ces jeux ne sont entendus que par ceux ayant un peu étudié, au lieu que les jeux se pratiquent d’ordinaire parmy les jeunes gens, soir de la Cour, soit de la Ville, qui enfin sont tous gens du monde et de conversation vulgaire, sans grande application aux lettres. C’est le cas des femmes aussi qui  la plupart  n’ayant pas fait grande lecture, ignorent beaucoup de choses que l’on ne peut sçavoir sans avoir esté au Collège. » (p. 140) Constat que le succès populaire d’un jeu est intimement lié à la facilité avec laquelle on peut apprivoiser ses règles et ainsi le répandre. Huvier des Fontenelles enfonce le clou en 1778 : « Qu’on fasse un livre sur la chimie, sur l’astronomie, sur la peinture, sur la sculpxure etc. Il n’y aura que les connaisseurs, les amateurs qui le liront, qui en décideront, qui le critiqueront. Que l’on joue au wist, au reversi, au tresset au liquet… il n’y aura que ceux qui connaissent ces jeux qui y joueront, ou qui les regarderont jouer, pour décider des coups bien ou mal joués. Si on fait un ouvrage de littérature, comme on croit qu’il ne faut que de l’esprit pour en juger, tout le monde voudra être juge parce que tout le monde a des prétentions à l’esprit… Pour une raison qui me paraît semblable, tout le monde joue au loto, parce qu’il ne faut à ce jeu que du bonheur et que tout le monde a des prétentions au bonheur. » (p. 158)

Or c’est sans doute la fin des guerres larvées, l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie, la naissance du capitalisme, qui tout à la fois concourent à permettre enfin à l’ensemble des classes de la société de pouvoir faire mieux que survivre, et ainsi de chercher son lot de plaisir dans le jeu. Le XVIIIe siècle à tellement systématisé le jeu que la loterie n’a jamais été aussi importante dans le budget de l’Etat : « Entre 1777 et 1781, sous l’administration Necker, les loteries ont rapporté davantage au Trésor Royal que l’impôt du clergé. Elles n’ont guère pâti du marasme économique général dans les dernières années de l’Ancien Régime. » (p. 333). Ce faisant, le jeu prouve qu’il n’est pas seulement un excès de la monarchie déliquescente, mais bien l’une des activités majeures de l’homme, que la législation contemporaine va s’attacher à canaliser au profit de l’Etat, que ce soit par l’impôt, le monopole public, l’irrépétibilité de ses dettes, ou encore comme moyen de divertissement des masses. Autant de fondements que le jeu moderne a posés.

Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle) d’Elizabeth Belmas, Champ Vallon 2006, 439 pages, 29 €.

mardi 1 octobre 2013

L’esprit du jeu chez les Aztèques

Thèse de doctorat, L’esprit du jeu chez les Aztèques est un curieux ouvrage, aussi paradoxal que son contenu. En effet celui-ci minimise, voire nie, non seulement le caractère ludique de la société aztèque : « Une société se projette dans les jeux qu’elle engendre. Réciproquement, le jeu exprime les ressorts de la civilisation qui le porte. Aussi, l’absence de jeu de compétition chez les aztèques est-elle compréhensible : (…) Compétition implique ‘‘vedettisation’’, culture du champion. Les jeux agoniques permettent à un individu de s’élever au-dessus de la masse, de conquérir une aura d’être supérieur, de prouver l’originalité de son tempérament ou de sa personnalité… Or c’est précisément ce qu’interdit le système aztèque : il est inconcevable de songer échapper à son destin, de penser un jour pouvoir sortir du rang. » (p. 170-171) mais l’auteur nie aussi la possibilité de définir le jeu : « Il faut se résigner : l’indéfinition préalable au jeu est nécessaire. Il serait même impossible, méthodologiquement, de proposer en guise de prolégomène une définition obtenue in-fine, au terme de l’analyse. Le jeu est mouvement, déplacement perpétuel ; son existence relève du provisoire. Or définir le provisoire, ce serait rendre le provisoire définitif ! Manifestement c’est une impossibilité logique. Le jeu n’est jamais définitif. En d’autres termes il est toujours assujetti à l’indéfinition. » (p. 14) Et ce, tout en usant des catégories de Roger Caillois (hasard, imitation, compétition, vertige) comme fil conducteur.

Cette contradiction est superficiellement résolue par le rapprochement entre le caractère paradoxal du jeu et de la mentalité Aztèque : « D’autre part, et surtout, aucune définition, qu’elle soit positive ou négative, ne peut considérée comme valable… précisément parce que le positif et le négatif ne sont pas chez les Mexicains des coefficients définitifs. Les Aztèques ont des catégories ludiques à mi-chemin du jeu et du non-jeu. Le jeu n’a pas réellement d’extérieur. » (p. 14) mais étrangement, dédier un ouvrage à ce qui est déclaré dès l’introduction différent, voire absent, dans la civilisation choisie ne semble pas déranger l’auteur. Or cette impossibilité du jeu pour les Aztèques n’est jamais explorée comme étant un moyen de percer le jeu à jour (sinon à prétendre qu’il est paradoxal), quitte à le faire de manière inédite, pas plus que d’explorer les conséquences de cette particularité de la civilisation Aztèque, sinon à déclarer qu’à l’époque de la colonisation par les Espagnols, la société aztèque est en passe de se gripper, semble-t-il en partie à cause de l’absence du ludique, qui apporte de la "laxité" dans le corps social. Plus problématique, pour les deux catégories de Roger Caillois qui sont mises en avant, à savoir le simulacre et le vertige, le rapprochement avec le sacrifice ou les drogues semble contradictoire dans les faits : n’est-ce pas l’absence de ludique qui conduit précisément la théocratie aztèque à se durcir, se réfugiant dans une piété vidée de son sens tout en procédant à l’abrutissement délétère du peuple par l'usage régulier de stupéfiants ? 

Les jeux de balle existent indépendamment de leur contexte religieux, mais ils ne sont évoqués, en partie à cause des sources défaillantes, qu’à l’occasion de situations qui empruntent au jeu tout en se situant résolument en dehors de lui : « Au tlachli, il y a bel et bien une équipe qui triomphe : elle incarne à posteriori, après la victoire, le camp diurne du soleil. L’autre équipe reléguée dans les ténèbres pour n’avoir pu s’approprier la balle, symbolise le camp nocturne de l’astre. (…) L’archéologie et la tradition recueillie par les chroniques nous apprennent que le capitaine de l’équipe vaincue était sacrifié au centre du tlachco. Il est aisé de comprendre que c’est à ‘‘l’équipe des ténèbres’’, la perdante, que revient le rôle de nourrir de sang humain le soleil assoiffé, pour qu’il puisse surgir de la nuit, à l’aube d’un jour nouveau. Ainsi le tlachli s’offre comme une cosmogonie totale : une équipe fait triompher la balle et célèbre a victoire du soleil sur la nuit ; l’autre, par l’intermédiaire de son capitaine, fournit au soleil nocturne les forces nécessaires pour assurer sa résurrection. » (p. 180)

Ce problème de la subjectivité des sources est d’ailleurs récurrent, car c’est l’aspect sacrificiel et spectaculaire qui a d’abord frappé les conquistadores qui l’ont rapporté, plutôt que des pratiques quotidiennes qui ne nous sont peu ou pas parvenues : « C’est Ixtlilxochitl qui rapporte l’anecdote fameuse de l’empereur Axayacatl pariant avec le tecutli de Xachimilco la marché de Mexico contre l’un des jardins du seigneur, sur l’issue d’une partie de tlachtli. L’empereur perdit, mais pour que la suprématie de Tenochtitlan fût malgré tout affirmée, il fit mettre à mort le victorieux seigneur en lui passant autour du coup un collier de fleurs où était dissimulé un nœud coulant. Jusqu’au bout la logique du destin semble avoir anéanti les timides manifestations d’un alea dissident. » (p. 218) Et plus encore dans cet exemple : « Avec son ton de moraliste, Torquemada énonce probablement la vérité : ‘‘Il était des joueurs qui s’adonnaient au patolli avec une telle passion et une telle frénésie, que beaucoup d’entre eux perdaient non seulement leurs biens mais aussi leur propre liberté : car lorsqu’ils n’avaient plus rien d’autre, ils jouaient leur propre personne et finissaient esclaves’’. » (p. 219) Le pari et les mises semblent donc tout à fait exister, bien qu’ils soient condamnés et donnent lieu, ni plus ni moins qu’en Europe à la même époque, à des abus.

Ainsi, Christian Duverger, tout en notant avec pertinence : « Le jeu occupait la lacune née de la non-superposition des rythmes du calendrier humain et du mouvement des astres. » (p. 15) ne semble pas creuser cette symbolique. De même lorsque l’auteur tente de circonscrire le jeu, celui-ci souligne : « L’amphibologie semble avoir jeté son dévolu sur la sphère ludique ; tout jeu est à double face et tout ce qui a trait au jeu peut se lire en plusieurs sens. » (p. 10) puis  « L’esprit sombre devant le paradoxe : le jeu est jeu avec le mouvement, l’oscillation, et la rupture ; le jeu est jeu avec la fin du jeu ; parvenir à cerner le jeu, c’est sonner la fin du jeu, c’est l’anéantir comme tel. Or le jeu n’a pas de fin, sinon il n’aurait pas d’existence. Ainsi le jeu échappe à toute définition, qu’elle soit positive ou négative. » (p. 10). Demeure que ces sentences introductives de son ouvrage ne lui servent pas conduire une étude qui lui permettrait d’y voir plus clair, se contentant, comme Roger Caillois avant lui, de ranger les manifestations du jeu en quatre catégories, de nous inonder de noms et de discussions sur le véritable sens des mots nahuatl, et de mettre l’accent sur les aspects les plus spectaculaires de la civilisation aztèque, comme le sacrifice. Il y avait pourtant matière à davantage sur l'esprit ludique chez les Aztèques.

L’esprit du jeu chez les Aztèques de Christian Duverger, Mouton 1978, 326 pages, 35 €.