samedi 27 février 2010

Le joueur d'échecs


Le parangon des romans sur le jeu est un roman qui s'interroge sur le génie sur fond de montée de l'idéologie fasciste dans le monde. Dernier roman de Zweig, publié à titre posthume, il use d'une langue de toute beauté. On peut certes lui reprocher, dans la droite ligne des nouvelles de Goethe, un aspect un peu trop démonstratif, mais les réflexions qu'il portent sur le jeu, sont aussi pertinentes que merveilleusement exprimées.

Par exemple, à propos du jeu d'échecs : "N'est-ce pas aussi une science, un art, ou quelque chose qui, comme le cercueil de Mahomet entre ciel et terre, est suspendu entre l'un et l'autre, et qui réunit un nombre incroyable de contraires ? L'origine s'en perd dans la nuit des temps, et cependant il est toujours nouveau, sa marche est mécanique, mais elle n'a de résultats que grâce à l'imagination ; il est étroitement limité dans un espace géométrique fixe, et pourtant ses combinaisons sont illimitées. Il poursuit un développement continuel, mais il reste stérile ; c'est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n'établit rien, un art qui ne laisse pas d'oeuvre, une architecture sans matière..."

Voici une belle description, entre inutilité objective et fascination subjective, de l'attrait que peut exercer le jeu sur l'homme. Le parallèle entre le jeu et l'être humain y est en outre parfaitement dessiné : qu'y a-t-il à la fois de moins productif et, donc, de plus humain que de jouer ? Le jeu ne constitue-t-il pas la symbolique ultime de toutes les actions humaines ? N'est-il pas ce livre sans fin qui sauve physiquement le héros, et le perd psychiquement ? Une parabole de la lutte éternelle du pouvoir contre l'imagination ?

Un très bel hommage, au delà des échecs, à cet "art sans oeuvre" qu'est le jeu.

Le joueur d'échecs de Stefan Zweig, Nathan 2008, 125 p., 3.90 €

mardi 9 février 2010

L'art invisible


Il existe des livres qui ne ressemblent à aucun autre. L'art invisible, comme le dit son auteur, est un livre qui ne s'explique pas : une bande dessinée sur la bande dessinée. Pour comprendre pourquoi disserter de la bande dessinée comme d'un art, certes graphique,mais dont l'intérêt réside avant tout dans ce qui n'est pas montré, l'ellipse, il faut lire cette bd qui fait tomber plus d'un préjugé.

C'est là que la bande dessinée prend tout son sens : en traduisant par l'exemple sa démonstration, en se mettant en scène au milieu des vignettes, l'auteur met son propos en adéquation avec la forme de son essai. La langue est simple et directe comme l'art qu'elle prétend décrire. La bande dessinée est abordée sous tous les angles fondamentaux : pourquoi en dessine-t-on et en lit-on, comment s'inscrit la bande dessinée dans l'histoire de l'art, quel est le langage propre à la bande dessinée, comment s'empare-t-elle du temps et de l'espace, pourquoi la couleur, quelles sont les étapes de sa réalisation, quels sont ses fondements, quel rôle remplit-elle dans notre culture ?

Ce livre fait penser, en moins scientifique et novateur tout de même, à une version didactique de La morphologie du conte de Vladimir Propp. Sa forme qui épouse parfaitement son propos, sa façon d'aborder le sujet sous tous les angles, de le réduire à des théorèmes simples qui dépassent le cadre de la bande-dessinée, font de ce livre un modèle pour tout étude qui tente de faire le tour d'un art. Et c'est précisément sur ce point qu'il devrait être une source d'inspiration pour la réflexion sur le jeu. Toutes les questions que posent l'art invisible, simples et pourtant fondamentales, peuvent être posées au jeu, et devraient lui être posées.

Un essai ludique, plein d'humour, à lire absolument pour toute personne que les réflexions sur l'art quel qu'il soit, sa définition, sa forme et sa fonction intéresse. La dimension et la justification de cet art populaire, au même titre que le jeu, sont en outre particulièrement bien cernées.

L'art invisible de Scott McCloud, Delcourt 2007, 224 p., 15 €.

lundi 1 février 2010

Le créateur littéraire et la fantaisie

Faite en 1907, cette conférence de 14 pages est un modèle de clarté, de simplicité et d'intelligence. On pourrait penser qu'elle n'a que peu de rapport avec notre passion, et pourtant elle nous est précieuse car c'est l'un des rares textes de Freud qui mentionne le jeu, dans un passage désormais célèbre : "L'occupation la plus chère et la plus intense de l'enfant est le jeu. Peut-être sommes-nous autorisé à dire : chaque enfant qui joue se comporte comme un poète, dans la mesure où il se crée son monde propre, ou, pour parler plus exactement, il arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau à sa convenance. Ce serait un tort de penser alors qu'il ne prend pas ce monde très au sérieux ; au contraire, il prend son jeu très au sérieux, il y engage de très grande quantités d'affect. L'opposé du jeu n'est pas le sérieux, mais ... la réalité. L'enfant distingue très bien son monde ludique, en dépit de tout son investissement affectif, de la réalité, et il aime étayer ses objets et ses situations imaginées sur des choses palpables et visibles du monde réel. Ce n'est rien d'autre qui distingue encore le " jeu " de l'enfant de la "fantaisie"."

On cherchera en vain une démonstration scientifique, le style de Freud est littéraire et sa méthode à l'avenant. Il prend un exemple probant et s'en sert pour appuyer le bien-fondé de sa réflexion. Malgré cette légèreté des arguments, les rapprochements restent, plus d'un siècle après leur écriture, plein de pertinence : le jeu est au rêve ce que la création est à la fantaisie (= rêve éveillé), tout à la fois sa mise en forme et l'exaltation du moi, le plaisir du simulacre qui permet l'accomplissement de désirs inassouvis ou la recréation de reminiscences de l'enfance. Ainsi, en quelques mots, Freud dévoile les fondements de la fiction et de son attrait pour l'être humain. Bien entendu ces rapprochements, tout explicites qu'ils soient, ne sont pas complètement circonscris et ainsi Freud d'affirmer péremptoirement que les adultes ne jouent plus, ou de s'étonner de manière assez naïve de ce qu'un roman, qualifié de gare par prudence, traite toujours d'un héros vu de l'intérieur, donc du moi. La raison en est pourtant que tout art ne traite jamais que de son auteur objectivé (à la troisième personne), c'est-à-dire du spectateur, de l'auditeur, du joueur... et c'est donc de cette communion des "moi" que provient l'émotion.

Cette réflexion n'est est pas moins stimulante sur le jeu, l'art, l'enfance, le plaisir, la fiction, le rêve, l'émotion, la création, les héros et nous, car force est de constater qu'en quelques pages à peine Freud fait le tour du rapport de l'homme à la culture, son rêve éveillé, sa fontaine de jouvence, sa part d'éternité dont il est le centre. Magistral.

Le créateur littéraire et la fantaisie in L'inquiétante étrangeté et autres essais de Sigmund Freud, Gallimard 1985, p. 29-46, 7.70 €