jeudi 26 février 2009

Le jeu comme structure

Il est agréable de constater que l'un des articles les plus simples (il tient en sept pages) et les plus efficaces écrits sur le jeu date de 1947. L'expression de Benvéniste y est d'une grande clarté et sous le dehors de faire une synthèse des considérations de son époque dans le domaine ludique (lien du jeu et du sacré), il introduit une réflexion qu'Eugen Fink développera quelques années plus tard dans Le jeu comme symbole du monde (1966). 

Bien circonscrit, l'article pose une définition efficace du jeu pris pour lui-même en tant que structure : "Nous appellerons jeu toute activité réglée qui a sa fin en elle-même et ne vise pas une modification utile du réel." (p. 161) A partir de cette définition qui met en valeur le cadre et la futilité du jeu, l'auteur l'élargit au simulacre, à la relation, à l'imagination, à la liberté et au plaisir : "En ce qu'il ne conserve que la forme de sacré et la projette hors de la réalité, le jeu s'assure à la fois la magie de l'irréel et la consistance de l'humain, la joie de l'expansion libre et l'ordonnance de la sécurité. Chacun peut alors à la mesure de son imagination et de sa passion, le valoriser à nouveau et le resacraliser en fonction d'un mythe personnel." (p. 167)

Par cela et avant même Caillois, Benveniste explicite la fonction sacrée originelle dont le jeu tire sa magie et son enchantement, autrement dit ce qui relie le jeu en tant que structure à la fascination que celui-ci exerce sur le joueur, et plus largement comment il réunit narration et interaction en permettant à chacun de redevenir un héros dépositaire de son destin. Quoi de plus excitant ?

Le jeu comme structure d'Emile Benveniste, in Deucalion n°2, Editions de la revue fontaine 1947, p. 161-167, épuisé.

vendredi 13 février 2009

Le joueur


Probablement le roman le plus connu ayant pour thème le jeu, avec Le joueur d'échecs de Stefan Zweig, il n'en est pas moins un roman atypique sur notre passion. En effet, le jeu des casinos, le jeu d'argent, n'est pas le jeu de société, et constitue ce que nous appelons les jeux d'adrénaline par opposition aux jeux de sérotonine (c'est une image, non la réalité biologique plus complexe). Le tourbillon qui aspire le narrateur, Alexis, est une spirale infernale, une drogue qui lui donne un degré d'excitation, généré par le danger encouru, ici la ruine, que ne pourrait lui procurer que les activités à risque comme conduire à grande vitesse, ou se produire seul sur une scène. Ces jeux sont des jeux de réalité par opposition aux jeux de fiction, futiles mais sans conséquence autre que de faire souffrir l'amour propre.

Si Dostoïevski veut témoigner de l'intérieur ce que fut sa passion pour le jeu, son objectif est avant tout de montrer l'inaptitude de l'homme au bonheur : Alexis ne veut que Polina, mais ne s'aperçoit pas qu'il est celui qu'elle aime, il souhaite être riche et dépense tout par dépit, informé de l'amour de celle qu'il a aimé et aidé financièrement il n'arrive pourtant pas s'extraire de la fascination pour le jeu.

Tel le romancier, Alexis trouve dans l'univers fictif du jeu, l'excitation, la sensation de contrôle et la magie de la joie intense qui lui font défaut dans la vie de tous les jours. S'il s'adonne au jeu d'abord par besoin utilitaire, afin de libérer sa bien-aimée d'une dette financière, il s'y abandonne une fois qu'il a perdue Polina, par passion compensatrice, trouvant dans la roulette les vertiges que l'amour enfui ne peut plus lui donner. Aussi quand on lui rouvre les yeux, il est incapable de se détacher de l'univers à la fois rassurant et excitant du jeu, la réalité lui semblant bien fade en comparaison. Or, cette fascination pour le jeu existe pour tous les types de jeu, d'argent ou non.

Le jeu réalise seul en effet l'ultime et impossible aspiration de l'homme : le transformer en héros, c'est-à-dire à la fois lui permettre de maîtriser son destin et d'être le centre du monde, celui qui en écrit l'histoire. La conclusion du roman de Dostoïevski en fait le constat amer, le roman en tant que fiction n'étant qu'une parabole, un succédané du jeu.

Le joueur de Fedor Dostoïevski, Actes Sud 1991, 234 p., 7.50 €

mardi 3 février 2009

La civilisation chinoise

Il serait abusif de dire que l'ouvrage de Marcel Granet fait la part belle au jeu. Le mot n'apparaît même pas dans l'index de cet essai de 500 pages. De même aucune distinction nette n'est faite entre la fête, le divertissement et le jeu. En revanche les quelques pages qui traitent de la question exposent à la fois une vision traditionnelle qui montre la dimension universelle du jeu, et à la fois une vision originale, intégrée à l'instar des saisons dans la mentalité confucéenne propre à la civilisation chinoise, qui éclaire d'une lumière nouvelle notre jeu. 

Comme l'Empire romain, l'Empire du Milieu ne dissocie pas les jeux publics des jeux privés, et comme eux l'hiver, saison du désœuvrement, est celle des jeux d'intérieur, dont la fin est saluée par des fêtes : "Ces fêtes consistaient en communions, en orgies et en jeux. Après tant de jours de vie repliée, gaspillée en travaux intéressés, en pensées mesquines, un sentiment d'émulation généreuse s'emparait des foules réunies. Pour alimenter la puissance de jeu qui soudain se déclenchait en elles, tout semblait bon, tout pouvait servir à des concours joyeux, à des luttes courtoises." (p. 185).

Le sacré n'est donc jamais loin de la fête, pas plus qu'il ne l'est du jeu, ou l'affrontement des participants mime celui des saisons, et plus largement dans la pensée confucéenne, celle du principe féminin et masculin, du froid et du chaud, de la nuit et du jour, du négatif et du positif, du yin du yang : "L'efficacité des cérémonies paraissait dériver de l'opposition face à face des célébrants et de l'alternance des gestes. Là devait siéger un parti d'hôtes, ici un parti d'invités. Si les uns passaient pour représenter le soleil, la chaleur, l'été, le principe yang, les autres figuraient la lune, le froid, l'hiver, le principe yin. Avant de communier ils devaient s'affronter, alternant comme les saisons, afin que, alternant aussi, les saisons apportassent à tous la prospérité."(p.192)

Le jeu, partie prenante de  la vie, de la culture et de la spiritualité, est donc en définitive la réunion des principes fondamentaux plus que leur résolution, le lieu de l'équilibre cosmologique et de sa célébration. Intéressant, non ?

La civilisation chinoise (1929) de marcel Granet, Albin Michel 1968, pp. 183-193, 12.90 €.