mercredi 25 mars 2009

Le jeu


Sous ce titre sibyllin, se cache un recueil d'articles destiné à la préparation du programmes des concours d'entrée 1978-1979 aux grandes écoles commerciales. Imprimé à la machine à écrire, relu par ses seuls auteurs tous professeurs en classes préparatoires, presque dénué de toute bibliographie et de notes infrapaginales, cet ouvrage laisser présager le pire. Certes les contributions sont très inégales, et n'émanent pas toujours, loin de là, de spécialistes de la question, mais à la différence des ouvrages actuels écrits dans l'urgence et destinés aux classes préparatoires, la majorité des articles est d'un niveau honorable, voire très honorable.

Bien entendu, les années 70 n'ont plus la rigueur des années 50, et il y a déjà des auteurs pour se moquer du sujet (le jeu, rappelons-le) et écrire par exemple une réflexion sur Les jeux de l'étymologie, ce qui permet, après une étymologie prétexte du mot jeu sur 3 lignes, se permettre de divaguer sur les mots dont l'étymologie est amusante... et au lecteur d'espérer que la contribution suivante revient au sujet. En outre, le manque de prétention scientifique de ce recueil fait que dès qu'on trouve une citation ou une allusion bibliographique, on obtient au mieux un titre, au pire une formule du genre "Comme l'écrit Platon...", à vous ensuite d'espérer identifier l'ouvrage dont l'auteur est mentionné. C'est pour le moins frustrant ! Les auteurs de chaque contribution n'ont même pas droit à leur prénom écrit en entier, et il appartient donc au lecteur de mener l'enquête pour savoir précisément qui se cache derrière tel article.

Heureusement, la majorité des contributeurs se sont "prêtés au jeu" avec honnêteté et le directeur de l'ouvrage, au demeurant président de la société angevine de philosophie, fait montre autant de pertinence que de hauteur de vue. Et c'est sans doute le principal attrait de cet ouvrage que de présenter des réflexions sur le jeu, certes portées par des non ludologues, mais dont la spécialité propre éclaire le sujet d'un jour nouveau, voire insoupçonné.

Une très bonne synthèse de ce qu'une analyse croisée peut apporter à l'appréhension globale du jeu.

Le jeu, sous la direction de Lucien Guirlinger, Bréal 1976, 311 p., épuisé.

jeudi 19 mars 2009

Les grands chemins

Paru en 1951 et contemporain du Hussard sur le ToitLes grands chemins est d'une écriture radicalement différente, à la fois familière et poétique, d'un grand minimalisme, aux phrases  courtes et heurtées. Si son contenu n'est pas sans rappelé les romans hédonistes de la première période de l'auteur, sa tonalité est plus sombre. Le titre fait allusion aux chemins de l'existence, qui croisent des vies avant de les séparer à jamais, mais aussi sans doute au bandit de grand chemin, les protagonistes étant des marginaux et des vagabonds, chacun faisant main basse sur l'autre.

Le narrateur, dont on ne connaît pas le nom rencontre un "artiste", puisque c'est sous ce nom qu'il sera appelé tout au long du roman car, malgré son air mauvais, il joue de la guitare et surtout des cartes comme personne. Ce sont ainsi deux voies du bonheur qui se mesurent l'une à l'autre : d'un côté le narrateur qui se contente de chacun des petits bonheurs de l'existence, de l'autre l'artiste qui mène une vie de tricherie, pleine de risques et de plaisirs intenses. L'amitié entre les deux personnages vient d'une fascination réciproque et d'une compréhension intime de l'autre.

Le jeu est la passerelle entre les deux hommes en ce qu'elle les lie par le plaisir : "Annonce ta couleur, dit-il, je te la donne. Je ne reconnais plus ma voix quand je dis le nom des cartes. Je n'en ai pas demandé une qu'il me la donne ou plutôt la laisse tomber à mes pieds, ou plutôt le paquet dont il est maître la laisse tomber de lui-même à mes pieds. Je n'ai jamais été aussi contenté que maintenant. Et cette chose là dure tant que j'en ai presque de la peine et que je lui dis de s'arrêter. Mais il continue comme si je n'existais pas et à la fin j'ai plaisir de lui voir en prendre." (p. 40). Les deux personnages sont des jouisseurs, le premier étant capable de profiter de chaque instant de sa vie, et le second façonnant l'existence à sa convenance pour la rendre excitante. 

Le jeu c'est la revanche de l'ici et du maintenant contre l'au-delà et le peut-être, mais aussi celle du hasard contre le destin, surtout quand on sait le rendre favorable : "Miser gros, c'est la vie, et tricher pour pouvoir le faire sans perdre la boule. Jamais carte sur table. Il faut que le roi de tout ce qu'on voudra, même celui des mouches, perde son droit." (p. 113). C'est enfin un peu de magie dans un monde d'une banalité affligeante. La prouesse d'écriture de Giono, qui ne recourt pratiquement jamais à la métaphore dans ses descriptions, en fait certainement l'un des romans les plus sensuels sur le jeu, ou celui se donne enfin pour tel. Le jeu amuse parce qu'il est jeu.

Un roman incontournable sur le jeu, par la beauté de l'écriture, par sa réflexion sur la condition humaine, le plaisir et le bonheur. Incontournable tout court.

Les grands chemins de Jean Giono, Gallimard 1968, 242 pages, 5.60 €

jeudi 12 mars 2009

Une théorie des jeux et du fantasme & A propos des jeux et du sérieux & Comment penser sur un matériel ethnologique

Plus connu des sociologues et des ethnologues que des spécialistes du jeu, Gregory Bateson n'en propose pas moins, dès 1954, une réflexion fondamentale sur la nature et la place du jeu dans notre société. Bâtissant une raisonnement en 25 étapes numérotées, il part de la théorie du langage et de l'observation du jeu des animaux pour définir ce qu'est le jeu et le fantasme. Bien qu'il ne fasse pas référence à Freud, li'idée est semblable : le fantasme est le domaine du jeu.

En effet, si des animaux ont des comportements "analogues mais pas identiques" aux situations qu'ils miment (combat, poursuite), c'est qu'ils sont capable de comprendre la dimension symbolique de la communication. Après avoir posé le principe de la carte et du territoire (l'un n'est pas l'autre) Bateson, à l'instar de Suzanne Lilar, fait alors un parallèle avec le trompe l'oeil qui représente un type particulier de métacommunication puisqu'il n'a de sens que lorsque le spectateur perçoit la supercherie, donc les deux niveaux de réalité. Enfin il aboutit a la conclusion, pour ce qui nous intéresse, que le jeu est un succédané du paradoxe d'Epiménide (appelé aussi paradoxe du menteur) qui est faux et vrai à la fois ! 

Si on ajoute qu'en un paragraphe il présente de manière lumineuse une thèse équivalente à celle de Winnicott sur le lien entre le jeu et la psychanalyse on peut dire que son court article vaut la lecture de Freud (Le créateur littéraire et la fantaisie), Groos (Les jeux des animaux), Winnicott (Jeu et Réalité), Lilar (Dialogue de l'ananlogiste avec el professeur Plantenga), Fink (Le jeu comme symbole du monde) et Bettelheim (Pour être des parents acceptables), rassemblés en quelques pages, avec en sus des innovations que je n'ai retrouvées nulle part... et tout ça dès 1954. Alors même que dans son autre article A propos du jeu et du sérieux, sous l'apparence d'un dialogue amusant avec sa fille, il propose une appréhension originale de la tricherie "Parce que tricher c'est tout simplement ne pas savoir comment jouer" (p. 40) ainsi que de la réalité comme envers du jeu (et non l'endroit !). Magistral.

Et comme si tout cela n'était pas suffisant, vous aurez droit en bonus à l'excellente réflexion Comment penser sur un matériel ethnologique (1940), qui est sans doute ce qu'on a écrit de plus pertinent sur la méthodologie en sciences humaines : ou comment l'analogie peut être une approche scientifique...

Une théorie des jeux et du fantasme & A propos des jeux et du sérieux & Comment penser sur un matériel ethnologique de Gregory Bateson, in Vers une écologie de l'esprit, tome 1, Seuil 1977, p. 41-47 ; p. 105-121 & p. 247-264, 9 €.