jeudi 22 janvier 2009

Le jeu-projet : structure - hasard - liberté


Il existe des livres essentiels sur le jeu, références incontournables des spécialistes du jeu comme Homo Ludens de l'historien hollandais Johann Huizinga, des références indues, dont personne ne sait pourquoi elles sont des références, comme Les jeux et les hommes de l'académicien Roger Caillois, des références de passionnés, connues seulement des spécialistes les plus curieux, comme Le tableau du maître flamand d'Arturo Perez-Reverte, qui "ne saurait être pertinent du simple fait de son statut de roman", et enfin la dernière catégorie, celles des références inconnues, que personne n'a lues.

Le jeu-projet est assurément de celles là. Edité par une association de ludopédagogie, écrit par un polytechnicien qui se piquait de psychologie cognitive, il est de ces livres ardus par le condensé d'intelligence qu'ils contiennent. Convaincu des vertus pédagogiques du jeu, son auteur délaisse tout le jargon universitaire pour descendre au niveau de son lecteur. Parfois on sent le polytechnicien revenir au galop quand il aborde les théories de la décision ou les arbres de Kuhn. Pourtant on peut dire que tout y est : le jeu-projet a l'ambition de faire le tour de la question, de la définition à la catégorisation des jeux, en passant par les théories de la stratégie, tout en abordant le jeu sous tous les angles possibles : mathématique, philosophie, psychologie, histoire et bien sûr société.

C'est peut-être les seules critiques qu'on puisse faire à l'ouvrage qui tient absolument à démontrer les vertus pédagogiques du jeu en confondant ce qui est propre au jeu et ce qui ne l'est pas, en insistant trop sur la théorie et pas assez sur la pratique. C'est un peu paradoxal pour un ouvrage d'abord destiné aux formateurs, qui sont loin d'être tous des spécialistes du jeu, qu'il risque donc de submerger. Il semble que l'auteur ait confondu exhaustivité et qualité de l'argumentaire avec l'accessibilité.

C'est en revanche une mine d'information pour le spécialiste, sorte d'état de l'art de la pensée intelligente sur le jeu, aussi érudite que novatrice. Un ouvrage fondamental autant qu'indispensable à qui veut penser le jeu par lui-même, loin de Caillois dont l'épistémologie actuelle se gargarise pour s'épargner la peine de réfléchir.

Le jeu-projet de François Pingaud, Groupe d'Etudes Ludopédagogiques 2002, 221 p., épuisé.

vendredi 16 janvier 2009

Le joueur

Représentée en 1696 et publiée l'année suivante, cette pièce peu connue mais que Voltaire plaçait à l'égal des meilleures comédies de Molière, explique peut-être son oubli par sa conclusion surprenante : ici c'est le barbon qui épouse la dame convoitée et le héros jeune et inconséquent qui est éconduit. Comédie aux vers recherchés et à l'humour raffiné, son aspect moraliste contraste avec le deus ex machina des comédies de Molière dont l'intervention aplanit les difficultés insurmontables rencontrées par les amants. Ici point de conclusion abracadabrante, mais simplement la punition logique d'une conduite condamnable malgré les efforts entrepris par tous les personnages pour amender le héros. Quant au barbon, il est plein de courtoise et homme du monde afin que  les choses restent à leur place. C'est sans doute cet aspect conservateur, célébrant la supériorité de la société et de ses règles sur l'individu délétère, qui ôte au théâtre de Regnard une partie de son mordant, mais qui apparaît aujourd'hui original, voire iconoclaste.

D'autant que Valère, joueur impénitent au point de renommer son serviteur Hector, comme le valet de carreau, est le client idéal pour placer dans sa bouche quelques propos subversifs dont Regnard semble, comme Molière, régaler son public et lui avec :

"Le jeu rassemble tout : il unit à la fois
Le turbulent marquis, le paisible bourgeois.
La femme du banquier, dorée et triomphante,
Coupe orgueilleusement la duchesse indigente.
Là sans distinction, on voit aller de pair
Un laquais et commis avec un duc et pair ;
Et quoi qu'un sort jaloux nous ait fait d'injustices,
De sa naissance ainsi l'on venge les caprices."
(Acte III, scène 6, p. 69)

Une oeuvre à l'image de son sujet, divertissante et libre, où l'auteur sous le couvert du jeu - scénique - et du genre comique fait passer un message plus insidieux qu'il ne semble, même si la réalité reprend naturellement ses droits à la fin. Réjouissant.

Le joueur de Jean-François Regnard, Larousse 1934, 123 pages, épuisé.

vendredi 9 janvier 2009

Les tricheurs

Initiateur de la peinture de genre du tricheur, Le Caravage (1571-1610) s'amuse ici avec un thème du quotidien représenté avec un grand réalisme. Le thème du jeu, divertissement populaire et convivial, attise l'intérêt en cristallisant les attitudes et les émotions des personnages comme des spectateurs, la tricherie appelant un jugement moral, donc une prise de parti. Comme peinture de genre, c'est la dichotomie des attitudes (réservées et mesurées / caricaturales et actives), des vêtements (sombres et élégants / bariolés et négligés), des classes sociales (noble / aventuriers) et finalement de leur posture devant la vie représentée par le jeu qui intéresse le peintre, plus que le jeu lui-même dont on ne sait presque rien : les cartes des joueurs ne sont pas visibles, le signe du tricheur le plus âgé est vague, et la carte retirée, un six de trèfle n'a qu'une valeur symbolique : le trèfle représentant la trinité, autrement dit le destin (sans oublier que nous avons affaire à trois personnages) alors que le six est le chiffre du péché.

Les deux tricheurs incarnent les deux faces de la fourberie : le tricheur le plus jeune est disgracieux et semble peu futé, à ce titre il ne peut éveiller la méfiance de son partenaire de jeu, mais il est l'exécutant habile de la tricherie. Il est l'homme de main et d'arme de son complice plus âgé, qui sous le dehors de conseiller le jeune noble indique en fait les combinaisons de cartes à son adversaire, il est la tête pensante de l'arnaque. S'il n'y a pas d'argent visible sur la table, il semble que la coupelle soit prévue à cet effet, et indiquerait donc qu'il s'agit du début de la partie avant les mises. On peut donc supposer qu'il s'agit d'une partie de Prime, ancêtre du poker, et que le tricheur indique une paire ou la valeur faciale d'une combinaison avec les deux doigts de la main. Le tablier de tric-trac, autre jeu de hasard traditionnellement associé à des mises, reproduit avec les dés la configuration des joueurs, le gobelet en forme de puits incarnant sans doute la perdition, dangereusement proche du joueur innocent.

Au delà des symboles, les attitudes des joueurs traduisent le poids de la tension tout entier porté vers le pigeon et le dénouement potentiels, le gant percé du tricheur le plus âgé trahissant la réalité misérable de ses intentions tout comme la dague de son complice. Le jeu comme dialogue coupable entre les classes sociales, est à la fois l'instrument de perdition pour les hommes de devoir, et la revanche des envieux. Cette portée moralisatrice est un prétexte acceptable aux yeux des mécènes fortunés auprès desquels les jeux de hasard font alors fureur à l'époque moderne. Une passion coupable et risquée représentée avec tout l'attrait ambigu de l'interdit.

Les tricheurs de Le Caravage, Kimbell Art Museum, vers 1594.