Un ouvrage qui commence par vous annoncer,
en quatrième de couverture et en préface, que son auteur s’est pendu intrigue
forcément. Surtout lorsque son titre se propose d’élaborer une sociologie des
espaces potentiels : comment observer l’inobservable, tirer d’une perception
personnelle et interne une dimension collective et sociale, et où peut bien se
situer concrètement son terrain, cette marotte des sociologues ? En ce qui
concerne le premier point, on peut dire que si l’on devait imaginer l’étude d’un
déséquilibré, le livre d’Emmanuel Belin s’en rapprocherait assez : il est
souvent difficile de suivre la pensée de l’auteur qui postule des angoisses qu’il
est le seul à éprouver, comme celle de ne pas reconnaître un lieu familier
quand il est plongé dans le noir ; il cite des auteurs à tour de bras sans
lien entre eux : p. 230 Wittgenstein, Winnicott, Proust, p. 231 de
Certeau, Deleuze, Picard… tout en ne déviant pas d’un
iota de l’objet de son étude, au point que celui-ci tourne à l’obsession, qui
consiste à trouver comment l’homme peut élaborer un espace intérieur qui lui
permette de naviguer entre l’angoisse et l’anxiété du réel, sans que l’auteur n’ait
pris la peine de nous expliquer pourquoi la question se posait, à fortiori
pourquoi en ces termes, du moins comment pouvait-elle se poser à quelqu’un d’autre
que lui.
Véritable analyse, au sens psychanalytique
du terme, de son auteur par lui-même, qui cite en permanence Donald Winnicott
sans qu’on comprenne clairement ce que la notion de dispositif rajoute à la
pensée de celui-ci, on se demande comment des sociologues ont pu reconnaître
leur discipline dans cette recherche disparate, et à vrai dire un peu folle. De
façon originale Emmanuel Belin commence par une analyse de trois passages de Rousseau
(qu’il appelle Jean-Jacques, sans doute pour exprimer sa proximité de pensée) sans
qu’on n’ait droit à une explication méthodique de leur sélection, sinon qu’il
les a sélectionnés parce qu’ils exprimaient la même notion, en tout cas celle
qu’il y voyait. Le fait de prendre une œuvre de fiction et de se livrer à une
analyse non sociologique de l’œuvre, ne semble poser aucun problème à notre
auteur. Or Emmanuel Belin semble conditionné par l’analyse qu’en fait Jean Starobinski
et qui clôt finalement son étude : celle de la transparence/obstacle, qui
devient celle des limites de tout dispositif, de sa manifestation et de l’immensité
des espaces que celui-ci ouvre : « Comment les limites du dispositif son-elles agencées de telle manière qu’elles
permettent au sein d’un espace contraint, l’illusion de l’immense et de la
transparence ? » (p. 259). Le problème demeure que pas plus Jean Starobinski
que Donald Winnicott ne sont des sociologues et que, même si Emmanuel Belin
prétend arracher aux sciences de la personne les espaces potentiels, la
conclusion sous forme de manifeste semble prouver précisément le contraire :
« Les espaces potentiels ne sont pas
la chasse gardée des spécialistes de l’individu. » (p. 260) les
situent en tout cas au delà des frontières de la sociologie.
Non pas que l’auteur ne dise rien d’intéressant,
mais plutôt qu’il le noie dans une suite d’élucubrations dont le fil de
conducteur, ou plutôt l’absence de celui-ci, laisse songeur. Son obsession continûment
insatisfaite le pousse à réattaquer sans cesse les mêmes questions de limite, de
dispositif, d’angoisse, d’expérience, de transparence qu’on croyait résolues.
Emmanuel Belin peut ainsi constater page 24 : « Nous entendons par là, que pour qu’une relation apaisée au monde soit
possible, celui-ci doit être arrangé de manière telle qu’il n’apparaisse pas
menaçant, mais sans toutefois qu’il puisse être saisi comme artificiel. Pour le
dire autrement, nous partirons de l’hypothèse que pour Jean-Jacques l’illusionnement
est sans doute la condition nécessaire d’un certain ‘‘repos de l’âme’’, mais
que celui-ci ne peut avoir de sens que pour autant qu’il ne repose pas sur une
manipulation des relations de confiance sans lesquelles l’inquiétude et le
doute obscurcissent l’expérience. » et pourtant poursuivre sa traque
du dispositif sur les 240 pages suivantes, tout en reposant en conclusion ces
mêmes questions. Conclusion où l’auteur aborde enfin et même si c’est en
pointillés la question de la méthode pour parvenir à interroger en sociologue l’espace
intermédiaire défini par le dispositif. Le titre est donc sur ce point
parfaitement usurpé.
Aborder le jeu par l'expérience, synthèse du symbolique et de la technique (d'autant que l'auteur rapproche celle-ci du rationnel et donc du réel) était pertinent, dommage que les obsessions de l'auteur aient pris le dessus au point de réduire le questionnement à un prétexte.
Aborder le jeu par l'expérience, synthèse du symbolique et de la technique (d'autant que l'auteur rapproche celle-ci du rationnel et donc du réel) était pertinent, dommage que les obsessions de l'auteur aient pris le dessus au point de réduire le questionnement à un prétexte.
Une sociologie
des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire d’Emmanuel Belin,
De Boeck 2002, 291 pages, 35 €