Maintenir un blog bibliographique est d’abord
un moyen de garder une trace de ses lectures, mais parfois aussi le plaisir de
se voir conseiller de nouvelles lectures par un connaisseur anonyme. C’est le
cas pour Le pays des jouets dont je
remercie ici le lecteur qui m’en a fait la recommandation. La pensée de Giorgio
Agamben n’est pas des plus faciles à suivre, et sa préoccupation semble être
davantage l’histoire que les jouets. Ce faisant, comme tous les penseurs originaux,
il délivre par ricochet des analyses stimulantes sur le jeu (et son complément inverse :
le rite). Ainsi que le souligne déjà Christian Duverger : « Le rite fixe et structure le calendrier, le
jeu au contraire – même si nous ignorons encore comment et pourquoi – l’altère
et le détruit. » (p. 121). La différence entre le calendrier solaire
et lunaires est synonyme de fêtes et de jeux, comme c’était le cas pour les
Romains qui au moment des Saturnales autorisent le jeu qui reste interdit à
tout autre moment de l’année. Le jeu et la fête deviennent ainsi un moyen de
solder et de prendre congé de l’année finissante avant d’annoncer l’ordre
régénéré de l’année nouvelle.
L’histoire devient le produit du rapport
entre rite, qui fixe le mythe, et jeu qui le réactualise en faisant revivre
l’événement. Gorgio Agamben poursuit
alors en précisant cette opposition entre
rite et jeu : « On peut
affirmer que le rite a pour tâche de résoudre la contradiction entre le passé
mythique et le présent, en supprimant l’intervalle qui les sépare et en
rassemblant tous les événements dans la structure synchronique. Le jeu, quant à
lui, procède à une opération symétrique et inverse : il temps à rompre le
lien entre passé et présent, à dissoudre la structure, à la faire voler en
éclats événementiels. En d’autres termes, si le rite est une machine à
transformer la diachronie en synchronie, le jeu est au contraire une machine à
transformer la synchronie en diachronie. » (p. 129). Le jeu est
diachronique car il réactualise par l’expérience propre du joueur la symbolique
attachée au jouet qui la véhicule, afin de se l’approprier, alors que le rite
fixe à travers le temps et de manière intemporelle un usage décorrélé de son
contexte dont la réussite tient tout entière dans la capacité de l’homme à le
restitué tel qu’il a été fixé. Le rite est donc simulacre là où le jeu est
au sens propre recréation.
Mais l’opposition entre les deux termes est
celle de la complémentarité : « Plus
précisément, nous pouvons considérer le rite et le jeu non comme deux machines
distinctes, mais comme une seule et même machine, comme un système binaire
unique, articulé sur deux catégories indissociables dont la corrélation et la
différence permettent au système de fonctionner. » (p. 130) C’est le
temps figé du mythe qui en se combinant au potentiel créatif du jeu détermine
le temps historique. Quoique il faille relativiser puisque : « On ne peut pas plus identifier la synchronie
à la statique que la diachronie à la dynamique, d’autre part et surtout il n’y
a pas d’événement pur (de diachronie absolue), ni de pure structure (d’absolue
synchronie) : tout événement historique représente un écart différentiel
entre diachronie et synchronie, instaurant entre elles une relation
signifiante. » (p. 132) Cette opposition est donc d’autant moins
franche que l’un contient toujours un peu de l’autre, et que l’histoire assure
une alternance entre ces deux pôles : « Dans les sociétés à histoire cumulative, le temps linéaire est toujours
freiné par l’alternance et la répétition du temps de la fête, qu’enregistre le
calendrier ; dans les sociétés à histoire stationnaire, le temps cyclique
est toujours interrompu par le temps profane. » (p. 136)
Et Giorgio Agamben de conclure que le
religieux et le profane sont liés jusque dans les survivances que les deux
domaines, sacré et profane, gardent l’un de l’autre : le rite peut donner
lieu à des jeux comme les jeux olympiques ou le tachtli aztèque, et le jeu reste le témoin d’un contenu
mythique : « On jouait avec le
‘‘mort’’, comme le font aujourd’hui encore les joueurs de cartes. Bachofen, on
le sait est allé plus loin encore, en affirmant que ‘‘tous les jeux ont un
caractère funéraire (…). La méta est toujours une pierre tombale (…).’’ (p.
140). Une réflexion stimulante qui fait de l’histoire la passerelle nécessaire
entre le temps sacré immobile et celui cyclique et autarcique de la fête,
empruntant sa linéarité au premier et sa capacité à créer l’événement au
second, tout en positionnant le rite face à son pendant profane : le jeu.
Enfance
et histoire
(1978) de Gorgio Agamben, Payot & Rivages 2010, p. 115-151.