mercredi 11 décembre 2013

Ethnologie des joueurs d’échecs

Thierry Wendling annonce la couleur dès l’introduction : il est un joueur classé international (comprenez un très bon joueur) et il va se livrer à une ethnologie des clubs d’échecs en se fondant sur l’observation participante : il joue, dispute des compétitions, fait partie du comité directeur de la fédération d’échecs, tout cela pour se livrer à une observation en bonne et due forme de ses collègues. Bien sûr, en bon ethnologue, l’auteur se pose la question de savoir si cette posture ne comprend pas un bais : au contraire, répond-il, quelqu’un d’extérieur aux échecs ne pourrait comprendre ce qu’il se passe dans l’esprit d’un joueur sans en être un, voire ne pourrait « interpréter les signes » sans être du sérail des « pousseurs de bois ». Vous voulez une preuve ? Justement cette expression qui est le titre du premier chapitre, comme le classement ELO, comme les jeux de mots sur le roque, bref, l’ethnologue non spécialiste risquerait de se méprendre. Il évoque bien la possibilité d’un biais, de refléter son avis plutôt que celui de ses coreligionnaires, mais il l’écarte d’un revers de manche, les échecs sont un monde d’initiés qui réclament de l’être pour leur rendre justice.

Pourtant, au-delà de cette mode de l’observation participante, il n’a pas semblé aux premiers ethnologues que ne pas connaître une civilisation dont on ignorait en outre la langue empêchait d’en faire l’ethnologie, bien au contraire. Le principal biais de cette méthode est de considérer d’un œil expert ce qui demanderait d’abord à être questionné naïvement. Par exemple, sous prétexte que les parties sérieuses sont celles qui sont disputées en club avec la pendule, la pratique familiale n’est même pas abordée. Comme pour l’analyse sociologique des joueurs de jeux de rôle effectuée par Laurent Tremel, questionner le milieu des aficionados à l’exclusion de celui des joueurs lambda pose question quand aucune comparaison ne peut être faite avec une pratique standard. Cette pratique est d’autant plus écartée, qu’en tant que joueur de club une partie sans pendule n’est pas « une partie sérieuse ». C’est tellement évident, pour le grand joueur que Thierry Wendling, est que tout joueur avec un niveau minimal ne peut que finir par jouer en club. Pourtant tous les amateurs de foot ne deviennent pas inéluctablement des supporters, et Sultan Khan atteignit le niveau de grand maître international sans être passé par les clubs… Bref, l’auteur semble limiter le monde des échecs à son propre milieu.

Plus inquiétant, toujours parce qu’il est un très bon joueur, l’auteur semble incapable de dissocier ce qu’un néophyte connaît voire comprend de ce qu’il ne connaît pas, et pire, puisque c’est l’ethnologue qui est ici en cause, ce qui est intéressant de ce qui ne l’est pas. Un bon joueur a une bonne mémoire de son classement (p. 73), certes, mais est-il un seul sport, un seul milieu compétitif, où cela ne serait pas le cas ? En quoi est-ce ethnologiquement intéressant ? On ne le saura jamais puisque tout ce qui est affirmé est « prouvé » par un exemple, qui rappelons-le ne prouve rien en soi, et n’est jamais analysé ultérieurement en tant que retour sur une pratique de jeu ou de loisir. Nous n’avons en outre jamais de comparaison statistique avec un autre milieu, ici tout semble intéressant parce que cela concerne des joueurs d’échecs, point. L’auteur est tellement peu au fait de ce que connaît un néophyte que toutes les preuves qu’il donne pour montrer que ce dernier ne pourrait pas comprendre son milieu, je les ai comprises alors que je dois avoir à mon actif au plus dix parties d’échecs dans ma vie, et certainement pas en club. En revanche, même si l’auteur se targue du contraire, j’ai eu bien du mal à comprendre certaines allusions : sur la place de la pendule quand on est gaucher, sur l’expression de « pion au fou », sur ce que signifie « avoir le trait »… J’ai en revanche bien ri à l’analyse suivante :

« Un petit vieux s’approche et s’adressant au maître lui demande respectueusement : « Personne n’a jamais essayé de vous faire le coup du Père François ? Est-ce qu’il y a un moyen de l’éviter ? » Rires amusés mais sans méchanceté du maître qui conseille alors au vieil homme de s’adresser à moi car je suis, prétend-il, le spécialiste de cette ouverture. D’une phrase, cet octogénaire qui pratique avec passion les échecs depuis son enfance a signifié, bien involontairement, qu’il n’appartenait pas au monde des échecs. Le coup du Père François est une expression qui ne répond en effet pas au système d’appellations échiquéen. Comme le suggère la réponse du maître, on ne parle pas de coup mais d’ouverture et si, comme nous le verrons, les noms propres servent fréquemment à qualifier les débuts de partie il n’est en revanche, à la différence de ce que l’on observe dans le cadre d’une sociabilité plus villageoise, jamais fait usage de sobriquet. » (p. 95) Au-delà de la condescendance de l’ethnologue pour « le petit vieux », on reste abasourdi du manque de culture, que pourtant l’auteur disait nécessaire à une bonne analyse de son sujet. Le « coup du Père François » est l’équivalent daté de l’expression contemporaine du « coup de poignard dans le dos ». Le vieux joueur fait bien sûr un jeu de mot entre le coup aux échecs et cet emblème du « sale coup » qu’on « surinait » à la personne dont on voulait se débarrasser. Le maître répond alors dans la même veine en décochant une pique à l’endroit de son collègue du comité directeur de la fédération… qui semble pour sa part n’avoir rien compris.

Cette anecdote reflète malheureusement le manque de distanciation constant entre l’auteur et son sujet. Les photos en encart sont sur ce point aussi consternantes qu’éclairantes : photo 8 : « Préparation de la remise des coupes », où l’on voit, ô incroyable, un monsieur en train de ranger des coupes, puis photo 10 des « participants à une assemblée générale » où l’on voit des gens assis sur des chaises pliantes, et photo 15 « des joueurs au restaurant en attendant l’entrée », qui sont, eh bien, en train de jouer entre des verres. Quel est l’intérêt ? A quoi sert le commentaire ? Ce n’est pas grave c’est de l’ethnologie, qui semble dans l’esprit de l’auteur être un synonyme de matière brute (donc j’imagine : source de première main = sérieux). D’autant que la méthode n’est en rien ethnologique, en dépit du titre qui nous l’assène comme une évidence : nous avons droit à un récit impersonnel entrecoupé d’anecdotes, qui en tant que telles auraient plutôt tendance à montrer l’excepxion que la règle, et qui jamais ne construit un raisonnement sur une suite d’observations. Bien au contraire cet essai est au final un monologue où tout est affirmé sans lieu, sans date, sans contexte, nous gratifiant périodiquement d’une anecdote édifiante en matière d’illustration : un tricheur amené manu militari à l’arbitre, une discussion à caractère sexuel (au cas où l’on penserait que les joueurs d’échecs sont trop intelligents pour cela), une remise de coupe à un joueur mal habillé nous faisant part de l’étonnement du maire de Paris (on doit donc légitimement s’étonner puisque, vous vous rendez compte, le maire de Paris « était scié »), etc. Bref, le contraire d’une ethnologie où l’observation conduit à une réflexion sur les fondements de la société, et plus encore sur le regard même de l’ethnologue.

Bref, une étude onaniste où il faut sans doute être compétiteur d’échecs pour y trouver un quelconque intérêt, et dont le principal intérêt ethnologique serait éventuellement de montrer en creux, de façon involontaire, l’idée que les joueurs se font du regard que les néophytes sont censés porter sur eux. Les seules remarques intéressantes que j’y ai pêchées ne concernaient pas en soi les échecs, et pour cause. Le pire c’est que j’ai l’impression de n’avoir presque rien appris sur les échecs et leurs joueurs, c’est dire.

Ethnologie des joueurs d’échecs de Thierry Wendling, Presses universitaires de France 2002, 256 pages, 22 €. 

dimanche 1 décembre 2013

Le réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant : essai sur la genèse de l’imagination

Le dernier ouvrage de Jean Château, L'enfant et le jeu, ne nous avait pas fait une forte impression, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais les études qui lient imaginaire et jeu ne sont pas si fréquentes, d’autant que cette question est au cœur de l’acte ludique. Cet essai, écrit pendant la seconde guerre mondiale et publié peu après, a le mérite de mettre en lumière l’influence de l’actualité angoissante sur l’imaginaire des enfants dont les proches sont partis à la guerre, le jeu étant un moyen privilégié de résoudre les angoisses. Comme toujours chez Jean Château, la méthode se fonde essentiellement sur l’observation.

Et comme toujours elle en constitue la faiblesse principale, puisque, bien que nombreuses et répétées, leur interprétation est le plus souvent décorrélée donc gratuite : « Quel est donc l’élément nouveau qui, avec le jeu, apparaît dans la conduite ? (…) Enumérons donc les principaux caractères du jeu : il est jouissance, il est exercice, il est nouveauté. (…) on pourrait donc définir le jeu comme une exploration à la fois gratuite et source de jouissance. » (p. 15) Si la mise en avant du plaisir est pertinente, l’articulation entre l’exploration, la nouveauté et le plaisir n’est pas faite, pas plus qu’il n’existe une connexion entre cette interprétation et les innombrables observations dont rend compte l’auteur. D’autre part, si l’imaginaire enfantin est décortiqué de bout en bout, il est comparé à un imaginaire adulte qui, lui, est entièrement postulé : « Pour l’enfant, inventer, sauf dans l’exploration des premières années, c’est essentiellement adapter, transformer l’activité mentale et motrice en fonction de circonstances nouvelles, céder aux suggestions de la réalité ; ce n’est pas créer de toutes pièces, comme un poète crée une poésie. » (p. 62). Cette observation, au lieu de questionner l’auteur sur la nature de l’imaginaire adulte et de le conduire à revoir la définition que nous nous en faisons à priori, le conduit au contraire, sur la foi de ses préjugés, à les opposer.

Ce qu’il y a sans doute de plus frustrant avec une méthode fondée sur l’observation, c’est la confusion sans cesse répétée entre ce qui est observé et ce qui ne l’est pas, comme si observer A suffisait à faire de l’auteur le censeur valable de B. En définitive, Jean Château est un spécialiste du raccourci qui lui fait confondre interprétation et inférence : « Nous pouvons suivre ce passage en distinguant trois niveaux dans l’invention, l’invention purement motrice de l’exploration, l’invention par combinaison mentale et le niveau intermédiaire. » (p. 82) On cherchera en vain ce qu’il appelle « niveau intermédiaire » et qu’il ne détaille jamais. On sent pourtant bien que ce niveau intermédiaire est en deçà de celui de l’adulte, seuil de l’imaginaire « supérieur ». Ce classement est d’autant plus surprenant qu’à la page 82, Jean Château fait très justement de la copie le second niveau de l’imaginaire, or ou apparaît celle-ci dans les trois étapes proposées par l’auteur ? Le symbolique est bien le troisième et dernier niveau, modèle de l’imaginaire humain valable pour l’adulte comme pour l’enfant.

Si le psychopédagogue caractérise l’utilitarisme de l’imaginaire enfantin, c’est encore pour en pointer la différence avec celui de l’adulte : « On y retrouve toute l’instabilité et les contradictoires métamorphoses des jeux de cet âge : le mort est toujours vivant et les cadavres enterrés sont encore sur les rochers. Ce qui importe visiblement ici, ce n’est pas le récit en lui-même, c’est le comportement moteur auquel il pourrait donner lieu et qu’il remplace. Peu importe donc la logique ou la vraisemblance de l’histoire. (…) L’enfant ne cherche nullement à faire effort pour les adapter au réel, il n’observe pas, n’étudie pas en vue de son jeu, malgré tout le réalisme dont il veut faire preuve. C’est que ce réalisme n’est qu’un moyen en vue de mieux satisfaire ses intérêts proprement ludiques. » (p. 120-121). Pourtant cet affrontement du réalisme et du vraisemblable est au cœur de la théorie littéraire, la différence avec l’imaginaire adulte n’étant pas sa nature mais son degré : dans le second, le réalisme est intégré avec davantage de succès dans la création imaginative, alors que l’enfant n’en retient guère qu’un caractère saillant. Et l’auteur d’enfoncer le clou en tirant des plans sur la comète : « L’imaginaire, c’est ce qui est à côté, en marge, qui n’a pas sa place  dans la grande contrainte objective. » (p. 259). L’imaginaire au contraire est ce qui supplée au déficit d’observation et qui est à la base du processus d’intellection qui s’appuie sur la logique, il n’y a donc aucune raison d’opposer l’imaginaire à la connaissance, puisque le premier est partie prenante autant qu’il s’appuie sur le second.

Dommage enfin qu’il faille attendre la dernière page pour que la pensée la plus prometteuse, qui fait de l’imaginaire le fruit de l’expérience, c’est-à-dire d’un processus de compréhension totalisant, apparaisse : « La pensée naît du geste, elle reste toujours geste, et nous ne pouvons connaître, sentir et aimer les hommes et les choses si nous n’allons vers eux avec tout notre corps. » (p. 287) Le corps, envisagé comme moyen de connaissance privilégié par l’enfant, aurait sans doute permis à Jean Château de traiter  « la genèse de l’imagination dans les jeux de l’enfant » de façon autrement plus originale et stimulante. Un essai décevant, mais quand même préférable à L’enfant et le jeu du même auteur.

Le réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant : essai sur la genèse de l’imagination de Jean Château, Vrin 1946, 292 pages, épuisé.