mardi 28 décembre 2010

Du plaisir au jeu dans l'éthique à Nicomaque : une origine de la juste mesure

Enfin un article qui lie le plaisir au jeu, le second étant justement issu du premier. En dépit d'un vocabulaire qui fait la part belle aux néologismes (médiété, plurivocité...), de termes grecs non translittérés (exis, auxesis, boulesis, proairesis...), à fortiori non traduits (on est entre nous, et si vous n'en êtes pas, tant pis pour vous), et d'une écriture inutilement complexe, cet article fonde un rapport original et pertinent entre les deux termes.

Certes on pourra critiquer que ni les concepts de jeu et de plaisir ne sont définis, puisqu'ils ne sont pas propres à Aristote, et que le lien fondamental du jeu et du plaisir, ne serait-ce qu'étymologique, n'est même pas soupçonné, mais ici seule la philosophie d'Aristote et le concept de juste mesure sont décortiqués. Cela n'empêche nullement l'auteur de se perdre dans les méandres de considérations transversales aussi cryptiques qu'inutiles. Enfin, l'absence de toute bibliographie autre qu'en notes, nous confirme que la philosophe ignore à peu près tout de la problématique du jeu. Pourtant, en dépit de ces quelques lacunes, qui témoignent avant tout d'une démarche philosophique et non ludologique, et peut-être grâce à elles, la thèse proposée par Marie-Hélène Gauthier-Muzellec est originale et séduisante.

En effet entre le travail et le sommeil, celle-ci place le jeu qui serait donc la juste mesure de l'activité humaine, à la fois plaisante, donc reflet de la nature profonde de l'homme, et intellectuelle, donc participant à son élévation culturelle. Activité esthétique, à la fois complémentaire et à mi chemin de l'éthique et de la morale, elle permet à l'homme de se réaliser pleinement, combinant désir et aspirations : "La référence au jeu, pour la praxis, comme la référence au sommeil, pour l'activité naturelle de la vision, doivent avoir une portée argumentative non négligeable. On pourrait dire dans une certaine mesure, qu'elles placent l'homme entre le plaisir et la connaissance, l'animal et la divinité, pour tisser, au centre, une aspiration médiane, celle de la praxis, qui doit à la visée d'une norme interne de n'être pas simple mouvement, et tient du plaisir l'ancrage naturel qui ferme l'accès à l'allure circulaire de l'acte pur. Ce balancement s'interrompt un moment sur la ligne de partage, la ligne du juste milieu, qui est d'abord celle de l'humanité." (p. 62)

Un article stimulant sur les fondements de la pensée occidentale concernant l'homme et son rapport au jeu.

"Du plaisir au jeu dans l'éthique à Nicomaque : une origine de la juste mesure" de Marie-Hélène Gauthier-Muzelec, Philosophie n°60, 4e trimestre 1998, épuisé.

samedi 18 décembre 2010

L'homme en jeu

Homo Ludens de Huizinga est, honneur au pionnier, sans doute le plus critiqué des livres sur le jeu. Cet article de la revue Critique de 1969, fondée par Georges Bataille qui avait donné son point de vue sur l'ouvrage en 1951, ne résiste pas à nous donner un nouveau point de vue de l'essai du Hollandais mais, originalité, tout en le confrontant à celui de Caillois : Les jeux et les hommes. Or, une fois n'est pas coutume, la critique est faite par un spécialiste de littérature et celui-ci ne donne pas forcément l'avantage au second. 

Cette revue minutieuse compare pas à pas les principales thèses de deux ouvrages : le jeu et le sérieux, le jeu et le réalisme, le jeu et la culture... Comme c'était le cas pour l'article de Georges Bataille, Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ?, la critique est l'occasion pour l'auteur de proposer sa propre solution après avoir renvoyé dos à dos les deux auteurs. En effet, partis dans leurs considérations audacieuses, les deux essayistes perdent peu à peu de vue le jeu tel qu'on le joue, et se réveillent pour condamner d'une seule voix les formes revêtues par le jeu de nos jours... sans se rendre compte que le jeu qu'ils condamnent a non seulement une raison d'être, mais que celle-ci n'a pas été intégrée dans les généralisations sur le jeu de tous les continents et de toutes les époques qu'ils sont censés avoir décrit. Serait-ce parce qu'ayant trouvé le jeu où il n'était pas, ils n'ont pas reconnu le jeu où il existait ? Parce qu'essayant de raccrocher le jeu à la culture, ils ne s'aperçoivent pas qu'il ne la comprennent plus faute de l'avoir définie ?

Didactique, l'auteur reprend point par point en conclusion les apports de sa démarche critique en imaginant qu'on pourrait proposer une autre classification qui ne reposerait plus sur la problématique de la réalité, laquelle ne saurait être définie comme l'envers du jeu, ne pouvant  exister sans lui, de même qu'on ne peut imaginer le concept d'endroit si on n'a pas inventé celui d'envers : "Non, il n'est pas question de "gratter" l'imaginaire pour atteindre le "réel". L'un et l'autre sont inséparables et ne peuvent être saisis que d'un seul mouvement, celui qui est donné dans et par le langage _ plus généralement, dans et par les signes. Selon cette thèse, j'appellerai réalité (cette fois sans guillemets) cette globalité réelle-imaginaire que je crois insécable. Ladite réalité ne serait donc pas extérieure au jeu, le bloquant au début ou en fin de parcours, mais, bien au contraire, elle serait prise à l'intérieur du jeu. En d'autres termes, il faut qu'il y ait d'abord du jeu pour qu'il y ait de la réalité, et non l'inverse." (p. 603).

Une critique à la fois plus fidèle et plus profonde que celle de Bataille concernant des deux ouvrages fondateurs de l'épistémologie du jeu, et qui propose une autre façon de penser le jeu, en dehors des oppositions rituelles avec le sacré, le sérieux et la réalité. Appelant même de ses voeux un changement de paradigme qui, s'il est vise d'abord la littérature, n'a qu'un pas à faire pour revisiter le jeu. Intéressant et pertinent.

"L'homme en jeu" de Jacques Ehrmann, Critique n°266, 1969, p. 579-607, épuisé.

vendredi 3 décembre 2010

Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ?

Suite à la parution de la traduction française de l'essai Homo Ludens de Johann Huizinga en 1951 chez Gallimard, Georges Bataille en fait le compte rendu dans la revue qu'il a fondée, Critique n°49 de la même année. Il s'agit cependant moins d'une critique de l'essai de l'historien hollandais que de l'exposition des thèses chères à Bataille à propos du sacré, de l'art, de la corrida, de la mort et de la pensée de Hegel. Seul le début de l'article est réellement une revue des positions de Huizinga : le jeu global et son rapport au sérieux, qui permet à l'auteur de digresser vers ses propres préoccupations.

Cela ne l'empêche pas de résumer avec acuité l'apport de Huizinga : "Je crois que, sur ce point, Huizinga apporta la note exacte : c'est la catégorie du jeu qui a le pouvoir de rendre sensible la capricieuse liberté et le charme animant les mouvements d'une pensée souveraine, non asservie à la nécessité. On ne saurait mieux préciser le rapport de la souveraineté et de son expression authentique que ne fit Huizinga, disant : "cette sphère du jeu sacré est celle où l'enfant, le poète et le primitif se retrouvent comme dans leur élément." (p. 104).

Mais l'intérêt de la pensée de Bataille sur le jeu tient principalement à sa capacité à mettre en résonance sa critique avec sa grande culture, en particulier lorsqu'il cite Platon, inscrivant l'essai du hollandais dans une filiation de pensée stimulante, qui en décuple la portée : "Il faut, disait Platon (Les lois, VII, 803), traiter sérieusement ce qui est sérieux, et c'est Dieu qui est digne de tout le sérieux béni, tandis que l'homme est fait pour être un jouet de Dieu. Aussi chacun, homme ou femme, doit passer sa vie à jouer les jeux les plus beaux conformément à ce principe, et au rebours de son inclination actuelle... Quelle est alors la juste manière ? Il faut vivre la vie en jouant certains jeux, sacrifices, chants et danses, pour gagner la faveur des dieux, pouvoir repousser les ennemis et triompher dans le combat." (p. 103-104).

Pour le reste, le jeu n'est clairement pas au centre des préoccupations de Bataille, mais plutôt un tremplin vers d'autres réflexions. Un article intéressant donc, mais pas indispensable.

Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ? de Georges Bataille (1951), Oeuvres complètes volume XII : Articles II 1950-1961, Gallimard 1988, p. 100-125.