samedi 29 décembre 2012

Les jouets

Mythologies rassemble les croyances et travers des contemporains de Roland Barthes à travers une série d’articles que l’auteur a fait paraître de 1954 à 1956, le style y est donc alerte et ironique et ne constitue pas en soi une œuvre de recherche : « Nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissants à rendre sa totalité : car si nous pénétrons l’objet, nous le libérons mais nous le détruisons ; et si nous lui lissons son poids, nous le respectons, mais nous le restituons encore mystifié. » (p. 272). La vision d’un intellectuel sur le jouet et ses mutations pendant les Trente glorieuses, âge d’or du consumérisme, semble une chance, et l’on retrouve avec plaisir une thèse, à priori originale, servie par une plume adroite : « Les jouets courants sont essentiellement un microcosme adulte ; ils sont tous reproduction amoindries d’objets humains, comme si aux yeux du public l’enfant n’était en somme qu’un homme plus petit, un homonculus à qui il faut fournir des objets à sa taille. » (p. 63) reformulé plus loin ainsi : « Le jouet français est comme une tête réduite de Jivaro, où l’on retrouve à la taille d’une pomme, les rides et les cheveux de l’adulte. » (p. 63-64)

Le problème est qu’au-delà d’une pensée simplificatrice, puisque l’auteur s’imagine que l’enfant innocent est corrompu par un adulte sans scrupule qui lui impose ses préoccupations et sa vision du monde, celle-ci oublie carrément que le succès d’un jouet est d’abord le fait des enfants. Suit alors un argumentaire sur le rôle colonialiste et castrateur du jouet moderne : « On peut par là préparer la petite fille à la causalité ménagère, la ‘‘conditionner’’ à son futur rôle de mère. Seulement, devant cet univers d’objets fidèles et compliqués, l’enfant ne peut se constituer qu’ne propriétaire, en usager,  jamais en créateur ; il n’invente pas le monde il l’utilise : on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et sans joie. » (p. 64) Le jouet est donc le cheval de Troie des adultes qui va permettre de leur imposer leur futur rôle malgré eux, d’en faire des futurs propriétaires, des Philistins derrière lesquels le bourgeois semble même percer, par opposition à l’artiste créateur qu’ils sont chacun dans l’âme. C’est beau mais complètement ignorant de l’usage transgressif qui est fait par les enfants, le Goldorak en plastique pouvant être tour à tour détourné en fusil, en monstre, voire en pouce à se mettre dans la bouche, comme l’explique bien Gilles Brougère dans Le jouet : valeurs et paradoxes d'un petit objet secret. L’appropriation chez les enfants est la marque de leur créativité, les deux termes ne s’opposent pas.

Le monde est binaire et manichéen, après les bons (créatifs) et les mauvais usages (appropriation),  il y a les bons (les jouets de construction) et les mauvais jouets (les autres), les bons et les mauvais matériaux : « L’embourgeoisement du jouet ne se reconnaît pas seulement à ses formes, toutes fonctionnelles, mais aussi à sa substance. Les jouets courants sont d’une matière ingrate, produits d’une chimie, non d’une nature. Beaucoup sont maintenant moulés dan des pâtes compliquées ; la matière y a une apparence à la fois grossière et hygiénique, elle éteint le plaisir, la douceur, l’humanité du toucher. » (p. 64). Derrière ce mythe du « bon jouet », simple et naturel comme Vendredi, le paradoxe n’étouffe pas l’auteur qui condamne dans la même phrase le jouet grossier et ingrat et l’embourgeoisement. Pourtant si le jouet évolue vers l’industrialisation, voyant son prix baisser en même temps que son accessibilité augmente, c’est que précisément le plastique lui permet de s’affranchir des classes bourgeoises pour s’installer chez les classes populaires.

Ce regret du jouet de son enfance, Roland Barthes le transforme en critique des jouets modernes avec ce même rejet de la complexité et de la gadgétisation dont rendaient compte les témoignages réunis par Robert Jaulin dans Jeux et jouets : essai d’ethnotechnologie, sauf que cette fois la critique sort de la bouche d’un intellectuel qui ne fait que flatter le goût d’un lectorat acquis d’avance. On ne peut louer que le jeu s’ouvre aux classes populaires et condamner sa complexification, qui recouvre des suggestions d’usage, réclamant au contraire moins d’efforts d’appropriation de la part des enfants afin de s’ouvrir à un public plus large. Militer en creux d’une part pour l’accès du plus grand nombre à la culture (sous couvert de fustiger l’embourgeoisement) et déplorer d’autre part que la culture y subisse au passage une transformation au contact des classes populaires est antithétique. Une critique simplificatrice, mais en cela éclairante, sur le désarroi d’une certaine intelligentsia devant l’émergence de la société de consommation moderne dans l’après-guerre : « Et ce que j'ai cherché en tout ceci ce sont des significations. Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce qu'il y a une mythologie du mythologue ? Sans doute, et le lecteur verra bien lui-même mon pari. » (p. 10). Hélas.

Mythologies [1957] de Roland Barthes, Seuil 1970, p. 63-65, 6.10 €.

mercredi 19 décembre 2012

Le jeu

Paru pour la première fois en 1941, l’essai d’Henri Wallon a fait date au point qu’il est souvent cité par l’épistémologie, en particulier par Le jeu pour le jeu de Joseph Leif et Lucien Brunelle, ou plus récemment par Gilles Brougère dans Jouer / apprendre. Dans une langue simple, cette étude résume les caractéristiques du jeu, même si elle n’apporte plus autant soixante-dix ans après sa parution. Etrangement l’ouvrage détaille peu ce qui en fait la spécificité du jeu pour l’enfant, même si le parti pris psychogénétique de l’auteur résume parfaitement le rôle du jeu pour l’homme et plus largement tous les être pensants : « Le jeu est sans doute une infraction aux disciplines ou aux tâches qu’imposent à tout homme les nécessités pratiques de son existence, le souci de sa situation, de son personnage. Mais, bien loin d’en être la négation ou d’être le renoncement, il les suppose. C’est par rapport à elles qu’il est goûté comme une détente, et aussi comme une reprise d’élan ; car, à l’abri de leurs exigences, il est le libre inventaire et la mise au point de telles ou telles disponibilités fonctionnelles. » (p. 62). C’est simple et clair, surtout si on compare ce texte à celui de Jeux de velus de Claude Bensch qui réussit à faire moins bien quelque soixante ans plus tard.

L’auteur accomplit une synthèse pertinente des connaissances de son époque en y ajoutant sa propre touche : « On a pu appliquer au jeu la définition que Kant a donné de l’art : ‘‘une finalité sans fin’’, une réalisation qui ne tend à rien réaliser que soi. Dès qu’une activité devient utilitaire et se subordonne comme moyen à un but, elle perd l’attrait et les caractères du jeu. » (p. 59). Le caractère hédoniste du jeu est ainsi posé même si pour l’enfant il est analysé dans une perspective d’apprentissage. Par opposition, le jeu des adultes est donc pour Henri Wallon le seul réellement gratuit… donc inutile : « Provisoirement isolées, ces fonctions ne répondent pas au plan d’affectivité efficace qui est devenu celui de l’espèce. Aussi leurs manifestations ont-elles quelque chose d’inutile et de gratuit. Elles semblent jouer pour elles-mêmes. Et c’est ainsi qu’elles peuvent rappeler les jeux de l’adulte. » (p. 60). Ce qui montre surtout qu’en dépit d’un raisonnement solide, l’auteur butte encore et toujours sur ses préjugés : le jeu est la chose de l’enfant et ne saurait qu’être une survivance régressive chez l’homme mature. Pourtant, comme l’ont rappelé depuis Bruno Bettelheim dans Une Psychanalyse du jeu ou Stéphane Jacob dans Petits joueurs, aucune activité source du plaisir ne saurait être gratuite.

D’autre part, en matière de définition, Henri Wallon peut être considéré comme l’inspirateur de Colas Duflo dans Jouer et philosopher, puisque pour lui : « Le jeu résulte lui-même du contraste entre une activité libérée et celle où normalement elle s’intègre. C’est entre des oppositions qu’il évolue, en les surmontant qu’il se réalise. » (p. 67). On n’est donc pas loin de « L’invention d’une liberté dans et par une légalité. » Quant à la composante du hasard, elle est abordée dans sa capacité à créer l’événement : « Le hasard est l’antidote du destin quotidien, il contribue à y soustraire le jeu. » (p. 69). Sans doute cette analyse profite en creux de l’absence de celle de Roger Caillois qui n’est alors pas encore écrite, puisque par la suite, pour toute justification du hasard comme caractéristique intrinsèque du jeu, nous n’aurons plus droit qu’à la citation du seul nom de Caillois ou du terme alea. Enfin l’auteur innove en délaissant le symbolisme et en insistant sur l’expérience ludique, moyen privilégié d’appropriation et de compréhension de la part de l’enfant : « Des enfants qui jouent au ‘‘papa et à la maman’’ ou ‘‘au mari et à la femme’’ cherchent évidemment à reproduire les faits et gestes de leurs parents, mais leur curiosité les pousse à  vouloir éprouver les motifs intimes de ce qu’ils imitent, et, faute d’en avoir la connaissance,  c’est dans leur expérience personnelle qu’ils puisent. » (p. 72).

Ainsi, en 1941 Henri Wallon montre la voie à suivre pour les recherches postérieure et va plus loin que bien de ses continuateurs. Une bonne synthèse dont l’intérêt actuel dans la compréhension du jeu reste cependant surtout historique.

L’évolution psychologique de l’enfant (1941) d’Henri Wallon, Armand Colin 1968, pages 57-73, épuisé, autre édition disponible : 20.80 €.

samedi 1 décembre 2012

Art du jeu jeu dans l’art : de Babylone à l'Occident médiéval

Avec une exposition portant sur  le jeu dans l’art, l’on pouvait légitimement s’attendre à de beaux objets, mais pas seulement. En effet, c’est bien de l’art du jeu dont il s’agit en premier lieu. Du moins c’est ce qu’annonce le panonceau introductif de la salle, dans le superbe frigidarium des thermes de Cluny : « Réunissant environ 250 œuvres, cette exposition se propose de constituer une étape de synthèse et de prospection pour des recherches actuellement très dynamiques sur le thème des jeux de plateau et leurs accessoires du hasard. » Effectivement les panonceaux explicatifs replacent les jeux dans leur contexte et les cartels évitent de se limiter à la technique de réalisation, même si leur organisation dans un ordre souvent différent de celui des objets des vitrines qu’ils commentent gêne considérablement la compréhension. On ne s’étonne pas de retrouver une grande partie des objets de l’exposition de 2009 Jeux de princes, jeux de vilains de la BNF, essentiellement issus de fonds français. Les objets sont organisés par thème : jeux de l’Antiquité, jeux de hasard… Sans que l'on ne voit bien ce que ces catégories plus muséographiques que ludologiques dévoilent de l’art du jeu.

L’exposition comportant moins d’une dizaine de panneaux d’explication, elle trouve pourtant l’occasion de commenter l’absent au risque de paraître ridicule : « Si aucune certitude n’est possible, il est néanmoins permis d’envisager qu’une origine des jeux de plateau se situe dans le Croissant fertile, au VIIIe millénaire avant notre ère. » Au-delà du ridicule de vouloir poser une date précise sur le phénomène ludique, cette datation est d’autant plus téméraire qu’un autre panneau, moins incertain celui-là, explique : « La plus importante découverte de ces dernières années pour l’histoire des jeux est sans doute celle des tombes de Juroft en Iran. Parmi le mobilier funéraire d’une culture vieille d’environ 4000 ans, des plateaux de jeu ont été mis au jour, ou des serpents en relief s’entrelacent pour former trois rangées de douze cases réparties en deux groupes de six. Ce jeu apparaît donc comme le premier conçu en lien avec le dé cubique à six faces. » Quand on sait que le Senet a à peine plus de 5000 ans et le jeu royal d’Ur de 4500 ans, on ne voit pas trop ce qui permet à ce jour de prétendre que les jeux de plateau ont 10 000 ans, alors que les dés les plus anciens retrouvés n’ont pas la moitié de cet âge.

Mais parfois les commissaires de l’exposition se mouillent de façon plus heureuse, s’écartant enfin de l’objet pour interroger la pratique qui se cache derrière, proposant timidement quelques interprétations du phénomène ludique : « Dès les origines, la fascination des hommes pour les jeux trouve sans doute fondement dans une quête de la maîtrise du hasard. C’est peut-être parce qu’ils mettent en perspective le destin que les jeux ont constitué un support privilégié pour les artistes. » Cette maîtrise passe par la lutte pour un enjeu, sa propre existence, car « Le plateau sur lequel sont lancés les dés, et où sont dressés des pions de joueurs s’affrontant, semble bien avoir été de tout temps envisagé comme un champ de bataille miniature. C’est ce que nous suggèrent les pions en forme de captifs dans le monde égyptien. » puisque « Sur un mode symbolique la vie est mise en parallèle avec la partie de jeu, le destin avec le hasard. Le pion, portant parfois le nom de son propriétaire, est l’intercesseur du joueur, et le plateau de jeu doté d’un départ et d’une arrivée, d’un début et d’une fin, de l’itinéraire de vie. » Il est dommage que cette interprétation n’ait pas servi de fil conducteur à l’exposition, ce qui auraient permis de dépasser le simple culte du bel objet et de l’exotique, qui ne disent rien alors que l’or et l’art sont les meilleures preuves de l’importance de leur signification aux yeux de leurs commanditaires.

C’est sur ce point précis que la boutique fait mieux que le musée en proposant des reconstitutions de jeux anciens, invitant enfin à passer à l’acte, et à dépasser l’anecdotique. Comme pour rappeler en creux qu’un musée devrait être un parcours initiatique et non un état des collections existantes. Au regard de l’exposition Game story et surtout Des jouets et des hommes au Grand Palais, un essai encourageant mais pas encore transformé.

Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’occident médiéval, musée de Cluny, Paris, exposition du 28 novembre 2012 au 4 mars 2013, entrée plein tarif 8.50 €.

jeudi 29 novembre 2012

M.C. Escher : l’œuvre graphique

« Celui qui dès son enfance s’adonne passionnément à la technique graphique atteint un jour le stade où il considère la totale maîtrise de son métier comme un idéal. La recherche de perfection lui demande tellement de temps et de concentration qu’il soumet le choix du sujet au désir d’explorer une facette de sa technique. Il est vrai qu’acquérir un savoir-faire manuel, explorer les propriétés des matériaux à notre disposition, ainsi qu’apprendre à nous servir des outils dont nous disposons – et en premier lieu de nos propres mains ! – avec efficacité et maîtrise, tout ceci constitue une source de grande satisfaction. Je me trouvais moi-même dans cet état d’illusion des sens pendant des années ; puis vint le jour où j’eus une révélation. Je m’aperçus que la maîtrise de la technique n’était plus mon but car un autre désir me prenait, désir qui m’était jusqu’à lors demeuré inconnu. Il me venait  à l’esprit des idées qui n’avaient rien à voir avec le métier de graveur, des idées qui me fascinaient tellement que j’éprouvais un fort désir de les communiquer. Il était impossible de les exprimer en paroles, elles n’appartenaient pas au domaine littéraire mais au figuratif et elles seraient compréhensible seulement sous une forme visuelle. » (p. 5)

Ce qui rend L’œuvre graphique unique est qu’il s’agit d’un recueil d’œuvres de M. C. Escher présenté et commenté par l’auteur. En introduction, celui-ci s’excuse d’avoir à le faire lui-même, mais il n’a, dit-il, trouvé personne qui perçoive son travail comme lui. Cette force est en même temps la faiblesse de l’ouvrage : si l’auteur explique parfaitement la genèse de l’œuvre, il est clair que le résultat dépasse largement l’intention et la technique qui en sont à l’origine, faisant accéder cet artisanat pointilleux et exigeant au rang d’art. Si l’obsession visuelle semble dicter les thèmes de son œuvre, le résultat va bien au-delà en nous confrontant à nos propres limites : M. C. Escher sait représenter l’inimaginable. Son œuvre dépasse donc l’illusion (in-lusio = pris au jeu) optique et nous interroge sur la réalité et la fiction (ce qui est vrai est ce que je vois ou ce qui est dessiné ?), notre perception et la maîtrise de nos sens (pourquoi suis-je incapable de voir le dessin tel qu’il est ?), la représentation et imagination (comment le graveur parvient-il à représenter l’inexprimable ?)… Autant de caractéristiques qui nous empêchent d’embrasser d’un seul regard les œuvres présentées et qui nous conduisent à parcourir sans fin ces œuvres qui ne peuvent s’épuiser ni par la contemplation de leurs détails, puisque l’ensemble nous échappe alors, ni en nous pénétrant de l’ensemble puisque l’illusion empêche d’en percevoir simultanément le subterfuge. Plus encore, sitôt que nous en avons compris la mécanique de ce dernier, notre esprit est incapable de se plier à la raison et continue de plus belle à se bercer d’illusion.

Né dans l’effort et la recherche d’une performance perceptive, cet art que son auteur confie être « à la fois le plus beau et le plus laid » (2e de couverture), puisqu’il tend vers l’impossible tout en reposant sur la technique pure, engendre la tension ludique. Et c’est sans doute dans le procédé de trompe l’œil qu’elle réside : nous promenant sans cesse de la représentation au trait, de la perception à la raison, de l’illusion à sa mécanique, nous sommes comme un chien qui poursuit sa queue ou Sisyphe qui pousse son rocher : condamnés à échouer immanquablement. Et malgré nous, une dernière fois, nous jouons ce jeu inépuisable où, fascinés par notre propre impuissance à embrasser la représentation dans son ensemble, nous  admirons derrière elle l’art qui est au-delà de la technique et des limites de notre perception. Ainsi, à l’instar d’un jeu, l’art d’Escher illusionne tout en soulignant qu’il n’est qu’artifice, ce qui nous pousse, comme au bonneteau, à rejouer sans cesse avec lui une partie perdue d’avance contre laquelle, fascinés, nous voulons prendre notre revanche. Et, sans cesse vaincus, alors que nous connaissons par avance la stratégie de l’adversaire, nous admirons secrètement notre vainqueur implacable : l’Art. Et Maurits Cornelis Escher de confier : « Seul le plaisir du jeu difficile, dénué d’arrière-pensées symboliques, a justifié leur création. » (p. 11).

Sur ce blog, deux ouvrages sur l’œuvre de M. C. Escher ont déjà été commentés, Lemonde de M. C. Escher et M. C. EscherPop-up,  ainsi que l’une de ses œuvres : Métamorphose III.

L’œuvre graphique [1959] de Maurits Cornelis Escher, Taschen 2001, 92 pages, 7.99 €.

lundi 19 novembre 2012

Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique

Dans son précédent opus, Vivre : la psychologie du bonheur [Flow], Mihaly Csikszentmihalyi détaille ce qu’est l’expérience optimale et la méthode ESM (Experience Sampling Method) qui consiste à la traquer son bien être en l'évaluant sur une échelle de 1 à 10 de manière aléatoire tout au long de la journée. Le nouvel opus se concentre davantage sur la façon de maximiser les expériences optimales tout au long de sa vie : « Linus Pauling, deux fois lauréat du prix Nobel, interrogé alors qu’il avait quatre-vingt huit ans : ‘‘je ne crois pas m’être assis un jour en me demandant ce que j’allais faire de ma vie, je me suis contenté de continuer à faire ce que j’aimais’’. » (p. 82-83) L’auteur poursuit en citant un lauréat d’un prix de littérature cette fois pour décrire précisément quand se produit l’expérience flux : « Mark Strand, ancien lauréat d’u prix national de poésie, décrit précisément le flux quand il parle de l’écriture : « Vous êtes plongé dans votre travail, vous perdez la notion du temps, vous êtes complètement pris par ce que vous faites, captivé […] quand vous commencez quelque chose et que tout se passe bien, vous avez l’impression qu’il n’y a pas d’autre manière de dire ce que vous dites. » (p. 83)

Dans la recherche d’une vie intense le rapport avec le jeu est davantage mis en valeur que dans l’opus précédent  puisque l’expérience proximale est conditionnée avant tout par la recherche du plaisir : « Il faut donc pratiquer une activité par plaisir et en se fixant comme but, non un quelconque résultat, mais le contrôle à acquérir sur son attention. » (p. 164). Le jeu est idéal dans la recherche du plaisir car il fixe clairement l’enjeu et le moyen de se l’approprier : « Le flux a tendance à se produire lorsque la personne se trouve face à un ensemble d’objectifs clairs qui nécessitent des réactions appropriées. Il est facile d’entrer dans le flux en jouant à des jeux comme les échecs, le tennis ou le poker parce qu’ils ont un but et des règles qui permettent au joueur de savoir quoi faire, et comment procéder. Tant que dure la partie les joueurs sont dans un univers à part ou tout est noir ou blanc. » (p. 44-45). Mais on aurait tort de croire que l’auteur recommande le jeu comme solution à une vie heureuse, c’est seulement en désespoir de cause que celui-ci peut se révéler satisfaisant : « Les exemples historiques montrent donc qu’une société commence à dépendre fortement des loisirs – notamment des loisirs passifs – lorsqu’elle est devenue incapable d’offrir à ses membres des occupations productives signifiantes. Donner « du pain et des jeux » est donc un dernier recours pour retarder momentanément la dissolution du corps social. » (p. 93).

Le principal reproche qui a été fait à Mieux vivre [finding flow] est d’être seulement une reformulation du premier opus. Pire, alors que l’auteur se targuait d’assoir sa démonstration sur des milliers de sondage effectués par la méthode ESM, il réutilise plusieurs des principaux exemples de son précédent ouvrage : l’ouvrier qui sait faire fonctionner toutes les machine de son entreprise, l’ouvrier qui sait monter une camera plus vite que son ombre, l’exemple de Linus Pauling, etc. Au point que l’on se demande dans se livre qui doit beaucoup au bon sens si l’auteur ne disserte pas d’abord à partir de ce qui sert son propos plutôt que de données chiffrées rigoureuses. Ainsi quand il produit le seul schéma de son ouvrage, emprunté à une étude qu’il a supervisée sur l’expérience optimale tirée de la vie quotidienne, il fait un oubli de taille : la frustration, absente de son schéma. De même, tout en faisant allusion à Abraham Maslow, fondateur de la psychologie positive dont il se réclame,  il semble éviter tout rapprochement avec sa pyramide… Les craintes qu’on avait émises sur la confusion entre intensité de la vie et bonheur semblent malheureusement en grande partie se vérifier :  « Ce n’est qu’après avoir accompli une tache que nous avons le loisir de revenir sur ce qui s’est passé, et nous sommes alors envahis par un sentiment de gratitude extraordinaire pour la qualité de ce qui vient d’être vécu –  ensuite seulement, rétrospectivement, nous sommes heureux. Mais on peut-être heureux sans connaître l’expérience-flux. Le bonheur peut provenir de plaisirs passifs, repos du corps, chaleur du soleil, relation paisible. » (p. 48). C’est la seule concession que Mihaly Csikszentmihalyi fait une possible distinction, employant le mot bonheur à tout bout de champ.

Le schéma (p. 47) que nous avons évoqué fera certes le bonheur des rational designers, mais si l’essai est plaisant à lire, comme l’était le premier, on est bien en peine d’y trouver une démonstration des évidences que l’auteur enfile comme des perles. Et dans évidence, il y a vide. Il est dommage que sur une thématique aussi riche le second opus ressemble à un résumé du premier, alors que nombre d’approfondissements et de rapprochements avec d’autres modèles psychologiques auraient mérité d’être envisagés. A l’image de l’étude antérieure d’Abraham Maslow, on reste toujours sur la désagréable impression que l’auteur a mis le doigt sur quelque chose de si essentiel qu’il est incapable d’en énoncer plus que l’évidence, à fortiori d’exploiter le changement de paradigme qu’implique sa découverte. Et inapte à positionner l’expérience optimale par rapport au bonheur, il se retrouve, par exemple, désemparé en constatant qu’on peut vivre l’expérience optimale en faisant le mal, ce qui va à l’encontre des idées, le conduisant à supputer alors que celle-ci ne saurait être aussi optimale que lorsqu’on fait le bien (ouf !).

Un livre essentiel sur la notion de plaisir – mais en cela pas plus ni moins que Vivre [Flow] – dont l’exploitation des conséquences reste encore largement à découvrir.

Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique [1997] de Mihaly Csikszentmihalyi, Pocket 2005.

vendredi 9 novembre 2012

Histoire du hasard en Occident

Les essais sur le hasard, comme le note Jean-Marie Lhôte en introduction, sont suffisamment rares pour que celui d’un ludologue retienne l’attention. Or, bien que l’objectif d’une histoire ne soit pas de disserter sur le concept de hasard, on peut s’attendre à ce que l’évolution de sa conception à travers les âges en constitue la matière principale. Pourtant dès l’introduction, la grille de lecture appliquée est celle des différentes acceptions de la définition du dictionnaire : le hasard comme cas fortuit ou risque (casus), le hasard comme volonté divine (fortuna), le hasard comme chance (alea) et le hasard comme sort aveugle (fors). (p. 9). Ce découpage quaternaire est ensuite appliqué à la chronologie qui débute dans l’Antiquité avec l’homme hasardeux, se poursuit avec l’homme de destin au Moyen Âge, l’homme improbable à partir de la Renaissance pour donner naissance à l’homme téméraire contemporain. Cette vision téléologique du hasard, qui évoluerait au fil du temps, s’appuie essentiellement sur des exemples que l’auteur se plaît à faire rentrer, avec plus ou moins de bonheur, dans ses catégories au travers d’innombrables exemples tirés de sa culture personnelle.

Or, au fil des pages, on reste perplexe devant la méthode utilisée : en quoi multiplier les exemples de hasard nous renseigne sur lui ? N’était-ce pas évident dès le départ que le hasard serait partout et n’appartiendrait à aucune époque ? Plutôt que de tenter d’appliquer, comme le fit Caillois en son temps, une grille de lecture à la nature du hasard, n’aurait-il pas été plus pertinent de s’interroger sur sa fonction ? Si bien qu’en plus de 200 pages, on constate certes la richesse du sujet, mais on n’apprend que peu de choses sur lui. Jean-Marie Lhôte est parti du principe que le hasard existait, sans se demander si ce n’était pas d’abord nous qui lui donnions une réalité, par l’ignorance de ses causes qui n’en feraient qu’une conséquence. Or qu’on le considère comme risque ou comme chance, au service d’une volonté supérieure ou désespérément aveugle, sa nature est une et ne dépend que du regard que l’on pose sur lui. Tout simplement parce qu’il n’est autre que le regard humain qui l’isole en tant qu’événement incompréhensible (donc fortuit) au sein d’une myriade d’événements découlant les uns des autres.

Ce constat Jean-Marie Lhôte ne le fait malheureusement pas, si bien que ses exemples qui font du hasard l’un des sens et des moteurs de l’histoire apparaissent comme borgnes et vains. Le hasard est partout où l’on veut bien le voir, donc nulle part en particulier. Pourtant, selon la classification proposée, il y avait matière à faire de ce regard la condition même de l’existence humaine : celle du choix dont le ludologue sait toute l’importance dans le jeu. Car sans incertitude pas de risque, donc pas plus de fatalité que de chance, encore moins de témérité. Or, quand bien même l’homme ne serait né qu’avec une chance sur mille milliards d’exister, et que ses décisions seraient dictées à 99% par l’instinct de survie, il reste un interstice qui fait de lui un être humain : sa liberté, et cette liberté est celle de choisir, de saisir sa chance, en un mot : de jouer.

On regrettera que le style de l’auteur, d’habitude si lyrique, n’ait pas produit ces beaux passages dont il a le secret. Alors on se consolera avec ce mot de la fin que l’on doit à Stéphane Mallarmé : « Jamais un coup de dé n’abolira le hasard. » En effet, toute partie n’est, comme son nom l’indique, que l’exploration d’une configuration particulière de la constellation du jeu dans l’univers de tous les jeux possibles, bref une infime partie du grand jeu existentiel et de notre créativité. Et c’est rétrospectivement au regard de celle-ci que nous donnons à cet infini de possibilités ludiques le nom de hasard, condition de tout choix, donc de notre identité d’humain autant que de joueur : d’homo ludens.

Histoire du hasard en Occident de Jean-Marie Lhôte, Berg International, 244 pages, 19 €. 

lundi 29 octobre 2012

L’homme-jeu

« Un maître rendait la justice entre deux plaignants devant ses disciples. Au premier qui exposait son cas, le juge, après une longue réflexion, décida de donner raison. Mais, quand le deuxième eut fini de plaider, le juge lui donna aussi raison. Aux disciples qui s’étonnaient, alors le maître, après une nouvelle réflexion, répondit : « En effet, vous avez raison. » Cette anecdote, attribuée au Talmud et rapportée en 4e de couverture, expose le propos de l’ouvrage, à savoir une tentative de dialogue entre différentes rationalités ou, devrait-on dire, entre différents moyens de connaissance. En effet, et c’est sans doute là l’une des faiblesses de cet essai, est finalement de tout considérer du point de vue de la raison. Avec ce postulat, les « jeux de la connaissance », c’est-à-dire la conscience d’une connaissance qui ne se présenterait pas comme telle ou qui prendrait ses distances avec la connaissance scientifique, ne peut que finir, dans l’un des derniers chapitre de cet essai, par se faire jour.

Le chapitre se présente comme une relecture critique des écrits de Ludwig Wittgenstein, Eugen Fink et Donald Winnicott. A partir de l’aire transitionnelle du dernier, Henri Atlan propose une représentation de la connaissance comme interdépendance du monde extérieur et intérieur, ce reflet du vrai monde inaccessible n’étant pas, selon le second, moins vraie que l’original puisque seul celui-ci existe pour nous. Enfin il tempère cette représentation par la mise en garde de Ludwig Wittgenstein qui considère la causalité, puisque l’esprit humain ne peut s’empêcher de mettre en corrélation deux faits, comme une superstition. En effet, cette grille de lecture de la réalité « à mailles plus ou moins grossières » (p. 278) risque à tout moment de faire confondre le monde et la loupe qui sert à l’interpréter : « Des lois telles que la proposition de raison suffisante (la loi de causalité), etc., traitent du filet, non pas de ce que décrit le filet. » (p.  279).

Et c’est là que le bât blesse, car en dépit de l’intention louable de dépasser la rationalité scientifique en reconnaissant que « C’est en faisant jouer entre eux les symbiontes de trois cerveaux particuliers – Winnicott, Fink, Wittgenstein – que nous essaierons ici d’opposer l’expérience du jeu dans ses rapports avec le réel et le possible à la croyance plate en la vérité de doctrines ou théories qui exprimeraient directement la Réalité. » (p. 263) ; ce dépassement n’en est pas pour autant, malgré les apparences, la reconnaissance du jeu pour sa dimension à la fois expérientielle et potentielle, comme moyen de connaissance, mais la simple opposition éculée de la théorie à la pratique. Pourtant, qu’est-ce donc que la théorie sinon la réorganisation de l’empirisme en un ensemble cohérent, et qu’est-ce en retour que l’empirisme sinon la réalisation d’une hypothèse théorique incarnée par l’essai-erreur. Et Henri Atlan de proposer en thèse en ouverture de chapitre une ouverture pluridisciplinaire : « Accepter de jouer le jeu de plusieurs systèmes interprétatifs différents, scientifiques, philosophiques, mystiques, artistiques, en prenant bien soin de n’en pas mélanger les règles. Telle serait donc l’attitude correcte sur les chemins de la connaissance pour qui voudrait à la fois obéir à un souci de rigueur et de rationalité et ne pas se fermer des voies qu’ont ouvertes, chacune pour elle-même, des formes différentes et spécifiques de rationalité (ou d’irrationalité revendiquée, ce qui revient au même car celle-ci implique de ne pas tricher avec l’exercice par ailleurs reconnu de la raison). » (p. 261). Le jeu est donc envisagé seulement au sens métaphorique, et la supra-logique de la pensée complexe, réduite à de la logique inversée…

On le voit dans l’exemple du filet : dire que la carte n’est pas le territoire est un lieu commun, même en 1986. Pourtant l’auteur, citant l’aire transitionnelle, est bien conscient que la seule perception que nous avons d’un territoire repose sur la carte, qui synthétise autant qu’elle invite à l’expérience de son parcours. Plus encore, sa position revient à réfuter que toute objectivité ne puisse qu’être comprise dans la subjectivité de notre compréhension, alors même qu’elle en est le produit. L’auteur rate donc la pensée complexe, alors même qu’il cite Edgar Morin et qu’il insiste sur les systèmes à la fois produits et producteurs (« Car le jeu est à la fois humain et ‘‘cosmique’’ ou ‘‘mondain’’ : humain en ce qu’il s’agit d’activité des hommes, mondain en ce qu’il est l’activité, à travers les hommes et constitutive des hommes eux-mêmes, ce que Fink appelle le monde. » [p. 266]) qui permet seule de dépasser l’opposition de la logique et du sensible, de l’objectif et du subjectif, puisque le premier n’existe que par la perception que nous en donne le second.

Tout au moins, l’intérêt de la pensée d’Henri Atlan est d’être pleine d’intuitions justes, que ce soit en ce qui concerne la pensée complexe, même s’il ne fait que lui tourner autour, ou en annonçant celle de Colas Duflo sur le jeu comme invention d’une liberté dans et par une légalité : « Cet état paradoxal de réel-iréel, nous l’expérimentons quand s’interpénètrent nos expériences sensibles et notre pensée des possibles dans notre vie que nous percevons comme étant elle-même à la fois ‘‘autoréalisation’’ et ‘‘rétrécissement de nos possibilités’’ » (p. 269). Enfin il est l’un des premiers penseurs, même si c’est davantage manière implicite qu’explicite, à envisager le jeu comme une catégorie de connaissance, où l'on voit poindre l'autopoïèse théorisée par Francisco Varela : « Voilà qu’on nous suggère ici que ce rêve pourrait être de ‘‘jouer comme un enfant’’ de telle sorte que la dialectique de la mort et du chaos utilisés par la vie ne serait que la trace de l’inutilité, du gratuit de ce jeu. » (p. 273) Stimulant.

« L’homme-jeu » in A tort et à raison : intercritique de la science et du mythe d’Henri Atlan, Seuil 1986, p. 261-293, épuisé.

vendredi 19 octobre 2012

L’humour

Dans son essai sur le mot d’esprit Freud a longuement tâtonné avant de proposer une théorie qui propose de faire du trait d’esprit une économie psychique. Bien qu’il distingue de façon maladroite et obscure entre rire, spirituel, comique et humour, sans que l’on sache bien pourquoi, il donne dans sa conférence de 1927 à l’humour la même fonction psychique : « Il n’y a aucun doute, l’essence de l’humour consiste à économiser les affects que la situation devrait occasionner, et à se dégager par une plaisanterie de la possibilité de telles extériorisations affectives. » (p. 323) L’humour et sa conséquence, le rire, sont ainsi un moyen de décharger la tension occasionnée par les angoisses que génère l’environnement, et les risques d’agression, ce que Freud appelle les offenses, que constituent potentiellement toute relation.

La nouveauté, en 1927, vient davantage de la convocation du « moi » qui est déjà le propos principal de Freud dans Le créateur littéraire et la fantaisie (1907), communication présentée avec pertinence au début du même recueil : « Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. » (p. 323) Certes, la valeur cathartique de l’humour est évidente, mais plus encore le rire est une façon de diminuer les tensions sociales en lui substituant l’intimité engendrée par le rire : si nous partageons les mêmes sentiments, alors nous supprimons les tensions potentielles engendrées par les risques de toute communication. Partager des angoisses, vider une offense de son contenu, ce n’est pas les supprimer mais lever le danger qu’elles constituent, les désactiver.

La conclusion de Freud, obnubilé par son principe d’économie ne porte rétrospectivement pas bien loin : « Il veut dire : ‘‘Regarde, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie’’. » (p. 328). En d’autres termes, selon les mots postérieurs du surréaliste Achile Chavée (et sans doute lecteur de Freud) : « l’humour (noir) est la politesse du désespoir. » En effet, la fonction réassurante de l’humour est double puisqu’elle désactive l’angoisse qui nous écrase par un rire qui la nie tout en nous rapprochant de nos congénères. Au-delà, et c’est sans doute la fonction que l’humour partage le plus profondément avec le jeu, ce dernier affirme que l’homme n’est complètement humain que par sa capacité à échapper à l’instinct, donc à dénoncer par l’esprit les angoisses dont celui-là même (cet esprit qui nous autorise justement la prescience du danger) s’accable. Mal et remède du mal, l’esprit et le langage qui le traduit et le réalise – littéralement le mot d’esprit – permet de s’affranchir des peurs incommensurables que cette capacité d’anticipation fait naître.

Or Freud l’a compris, la psychanalyse est toute entière contenu dans ce hiatus, cette aptitude à générer des angoisses qui n’existent que pour nous et dont nous sommes la seule solution. Ainsi le mot d’esprit, comme le jeu, permet de compenser l’angoisse par le fantasme, la souffrance par le plaisir, celui de devenir l’acteur de notre joie, cette manifestation de notre libération des peurs qui nous étreignent, celles d’un environnement hostile ou du « ça » tapi en nous.

Une réflexion plus convaincante et stimulante que l’ouvrage préparatoire et laborieux dont elle tirée, sans être complètement aboutie.

« L’humour » [1927] de Sigmund Freud in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard 1985, pages 319-328, 8.10 €. 

mardi 9 octobre 2012

Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient

Plus que la question de l’humour et du rire, cet essai pose la question du génie. Freud a écrit quelques essais sur le jeu, du moins la fiction et le plaisir,  dont Le créateur littéraire et la fantaisie est sans doute le plus réussi. En comparaison Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient est au premier ce que les Observations sur le sentiment du beau et du sublime de Kant est à la Critique de la raison pure : une blague. L’histoire a oublié les tragédies de Voltaire, et les écrits médiocres, pour ne pas dire grotesques, des grands penseurs du passés. En l’occurrence, on aura bien du mal à trouver dans cet essai quoi que ce soit d’intéressant. La faute à une forme qui tient plus de l’almanach Vermot que d’un essai scientifique, où la méthode se borne à multiplier les blagues sans charme, n’en déplaise à l’auteur qui vante « son jugement très sûr », l’exemple ayant partout remplacé la preuve, l’amenant à appuyer ainsi un premier exemple par un second : « L’examen d’un deuxième exemple confirmera cette conception. » (p. 327).

La question du jeu de mot, dont dérive finalement la plupart des vocables du jeu (iocus par exemple, mais aussi spiel) pose à la fois la question du symbolique, du plaisir et du rire. En hébreu le rire et le jeu sont par exemple un seul et même mot. Mais, même si Freud cite plusieurs références, il semble que Freud ne se soit pas suffisamment documenté sur la question pour remettre en cause ses certitudes. Ainsi celui-ci enchaîne les postulats et les erreurs : on ne peut pas rire du mot d’esprit que nous avons fait nous-mêmes (il ne me connaît pas) ; il faut de préférence une tierce personne pour exercer le trait d’esprit (alors qu’un scénariste en fait tout seul par exemple) ; le trait d’esprit se distingue du comique naïf par son caractère volontaire (alors qu’il est possible de rire justement de son caractère involontaire voire du lapsus révélateur qui le contient), on rit par « ricochet » alors que certains des meilleurs traits d’esprits sont faits par les pince-sans-rire dont le décalage entre la pensée et l'attitude ajoute à la drôlerie du trait, etc.

Il arrive même à Freud de se contredire, l’ouvrage étant si laborieux qu’il oublie la thèse précédemment défendue : « La psychogénèse du mot d’esprit nous a enseigné que le plaisir donné donné par le mot d’esprit provient du jeu avec les mots ou bien du déchaînement du non-sens et que le sens du mot d’esprit a pour seule destination de protéger ce plaisir contre sa suppression par la raison critique. » (p. 244) Cette thèse bien légère vient infirmer par exemple une précédente qui appuie sur la dérivation sexuelle : « Dès lors, on peut enfin toucher du doigt ce que le mot d’esprit réalise quand il est au service de sa tendance. Il rend possible la satisfaction d’une pulsion (de la pulsion lubrique et hostile) en s’opposant à un obstacle qui lui barre la route, il contourne cet obstacle et puise ainsi du plaisir à une source de plaisir qui était devenue inaccessible du fait de l’obstacle. L’obstacle qui barre la route n’est, à proprement parler, rien d’autre que l’incapacité de la femme à supporter le sexuel quand il n’est pas voilé, incapacité d’autant plus grande que le niveau culturel et social de celle-ci est élevé. » (p. 195). Thèse à son tour contredite par le résumé que Freud fait en conclusion de son essai de la thèse qu’il vient de développer : « Le plaisir du mot d’esprit nous a semblé provenir de l’économie d’une dépense d’inhibition, celui du comique de l’économie d’une dépense (d’investissement) de représentation, et celui de l’humour de l’économie d’une dépense de sentiment. » (p. 410-411).

C’est cette dernière thèse qui est reprise dans son essai plus tardif L’humour. Au final, on perçoit les difficultés de Sigmund Freud sur ce sujet qui en permanence balaie les thèmes qui lui sont chers sans trouver l’angle d’attaque qui permettrait de tous les relier : la sexualité, la condensation, le refoulement, l’inhibition, etc. Pourtant on sent poindre dans ces différentes thèses une explication commune : celle d’une agression que le rire, d’une acception plus large que le seul mot d’esprit, permet de désactiver. Sexuelle, sociale, morale ou logique, la violence que sublime le rire créé une intimité entre les rieurs tout en offrant une dérivation aux interdits qui trouvent ainsi un espace de réalisation par leur déplacement dans l’espace symbolique.

Un ouvrage qui en dit bien plus sur le processus de réflexion de Sigmund Freud que sur le sujet de l’essai, dont l’apport est faible en comparaison de ce dont est capable ce grand penseur.

Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [1905] de Sigmund Freud, Gallimard 1988, 442 pages, 8.10 €

samedi 29 septembre 2012

Vivre : la psychologie du bonheur

Si le titre français ne permet sans doute pas de comprendre ce que vient faire un livre de développement personnel dans un blog consacré au jeu, le titre américain est plus explicite. En effet, Flow : the psychology of optimal experience est davantage une étude sur l’expérience – traduction de flow –, et comment la vivre intensément, que sur le bonheur, état d’esprit abstrait et rétrospectif. Dès lors chaque fois qu’on voit poindre le mot de bonheur on ne peut s’empêcher de penser que le traducteur avait pour mission de coller aux exigences d’une collection appelée Evolution : des livres pour vous faciliter la vie. Envisagée sous l’angle de l’expérience optimale, parfois appelée plus justement ailleurs proximale, le jeu a donc toute sa place. Etrangement, ce sont surtout les professionnels plus que les chercheurs qui ont fait le renom de la pensée de Csikszentmihalyi, sensibles sans doute à l’analogie entre la courbe de difficulté d’un jeu vidéo, qui définit en deçà l’ennui et au-delà la frustration, même si cet ouvrage est aussi évoqué par les spécialistes de l’éducation comme Gilles Brougère dans son essai Jouer / apprendre.

L’expérience optimale est décrite ainsi :
1. « la tâche entreprise est réalisable mais constitue un défi et exige une aptitude particulière ;
2. l’individu se concentre sur ce qu’il fait ;
3. la cible visée est claire ;
4. l’activité en cours fournit une rétroaction immédiate ;
5. l’engagement de l’individu est profond et fait disparaître toute distraction
6. la personne exerce le contrôle sur ses actions ;
7. la préoccupation de soi disparaît, mais, paradoxalement, le sens de soi est renforcé à la suite de l’expérience optimale ;
8. la perception de la durée est altérée. » (p. 79-80)

Cet ouvrage a un peu les défauts de sa méthode : fruit d’une collaboration de différents chercheurs de divers pays, les témoignages sont souvent interprétés au pied de la lettre, sans volonté de théorisation. Par exemple le point deux et trois sont distincts alors que l’un conditionne l’autre, les points 2 et 4 sont redondants… D’autre part aucun rapprochement n’est fait avec d’autres théories comme celle de la motivation d’Abraham Maslow dont la base est physiologique et le sommet apporte l’accomplissement, autre nom de l’expérience optimale. On notera que c’est le point 4 qui montre l’importance de l’aspect autotélique : l’apport d’une rétroaction immédiate qui est l’une des caractéristiques du jeu et plus difficile à trouver dans la vie courante. Cette belle description externe d’une activité interne est judicieusement complétée par une analyse interne de Myhaly Cszikszentmihalyi :

« Le lecteur aura sans doute détecté des traces de circularité. Si, d’une part, l’attention ou l’énergie psychique, est dirigée par le soi, ce dernier étant constitué de la somme des contenus de la conscience (dont la structure des buts) et si, d’autre part, les contenus de la conscience (dont la structure des buts) et si, d’autre part, les contenus de la conscience résultent de la façon d’investir l’attention, il y a là un système qui tourne en rond –  sans cause ni effet clairs. Le soi dirige l’attention et l’attention détermine le soi. De fait, les deux énoncés sont vrais : la conscience n’est pas un système linéaire, mais un système de causalité circulaire – l’attention façonne le soi et celui-ci façonne celle-là. » (p. 62-63). La pertinence et la finesse de cette analyse qui pour la première fois présente l’activité ludique, au sens d’autotélique, comme indéfinissable puisque à la fois produit et productrice d’elle-même,  n’empêche pas l’auteur d’hésiter en permanence sur la façon de qualifier l’expérience optimale : enchantement, plaisir, enrichissement, bonheur… qui semble relever d’une confusion que celui-ci cherche à minimiser plus qu’à questionner :

« Les activités qui procurent plaisir et enchantement ont souvent été inventées à cet effet. Les jeux, les sports, les arts, la lecture n’existent-ils pas depuis des siècles en vue de favoriser justement les expériences plaisantes et enrichissantes ? Cependant il ne faudrait pas penser que seuls les loisirs et les arts procurent des expériences optimales. Dans un pays normal, dans une culture de santé, même le travail productif et la routine quotidienne peuvent être satisfaisants. C’est justement un des principaux objectifs de ce livre que d’explorer les façons de transformer les activités de la vie quotidienne en des jeux pleins de sens qui donnent lieu à des expériences optimales. Tondre le gazon, attendre chez le dentiste, faire un gâteau peuvent devenir des activités agréables si elles sont structurées de façon à fournir un but, des règles ainsi que les autres éléments signalés. » (p. 82-83).

Ce qui paraît contestable, c’est qu’on ne structure pas une activité pour la rendre autotélique (on joue simplement parce que l’envie nous en prend) mais c’est au contraire en l’investissant pleinement que celle-ci prend cette forme. Ainsi il ne s’agit pas de transformer en jeu tout ce qu’on touche mais de vivre ludiquement, ce qui signifie plus ou moins vivre tout simplement chaque moment qui nous est donné, d’en assimiler la forme au point de ne plus faire qu’un avec lui. Bref de se prendre au jeu de la vie pour la vivre comme un jeu.

Une belle leçon de vie et de jeu, expliquée de façon didactique et parfois lumineuse, si l’on fait abstraction d’une méthode qui s’abrite souvent derrière l’exemple pour s’épargner l’analyse et surtout la synthèse. Une lecture recommandée dans tous les cas.

Vivre : la psychologie du bonheur [1990] de Mihaly Csikszentmihalyi, Pocket  2004, 377 pages, 7.60 € 

mercredi 19 septembre 2012

Du jeu idéal

Logique du sens est logiquement un essai ou Gilles Deleuze pose la question du sens, donc du non sens, donc du paradoxe, donc de l’humour, donc du jeu. Dans le chapitre intitulé « du jeu idéal », dans la dixième série, le philosophe propose la création d’une théorie du jeu, ce qui en 1969 est pour le moins novateur : « Nos jeux connus répondent à un certain nombre de principes, qui peuvent faire l’objet d’une théorie. Cette théorie convient aussi bien aux jeux d’adresse que de hasard ; seule la nature des règles diffère. 1°) Il faut de toutes façons qu’un ensemble de règles préexiste à l’exercice du jeu et, si l’on joue, prennent une valeur catégorique ; 2°) ces règles déterminent des hypothèses qui divisent le hasard, hypothèses de perte ou de gain (ce qui se passe si…) ; 3°) ces hypothèses organisent l’exercice du jeu sur une pluralité de coups, réellement et numériquement distincts, chacun opérant une distribution fixe qui tombe sous tel ou tel cas (même quand on joue en un coup, ce coup ne vaut que par la distribution fixe qu’il opère et par sa particularité numérique) ; 4°) les conséquences de coups se rangent dans l’alternative « victoire ou défaite ». Les caractères des jeux normaux sont donc les règles catégoriques préexistantes, les hypothèses distribuantes, les distributions fixes et numériquement distinctes, les résultats conséquents. » (p. 74).

En résumé, un jeu est fait de règles constitutives qui ont valeur de loi par la convention commune des joueurs. La potentialité des coups composent des chances de gain et des risques de pertes, mais qui ne s’organisent qu’en fonction de la stratégie poursuivie par le joueur. Ces alternatives contiennent en elles les possibilités de coups à venir dont les conditions de gain et de pertes dépendent de leur place dans la chaîne causale. Les conséquences de cette somme de coups déterminent enfin la victoire ou la défaite. On retrouve ainsi dans cette théorie ludologique en quatre points un découpage comparable au schéma narratif canonique de Greimas qui leur fait correspondre, pour la première étape, à la manipulation conditionnelle ; pour la seconde, à la compétence qui détermine la pertinence de l’hypothèse retenue ; pour la troisième, la performance qui est le résultat de la somme des validités des coups engagés ; et enfin la sanction qui départage victoire et défaite. Mais cette théorie n’est pour Gilles Deleuze que l’occasion de s’en départir pour en proposer une autre, qui définisse cette fois le jeu idéal :

« Il faut imaginer d’autres principes, même inapplicables en apparence, où le jeu devient pur. 1°) Il n’y a pas de règles préexistantes, chaque coup invente ses règles, il porte sur sa propre règle. 2°) Loin de diviser le hasard en un nombre de coups réellement distincts, l’ensemble des coups affirme tout le hasard, et ne cesse de le ramifier sur chaque coup. 3°) Les coups ne sont donc pas réellement, numériquement distincts, mais tous sont les formes qualitatives d’un seul et même lancer, ontologiquement un. Chaque coup est lui-même une série, mais dans un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable ; à ce minimum sériel correspond une distribution de singularités. Chaque coup émet des points singuliers, les points sur les dés. Mais l’ensemble des coups est compris dans le points aléatoire, unique lancer qui ne cesse de se déplacer à travers toutes les séries, dans un temps plus grand que le maximum de temps continu pensable. (…) 4°) Un tel jeu sans règles, sans vainqueurs ni vaincus, sans responsabilité, jeu de l’innocence et course à la Caucus où l’adresse et le hasard ne se distinguent plus, semble n’avoir aucune réalité. D’ailleurs il n’amuserait personne. » (p. 75-76).

Loin d’être absurde, cette proposition rejoint celle de Pierre Bourdieu qui fait des règles la conséquence et l’intersection des stratégies des différents joueurs. De même, comme l’a déclaré Stéphane Mallarmé : « un coup de dé jamais n’abolira le hasard », c’est-à-dire que le résultat d’un coup, loin de fixer l’aléa, le consacre au contraire à la fois en le rendant tangible, puisqu’il exprime toutes les possibilités laissées pour compte, et plus encore en générant de nouvelles possibilités et donc toujours plus d’aléatoire. Un coup n’est qu’un découpage conceptuel et, en même temps, une étape du coup ultime de la partie qui permet de l’emporter mais qui ne serait rien sans les précédents. En outre un jeu sans vainqueur ni vaincu n’est finalement qu’un jeu découpé en manches dont chacune n’est que la partie parmi d’autres d’un jeu qui les contient toutes. Quant à l’impossibilité de distinguer le hasard de l’adresse, c’est par exemple le cas des jeux de bluff. Même si Gilles Deleuze souhaite par cet oxymore, montrer le non-sens d’un jeu idéal qui n’amuse pas,  celui présenté est profondément ludique par le paradoxe même qui le constitue.

Une réflexion intéressante bien qu’inaboutie, en tout cas si on supporte la langue de Gilles Deleuze, gangrénée par les jeux de mots et les aphorismes qui rendent sa pensée difficile à suivre, voire contradictoire. Mais n’est-ce pas finalement sa logique du sens ?

Du jeu idéal in Logique du sens de Gilles Deleuze, Les éditions de Minuit 1969, p. 74-82, 19.25 €

dimanche 9 septembre 2012

Jouer : une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens

Disons-le tout de suite le titre est fautif. L’étude anthropologique est proposée avant les exemples, qui comme leur nom l’indique, ne servent que d’illustration au découpage arbitraire que propose Roberte Hamayon. Le cadre d’analyse est en effet largement postulé, comme il l’était dans l’ouvrage de Caillois qui a manifestement servi de modèle dans sa structure à cette étude. On reconnaît en filigrane les catégories de l’essayiste, ainsi que les éléments constitutifs du jeu qu’il a édictés. C’est d’autant plus étonnant que l’auteur se montre plutôt critique à l’égard de ses prédécesseurs dont elle reprend à son compte finalement l’essentiel des apports.

D’autre part, en dépit d’une bibliographie pléthorique alors même que l’essentiel de l’ouvrage est constitué d’observations des jeux rituels chez les peuplades mongoles, et malgré l’ambition d’examiner le jeu « à frais nouveaux », la contribution de l’ouvrage à l’épistémologie ludique est relativement mince : la faute à un plan qui au lieu de partir d’analyses consécutives aux observations particulières de l’auteur, se contente de les englober dans une théorie qui ne leur doit rien. On s’étonne même après avoir lu tant d’exemples tirés de jeux rituels, d’apprendre en fin d’étude que les jeux et le rite ne sont pas symétriques. Mais alors pourquoi avoir exclusivement choisi des jeux rituels pour parler du jouer, voire avoir appuyé les démonstrations sur des rites dont on a bien du mal à percevoir l’aspect ludique : danses chamaniques, lutte mongole… ?

Heureusement en conclusion, l’auteur, soupçonnant sans doute ces questions, s’explique : « Face à l’extrême diversité des faits et des approches, j’ai fait un triple choix. D’abord, celui de faire porter l’analyse non sur le ou les jeux mais sur le jouer ou, en d’autre termes, de délaisser les événements pour interroger le processus. Et le choix, qui lui est lié, de ne pas renoncer à l’idée de trouver, au moins dans les exemples de référence, quelque chose qui justifie de considérer qu’il y a unicité de processus au-delà de la disparité des jeux auxquels il donne lieu et des thèmes avec lesquels il interfère. (…) Quant au troisième choix, il découlait logiquement des précédents. Si ceux-ci imposaient d’abord le jouer sous différents angles – il est dans l’essence d’une modalité de l’action que de se manifester de multiples façons –, encore fallait-il définir sa spécificité sous chacun d’eux et saisir les liens entre eux. Par là-même, il devenait possible d’envisager en même temps l’existence d’un concept unique de jouer et l’inévitable fragmentation de ses manifestations. »

On a l’impression que l’auteur, submergée par sa bibliographie et ses notes des années 70, n’a trouvé pour tout salut que de reproduire la formule de ses prédécesseurs, et de conclure qu’on ne peut conclure sur le jeu. Ainsi là où Huizinga examinait le jeu dans chaque aspect de la société (le jeu dans la guerre, le jeu dans l’amour, le jeu dans la justice…) et où Caillois recherchait les traces des genres ludiques dans l’histoire : l’imitation, le simulacre, la compétition, le vertige, Roberte Hamayon part en quêtes de fonctions tirées des précédents auxquels elle en ajoute de nouvelles qu’elle a puisées dans son abondante bibliographie : la virilité, la ruse, le paradoxe, la métaphore qu’elle s’évertue alors à appliquer sous forme de grille de lecture aux rituels ludiques des Bouriates… C’est contreproductif en ce sens que si l’on est convaincu par la première partie, la seconde partie ne fait qu’illustrer ce que l’on sait déjà et ne sert donc à rien, et dans le cas contraire, l’exemple ne saurait de toute façon avoir valeur de preuve, et ne sert donc pas davantage.

Sans doute aurait-il fallu questionner davantage l’articulation jeu/rite, donnant ainsi la première place aux observations anthropologiques. On se consolera néanmoins avec l’érudition des références, mais l’ambition ludologique du propos, si fondée soit-elle à proposer une approche modale, sonne, par l’aveu de la multiplicité du jeu, comme un constat d’échec. Dommage.

Jouer : une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens de Roberte Hamayon, La découverte 2012, 369 pages, 26 €.

mercredi 29 août 2012

De la règle aux stratégies & pour une sociologie du sport

Recueil d’entretiens et de communications de Pierre Bourdieu d’inégale valeur, ces entretiens résument l’originalité de sa pensée, particulièrement sur la stratégie conçue comme distincte de la rège, l’un des thèmes fédérateur de sa pensée. Texte assez rare pour être souligné, il file l’analogie règles sociales et règles du jeu pour montrer que toute action humaine navigue entre contraintes et possibilités, nécessité et sens du jeu :

 « L’habitus comme sens du jeu est le jeu social incorporé, devenu nature. Rien n’est plus libre ni plus contraint à la fois que l’action du bon joueur. Il se trouve tout naturellement à l’endroit où la balle va tomber, comme si la balle le commandait, mais par là, il commande à la balle. L’habitus comme social inscrit dans le corps, dans l’individu biologique, permet de produire l’infinité des actes de jeu qui sont inscrits dans le jeu à l’état de possibilités et d’exigences objectives ; les contraintes et les exigences du jeu, bien qu’elles ne soient pas enfermées dans un code de règles, s’imposent à ceux-là – et à ceux-là seulement – qui, parce qu’ils ont le sens du jeu, c’est-à-dire le sens de la nécessité immanente du jeu, sont préparés à les percevoir et à les accomplir. » (p. 80).

Le principal apport de la pensée du sociologue est de considérer que la règle est influencée autant par le jeu que l’inverse, puisque le jeu « accomplit » la règle. Bien sûr, le propos de Pierre Bourdieu n’est pas de penser le jeu mais bien de décoder le social. Pourtant, intuitivement et implicitement, il met le doigt sur un aspect essentiel qui place le jeu, et sa règle constitutive, comme produit d’un joueur, l’acteur déterminant la norme plutôt que l’inverse. Or en sciences humaines on a tendance à considérer de fait que l’individu est déterminé par son milieu alors que celui-ci est l’élément fondamental et unitaire du premier. En considérant la règle du point de vue du joueur, il en fait l’intersection du sens du jeu de chacun des partenaires, ce qui est historiquement exact. En effet la plupart des jeux anciens ont évolué en s’adaptant au goût de leur époque et se sont équilibrés d’eux-mêmes par essai/erreur ou ont périclité.

Rejoignant les fondements de la théorie des jeux, le sociologue présente chaque joueur comme tentant de mettre en place une stratégie qui lui soit favorable par une suite de choix optimaux : « Comme je l’ai montré dans le cas du Béarn et de la Kabylie, les stratégies matrimoniales sont le produit non de l’obéissance à la règle mais du sens du jeu qui conduit à « choisir » le meilleur parti possible étant donné le jeu dont on dispose, c’est-à-dire les atouts et les mauvaises cartes (les filles, notamment), et l’art de jouer dont on est capable, la règle du jeu explicite – par exemple les interdits ou les préférences en matière de parenté ou les lois successorales – définissant la valeur des cartes (des garçons et des filles, des aînés et des cadets). Et les régularités que l’on peut observer, grâce à la statistique, sont le produit d’actions individuelles orientées par les mêmes contraintes objectives (les nécessités inscrites dans la structure du jeu ou partiellement objectivées dans les règles) ou incorporées (le sens du jeu, lui-même inégalement distribué, parce qu’il y a partout, dans tous les groupes, des degrés d’excellence). » (p. 80).

Il n’en demeure pas moins que ces stratégies produisent des règles induites et non écrites qui ne préexistent pas aux stratégies mais en sont les conséquences, conduisant à l’évolution dynamique des premières en fonction des évolutions des parties qui composent le grand jeu social. Une théorie des jeux dynamiques où les choix sont producteurs autant que produits des contraintes qui les déterminent. Une pensée originale qu’on retrouve à l’œuvre dans Pour une sociologie du sport ou Pierre Bourdieu analyse le sport en fonction du rapport au corps et à travers lui de l’espace que celui-ci tisse : le golf incarnant la distance par une compétition parallèle, par opposition, par exemple, à la boxe, qui autorise le toucher que traduit la confrontation directe.

Une pensée plus fulgurante que profonde mais, par cela même, stimulante et séduisante parce qu’elle laisse une large place à l’interprétation.

De la règle aux stratégies & Pour une sociologie du sport de Pierre Bourdieu, Les éditions de Minuit 1987, p. 75-93 & 203-216, 13 €.