lundi 29 juin 2009

L’être et le néant

Réputé illisible, cet essai de presque 700 pages est au coeur de la philosophie existentialiste. Pour Sartre, le néant n’existe que comme négation de l’être, et il ne peut y avoir être sans sa négation, car la possibilité d’être engendre celle de ne pas être. Ce néant n’est pas inexistence, mais justement ex-istence, c’est-à-dire le fait étymologiquement d’être hors de soi, donc d’avoir conscience d’être. Cet être “pour soi” nous distingue de l’”être en soi” des animaux qui n’ont pas conscience d’être et nous donne accès à l’”être pour autrui” qui est notre regard objectivé sur nous-même. La distance de l’être en soi à l’être pour soi et pour autrui définit la mauvaise foi, c’est-à-dire la possibilité pour l’homme d’échapper à l’objectivité (le fait d’être transformé en chose, d’être saisi comme par un mot) et d’être libre : “Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi.” (p. 84)

Le rapport de l’être au néant, du moi à la conscience de soi, définit l’essence de l’homme puisque celle-ci réside dans la conscience : “Elle est donc, par définition, un processus humain.” (p. 58) En effet Sartre renverse ainsi le cogito ergo sum de Descartes : Je suis donc je pense ; ou plus exactement : J’ai conscience d’être donc je pense. Le terme de processus est important car c’est lui qui va mettre Sartre sur la voie du jeu. Le jeu est ce mouvement perpétuel de l’être à sa conscience d’être, de ce qu’on éprouve (être) à ce que l’on se regarde éprouver (existence). C’est le passage célèbre du garçon de café : “Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.” (p. 94) Le jeu est donc la réaction de notre être en soi, notre attitude naturelle, à la pression de notre être pour soi, l’idée que nous nous faisons de ce que nous sommes ou devrions être, autant qu’à celle de notre être pour autrui, l’image que nous renvoie la société de ce qu’elle attend de nous. Ce garçon n’est pas tout à fait un garçon de café car il tend à l’être, et ce faisant il l’est exagérément car il joue à l’être plutôt que de se contenter d’être. Et cependant, il l’est complètement.

Ainsi Sartre part de la mauvaise foi, le divorce entre ce que l’on sait être et ce que l’on prétend de soi, pour aboutir au jeu, qui exprime parfaitement le “processus humain” de navigation perpétuelle entre l’être en soi (le moi), l’être pour soi (le ça) et l’être pour autrui (le surmoi). Etrangement c’est la mauvaise foi dont Sartre a préféré retenir l’image (et nommer son chapitre), peut-être plus provocante mais aussi moins vraie, car elle implique un divorce et non une synthèse entre les différents degrés de l’être. L’illustration la plus forte de cette alchimie n’est cependant pas celle du garçon de café, mais de la femme entreprise par un homme : “C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté.” (p. 90). Sartre la qualifie de femme de mauvaise foi, je préfère dire pour ma part qu’elle joue, mi dupe mi lucide, afin d’entraîner son partenaire (d’amour et de jeu) avec elle dans la dimension symbolique, afin de se dévoiler tout en se cachant et de vérifier par cela la capacité de son partenaire à jouer le jeu, afin de vivre pleinement l’instant, le corps et l’esprit jouant de concert une partition à deux voix, afin de se présenter, et être elle-même, entière.

La feintise ludique serait ainsi, pour paraphraser Schiller, le seul état où l’homme prend la dimension de lui-même, n’étant tout à fait homme que là où il joue. Une lecture essentielle autant qu’existentielle.

L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, Gallimard, pp. 56-132, 15 €.

vendredi 12 juin 2009

Les joueurs de trictrac

Pieter de Hooch (1629-1694?) peint en 1653 des joueurs de trictrac soit dix ans avant ses joueurs de cartes. Le choix de soldats montre que sa situation n'est pas encore celle des années suivantes. Ce peintre de genre réalise ici un tableau plus descriptif, où son style réaliste fait merveille : détail des habits, des postures, visages typés qui rendent la scène vivante, voire exotique. Il peint pour la bourgeoisie qui aime le détail vrai, fut-il caricatural. On porte l'épée au côté ou le plastron de cuirasse, en buvant, en fumant, en jouant au jeu à la mode, debout ou assis, tout en se racontant des histoires.

La situation de jeu n'est pas certaine, si ce n'est que le soldat est prêt à agiter ses dés pour les lancer, et qu'il semble que la femme, suspendue aux lèvres du conteur, en oublie de passer le cornet à dés à l'épéiste, qui pourrait être son mari. En effet, le trictrac se jouant à deux, il est évident que la femme ne joue pas, et que le conteur est assis à la place de l'invité. Elle est peut-être là pour remplir les verres des joueurs, en tout cas pour écouter l'histoire. La partie de jeu est donc secondaire, si ce n'est qu'elle est le centre d'un moment de détente et des plaisirs qui lui sont associés : vin, tabac, bavardages. Le peintre a pris plaisir à représenter la joie simple de la convivialité. La symbolique est pratiquement nulle.

C'est toute l'originalité de ce tableau, car le jeu est normalement un moment de tension qui permet de peindre une histoire, des émotions, des non-dits. Ici seul transperce la quiétude et la futilité du moment : les armes sont au fourreau, le vin au fond des verres, les mises absentes ; les visages sont joyeux, les postures amicales et franches. Aucun jugement moral sur la paresse, aucun mépris des humbles, mais l'opportunité d'assister à un moment de bonheur spontané et innocent : la réunion des hommes autour du jeu pour le plaisir d'être ensemble et de partager. Car au delà de la classe sociale, le plaisir, qu'il soit celui de fumer, de boire, de jouer ou d'échanger est profondément humain, donc fédérateur. Et pour le spectateur, le plaisir esthétique du beau rejoint ceux évoqués dans la scène, éveillant par résonance avec notre "je" la sensation d'être bien.

Les joueurs de trictrac de Pieter de Hooch, National Gallery of Ireland à Dublin, 1653.

vendredi 5 juin 2009

L'homme-dé


Un livre qui débute par cette phrase : "Le style fait l'homme", dit un jour Richard Nixon, et il passa sa vie à ennuyer ses lecteurs" ne peut être mauvais. Ecrit dans les années 70, ce vrai-faux roman subversif dont l'auteur est à la fois l'anti-héros du livre, prône le dé comme méthode d'affranchissement du moi. En effet sous prétexte que la société nous force à être quelqu'un dont on n'a pas envie, on devient nécrosé parce qu'on échoue à réussir. En proposant de choisir toute option selon le seul principe qu'une partie de nous, même la plus infime, pourrait secrètement le souhaiter, le dé nous détache de nos angoisses en nous imposant des choix extérieurs à nous, dont le résultat, réussite ou échec, ne saurait nous bouleverser. Le dé devient alors la possibilité pour chacun d'expérimenter toutes les facettes de l'âme humaine, tous les rôles de la vie, sans qu'aucune morale ne vienne nous brimer. Il est par exemple possible de faire le mal, mais comme nous ne faisons qu'obéir au dé, il ne saurait être considéré en tant que tel.

On imagine donc sur ce principe une nouvelle courte et drôle, qui épuise rapidement les possibilités de ce postulat libertaire. En fait il n'en est rien, ce pavé de plus de cinq cent pages, est minutieusement construit malgré un propos satirique. Il envisage jour après jour ce qu'un personnage qui confierait sa vie aux dés pourrait devenir, les réactions de son entourage, de la société, et jusqu'à quel point un tel parti-pris serait viable. Si l'histoire captive de bout en bout, c'est que le véritable auteur est aussi docteur en psychologie, et qu'il a en partie mis en pratique ce que vante le livre, il connaît donc les limites et les écueils de sa théorie. Tout est crédible, et la réflexion sous jacente à ce jeu perpétuel, sans fin ni limite avec la réalité, est passionnante. Luke (chance en anglais) dégoûte et fascine à la fois.

Le plus étonnant c'est que l'épistémologie du jeu méconnaît ce joyaux qui n'est pas sans évoquer Un jour sans fin, le film d'Harrold Ramis (1993) où Bill Murray est condamné à revivre éternellement la même journée, passant par toutes les émotions humaines avant de se sauver par l'émotion la plus éloignée de lui, l'amour. Ici, le propos est beaucoup plus corrosif et noir, mais le héros connaît lui aussi des transformations sans fin au gré des dés, et le lecteur assiste amusé aux multiples retournements de situation. Mais si Un jour sans fin véhicule un message positif, on assiste au récit d'une autodestruction burlesque, qui introduit une distance salutaire entre la fascination qu'on peut éprouver pour le héros et l'avertissement que constituent les conséquences désastreuses sur sa vie.

C'est sans doute le roman où le jeu est poussé le plus loin, puisqu'il envahit la réalité au point de s'y substituer, celle-ci devenant alors aux yeux du narrateur à la fois sans conséquences et enfin intéressante, et aux yeux de la société profondément subversive.

Et si la transgression était finalement le propre du jeu ?

L'homme-dé de Luke Rhinehart, Editions de l'Olivier 1998, 540 p., 12 €.