dimanche 31 janvier 2010

Au-delà du principe de plaisir

C'est dans ce petit essai que se trouve l'épisode bien connu du fort-da, de l'enfant qui jette une bobine et dit "parti" quand la bobine est loin de ses yeux, et "là" quand elle revient. Cette variante du jeu universel du "coucou je suis là" est la cristallisation de l'angoisse de la séparation d'avec la mère que l'enfant cherche à résoudre dans le jeu, et annonce les travaux de Bettelheim sur la question, tout en posant le principe de plaisir comme opposé au principe de réalité et liant ces deux principes à celui de répétition : 

"Les manifestations d'une contrainte de répétition, que nous avons décrites dans les activités précoces de la vie d'âme enfantine, ainsi que dans les expériences vécues de la cure psychanalytique, font voir à un haut degré le caractère pulsionnel et, là où elles se trouvent en opposition au principe de plaisir, le caractère démonique. Dans le jeu des enfants, nous croyons saisir que l'enfant répète tout aussi bien l'exprience vécue empreinte de déplaisir, pour la raison qu'il acquiert par son activité, une maîtrise bien plus fondamentale de l"impression qu'il ne le pouvait en la vivant de façon purement passive. Chaque répétition renouvelée semble améliorer cette domination à laquelle il aspire, et même lors d'expériences vécues empreintes de plaisir, l'enfant ne peut se lasser des répétitions et il s'en tiendra inexorablement à l'identité de l'impression."

Freud soutien ainsi que le déplaisir peut-être nécessaire au plaisir et que de même le plaisir inassouvi peut être la source de déplaisir. Le seul besoin de maîtrise d'une impression frappante n'est donc pas la seule motivation au jeu et le recours à la fiction permet d'assouvir ce que le principe de réalité n'autorise pas, ne serait-ce que par la répétition de l'expérience. Cette introduction à la réflexion de Freud sur le principe de mort est pour nous bien plus intéressante que son développement ultérieur qui tient plus de la spéculation contestable autour du principe d'homéostasie (le corps fuit les écarts de tension), principe qui semble échapper à Freud en même temps que son discours.

Un petit essai pertinent et stimulant pourvu qu'on ne s'aventure pas "au-delà du principe de plaisir".

Au-delà du principe de plaisir de Sigmund Freud, PUF 2010, 76 p., 9 €

dimanche 24 janvier 2010

La loterie de Babylone


Borges est obsédé par des thèmes récurrents comme la culture et l'absurde qu'il décline en de multiples fictions qui sont autant de variations de notre monde, miroirs déformants ou négatifs de celui-ci. Sa nouvelle la plus connue, La bibliothèque de Babel décrit ainsi un univers qui ne serait qu'une bibliothèque infinie, Borges s'interrogeant alors sur ce que serait les pouvoirs spirituel et temporel de cet univers, ou encore les espoirs et les craintes de ses habitants.

La loterie de Babylone imagine que la capitale du monde antique serait régie par le jeu, et les conséquences qu'aurait celui-ci sur la vie de ses citoyens. Que devient le jeu quand il échange sa place avec la réalité ? Ne devient-il pas son contraire ? Si le monde n'était qu'un jeu, ne ressemblerait-il pas finalement au nôtre ? Le jeu n'est-il pas une façon de vivre la réalité ?

Ces réflexions, certes toutes relativement intellectuelles, sont loin d'être dénuées d'humour, et leur forme incisive ne lasse jamais, la nouvelle ne dépassant pas la dizaine de page. Le soin apporté à la morale de l'histoire, en forme d'abîme, nous hante bien après en avoir refermé les pages.

Car pour Borges, le jeu est une parabole de l'existence où la place du joueur revient à Dieu, celle de l'homme se résumant à celle du pion, comme en témoigne magnifiquement son poème sur les échecs : Mais qui de vous sent sa marche gouvernée ? / La main ni le joueur, vous ne sauriez les voir ; / Vous ne sauriez penser qu’un rigoureux pouvoir / Dicte votre dessein, règle votre journée. / Le joueur, ô Khayam ! est lui-même en prison, / Et c’est un échiquier que l’humain horizon : / Jours blancs et noires nuits, route stricte et finie.

Une réflexion en forme de miroir, obsédante et fascinante.

La loterie de Babylone in Fictions de Jorge Luis Borges, Gallimard 1974, p. 61-69, 4.50 €.

mardi 12 janvier 2010

Petits joueurs : les jeux spontanés des enfants et des jeunes mammifères


L'étude parallèle des jeux animaux et humains n'est pas une idée nouvelle, et dès le XIXe siècle lorsque Karl Groos s'intéresse aux premiers c'est pour comprendre l'origine du jeu des humains : le jeu, activité culturelle par excellence, puisque intellectuelle, trouve-t-elle son explication dans les jeux apparents des animaux ? La démarche analogue de Stéphane Jacob, tout en adaptant le livre de Thomas Power Play and exploration in children and animals, propose un point de vue évolutionniste pour répondre à la question Pourquoi joue-t-on ?.

La principale critique est que malgré un titre prometteur, à la fois imagé et amusant, ce livre n'est ni l'un ni l'autre. S'affichant comme une vulgarisation, il est imprimé en noir et blanc en corps 10 sans saut de ligne, ne dédaigne pas le jargon universitaire et ne s'intéresse qu'à faire la synthèse de (très) nombreuses observations de terrain. Or bien que privilégiant outrageusement la bibliographie anglo-saxonne, il fait pourtant l'impasse sur l'authentique vulgarisation de Susanna Millar : La psychologie du jeu chez les enfants et les animaux. C'est bien dommage car à la différence de ce dernier, l'ouvrage de Stéphane Jacob est plutôt aride à lire, et le manque de hauteur de vue inquiète. Par exemple l'auteur, à la suite d'autres chercheurs, réfute l'hypothèse que les jeux chez les cerfs mâles prépareraient aux futurs affrontements de la période des amours, au prétexte que ceux-ci ne s'entraînent jamais à la charge frontale lorsqu'ils jouent. Il ne lui vient pas à l'esprit que c'est précisément parce que cette manoeuvre est dangereuse, étant susceptible de blesser gravement le partenaire, comme pourraient l'être un coup à la gorge ou aux yeux dans un jeu enfantin, que les jeunes joueurs se les interdisent spontanément tant qu'ils sont dans le registre du jeu. Enfin n'importe quel sportif vous dira que s'entraîner à la nage vous rend plus performant à la course...

La conclusion est à l'image du reste de l'ouvrage : le jeu serait un processus de maturation nerveuse qui pousserait à la recherche de stimulations. Réponse qui satisfait sans doute le biologiste mais qui ne répond sûrement pas à la question Pourquoi joue-t-on ?. Résultat qui n'est guère surprenant au regard de la bibliographie, dénuée de toute référence épistémologique à cette question. Enfin si le processus de maturation est retenu, il n'explique pas pourquoi les humains adultes continuent à jouer...

Mais ces critiques faites, Petits joueurs n'en est pas moins un état de l'éthologie ludique passionnant, dévoilant les différentes formes que prend le jeu chez les animaux avec des analogies intéressantes chez l'enfant, pour peu que ce sujet vous intéresse... et seulement lui.

Petits joueurs : les jeux spontanés des enfants et des jeunes mammifères de Stéphane Jacob et Thomas Power, Mardaga 2006, 156 p., 19 €