mercredi 11 septembre 2013

Le jeu chez l’enfant : essai de psychanalyse enfantine

Le sous-titre aurait mérité de figurer sur la couverture tant on est loin avec cette étude d’un essai pédagogique : le jeu est essentiellement entrevu comme « objet transitionnel », n’est pas à même de permettre à l’enfant de s’affranchir de ses angoisses en les projetant à l’extérieur de lui. Mais cette perspective psychanalytique a une fâcheuse tendance à servir d’œillère à l’auteur qui ne fait du jeu, le plus souvent, qu’un moyen d’exercer une frustration sadomasochiste : « Ni l’enfant ni la mère ne savent que la poupée sauvagement fessée par la fillette est la mère en question ; la déformation de la censure permet l’extériorisation du désir interdit dans ‘‘les aspects et les limites qui conviennent’’ » (p. 22). Pourtant en jouant l’enfant cherche d’abord à comprendre, c'est-à-dire à saisir par l’expérience en inversant les rôles les raisons qui ont conduit ses parents, dont il dépend, à la faire souffrir. La fillette fesse donc d’abord sa poupée pour comprendre le geste de sa mère en se mettant à sa place, ce qu’explique par ailleurs Philippe Gutton : « Ensemble des actions physiologiques, mentales et verbales et motrices par lesquelles un sujet, aux prises avec son entourage, cherche à résoudre les tensions qui le motivent, à réaliser les possibilités. » (p. 24).

Cela n’empêche cependant pas l’auteur d’avoir des intuitions lumineuses : «  Dans sa relation avec le jouet, la mère a une conduite ambiguë : elle se donne et se retire ; la mère exprime son désir de présence constante auprès de son enfant et, en même temps, confirme l’autonomie possible de celui-ci lors de son absence. » (p. 26) Ce qui est une bonne explication du for da de Sigmund Freud, voire en posant les bases du jeu comme activité projective : « Le phénomène de projection est constant dans le jeu dont il constitue le mécanisme fondamental ». (p. 38). Curieusement, alors que l’auteur est capable d’analyses très fines, il semble laisser au seul lecteur le soin de les lire. Ainsi il est capable d’écrire p. 60 : « Rappelons aussi le cas de cette petite fille, qui n’osant pas traverser l’antichambre dans l’obscurité, par peur des fantômes, a ‘‘un subterfuge’’ qui lui permet de maîtriser sa peur : elle se livre, lors de la traversée de l’antichambre, à des gesticulations bizarres et ‘‘au bout de peu de temps elle révèle triomphalement à son jeune frère le secret de sa victoire sur l’angoisse : ‘‘Il ne faut pas avoir peur dans l’antichambre, dit-elle, tu n’as qu’à jouer à être toi-même le fantôme qui pourrait venir.’’ Le fait de gesticuler équivaut donc à une identification à l’objet extérieur redouté. Tout ceci donne un angle nouveau à l’analyse des jeux où l’enfant se donne un rôle : jouer au papa et à la maman, jouer au dentiste, au docteur. » Pour mieux retomber dans l’interprétation sadomasochiste à la page suivante : « Prenons l’exemple du jeu du docteur : lorsque l’enfant a subi une agression médicale, il va présente dans les heures et les jours qui suivent un certain nombre de comportements ludiques visant en quelque sorte à se débarrasser du traumatisme passivement subi ; il utilisera des objets symboliques sur lesquels il marquera son agressivité, ou il fera subir à un autre enfant les souffrances que le médecin lui a imposées. » A la différence que la seconde analyse, généralisation contestable, n’est étayée cette fois d’aucune observation…

Perspicace, Philippe Gutton propose plusieurs pistes d’interprétation qui sont particulièrement novatrices au regard de l’époque d’écriture : en faisant par exemple du jeu un savoir-être, plutôt qu’un savoir faire : « Le récit de l’adolescent, très précis dans la description de ce jeu, n’arrive pas à passer dans les mots le vécu profond de ce qui s’expérimente au moment où il est pris comme voleur par le gendarme. Tout se passe comme si nous étions à un niveau au-delà de la parole, de l’ordre de l’être bien. » (p. 74) ou en soulignant l’apport novateur de la psychanalyse américaine : « Winnicott donne à sa description une potentialité intéressante lorsqu’il suppose que ‘‘penser ou fantasmer se rattache à l’activité fonctionnelle’’ » (p. 90.) toujours dans une perspective expérientielle, l’auteur faisant du jeu un moyen d’assimilation de cette expérience : « Le jeu se déroule comme un récit élaborant par répétition une séquence du passé. » (p. 111).

Si Philippe Gutton peut se montrer plus conventionnel, il sait synthétiser de manière efficace les connaissances psychanalytiques contemporaines concernant le jeu, moyen privilégié de réalisation potentielle du fantasme : « Le fantasme paraît lié à l’émergence des principes secondaires contemporains de la suprématie du principe de réalité. Les activités fantasmatiques sont une compensation imposée par la réalité. Le fantasme était tout puissant, le jeu cherche à l’être. Le jeu garde toujours le souvenir de cette maîtrise de telle sorte que l’action ludique, en maîtrisant le fantasme, le réalise en quelque sorte de façon déplacée dans l’espace. » (p. 146), le jeu est savoir-être en ce qu’il est contrôle du pouvoir-faire et de la pulsion qui le sous-tend : « L’acte ludique est maîtrise de l’environnement ; il est possession de l’objet. L’agir ludique peut se définir comme la domination d’un monde auparavant dominateur ; ce renversement de la situation (passif-actif) est une autre façon de décrire la symbolisation de la toute-puissance. » (p. 147).

Une perspective exclusivement psychanalytique, donc souvent frustrante et partiale, qui n’empêche pas quelques observations et analyses dignes d’intérêt.

Le jeu chez l’enfant : essai de psychanalyse enfantine de Philippe Gutton, Larousse 1973, 176 pages, épuisé. 

dimanche 1 septembre 2013

Le jeu du monde

Très inspiré dans son titre comme dans son contenu par l’essai d’Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, que l’auteur, Kostas Axelos, a accueilli en 1966 dans la collection Arguments qu’il dirige aux Editions de Minuit, Le jeu du monde se présente comme un essai intermédiaire entre les Fragments d’Héraclite et les Pensées de Pascal, mais avec une forte influence des penseurs du savoir et de la méthode tels Platon, Aristote, Descartes ou Marx et celle des philosophes du jeu tels que Kant, Hegel, Nietzsche et Sartre. En l’espèce, le résultat hésite en permanence entre de courts articles, des fiches d’idées et des aphorismes. Mais à la différence de Jeux finis, jeux infinis de James P. Carse, essai qui arrivait quand même à tenir le défi de la pensée courte sur toute sa longueur, Kostas Axelos effectue des va-et-vient incessant entre le débat, la pensée lapidaire, le constat, l’analyse, sans la moindre structure, ni progression ou liaison entre ces différentes formes.

L’intérêt réside dans la faiblesse même de l’ouvrage : près de 450 pages de pensées donnent à boire et à manger et permettent de faire son miel de celles que l’on a su grappiller. En revanche l’ensemble demande certaines compétences de lecture rapide voire du courage quand l’auteur sombre dans l’autoréférence, la discussion philosophique, distribue les accessits entre penseurs, polémique sans nous introduire les tenants et aboutissants de sa pensée… Kostas Axelos oublie que l’aphorisme est un genre qui ne supporte pas plus la longueur que la médiocrité, deux travers dans lesquels il tombe souvent, semblant vouloir nous livrer la moindre de ses pensées en refusant de choisir (ce qui l’obligerait à l’organiser). Or certaines sont d’une rare indigence : « Les imbéciles se croient victorieux après chaque débat ou combat. » (p. 74), ce qui ne semble pas étouffer celui qui se livre tout au long de cet essai à des polémiques avec lui-même dont il tranche toujours la vérité en sa faveur, ou encore : « Les filles aux yeux tristes et aux cuisses un peu lourdes attirent encore les chevaliers non chevaleresques de la quête du Graal. » (p. 78), pensée dont le rapport avec le jeu du monde, outre le sexisme latent qu’elle recèle, demeure nébuleux.

Mais si l’on ne s’arrête pas au pitoyable, cet essai contient son lot de pensées stimulantes sur le savoir, le jeu, sa méthode d’analyse, et sur son infatigable joueur : l’homme, voire une métaphore de lui-même, à l’instar de l’univers, le monde, qui se contient lui-même. Le jeu est ainsi pour Kostas Axelos, d’abord l’occasion de penser différemment : « Pour la grande philosophie, apprendre à mourir et apprendre à vivre n’ont fait qu’un. Ce qu’elle n’a pas su faire : apprendre à jouer. » (p. 30). En effet, le jeu de la pensée est le reflet de celui de l’homme qui oscille entre vie et mort, lui permettant de profiter de la première tout en dépassant la seconde : « Aussi langage et pensée, travail et lutte, amour et mort, ainsi que jeux particuliers, relèvent-ils tous, tout autant que magie, mythes et religion, poésie et art, politique, philosophie, sciences et technique, de règles et d’ouvertures des jeux qui se jouent à travers eux et surtout du jeu qui les contient et qui se dérobe. » (p. 91). Le jeu est contenu dans la vie, mais l’instinct pas plus que la nécessité n’expliquent la capacité de l’homme à surmonter l’angoisse de sa fin prochaine, sinon le jeu incessant qui lui fait tour à tour s’illusionner de la vie dont il jouit tout en lui faisant imaginer qu’une partie de lui-même demeure immortelle.

Ce raisonnement conduit l’auteur à considérer le jeu comme une façon de penser le monde qui contient toutes les autres : « Avec radicalité, fermeté et souplesse, le style du jeu, son allure générale, peut-être saisissable par une pensée orientée et méthodique qui accepte de l’expérimenter, comme un ensemble composé de plusieurs éléments, aux combinaisons multiples ; pour le porter jusqu’au langage articulé il est nécessaire de le saisir comme un tout, sans négliger ses parties et ses aspects, ses faces et ses revers. » (p. 91) En effet, le jeu est tout comme tout est jeu : « Le jeu embrasse sagesse et sottise, ‘‘vrai’’ et ‘‘faux’’, ‘‘bien’’ et ‘‘mal’’, ‘‘beau’’ et ‘‘laid’’. D’emblée, il transcende la logique, l’éthique et l’esthétique, les impliquant. » (p. 95). Il est cet acte ultime que François Euvé décrit dans Penser la création comme jeu, comme le jeu de la sagesse à la création du monde : « La pensée philosophique naît du jeu de l’énigme dont vie et mort sont l’enjeu, essaie de poser l’énigme de l’être, sans oser le saisir comme jeu. Formuler l’énigme suprême, à laquelle personne ne peut répondre, est-ce cela le jeu de la sagesse suprême ? » (p. 25).

Puisque, « A proprement parler donc, le jeu n’est ni un mot ni un concept. Dans et avec lui, devient manifeste, en tant qu’annonciation, la clôture de tous les jeux, des catégories et des nominations. Lui-même, aussitôt avancé, il se retire. Cependant, – sans anthropomorphisme –, il joue avec la polyonymie, la polysémie. » (p. 428), pour penser ce jeu qui est tout est rien, origine et finalité, permanence et renouvellement perpétuel, il faut désormais dépasser la pensée qui ne peut embrasser le jeu qui lui est supérieur et constater l’échec de la logique : : « Presque rien n’est moins rigoureux que le ‘‘concept’’ de rigueur. » (p. 144). Seule une pensée supralogique, une pensée non réductrice, complexe telle que la définit Edgar Morin sans sa Méthode, permet d’aborder le jeu. Une pensée qui ne distingue pas le vrai du faux, l’inclusive de l’exclusive, mais montre la richesse de mondes de pensée qui peuvent être différentes réalités à la fois, du moins tour à tour, l’auteur concluant : « Il n’y a pas de jeu où tous les coups soient permis, hormis le jeu lui-même. » (p. 443). Car le jeu des hommes est par essence infini pour eux : « Ils semblent jouer depuis fort longtemps une fin de partie qui sans cesse recommence, sans cesse les relance. » (p. 279), puisque notre conscience prend fin en même temps que notre vie. Le jeu du monde est à notre image, il nous contient comme notre esprit le contient : « Jouet de la poussière, surgi de la terre et redevenant poussière, l’homme joue quelque temps avec elle. » (p. 272).

Des réflexions disparates autant qu’érudites, parfois intéressantes bien que trop souvent tributaires des penseurs antérieurs, sauf sur les questions de connaissances où Kostas Axelos innove en faisant du jeu l’une d’entre elles, et celle qui les contient toutes, et en produisant une représentation originale (p. 218-219). A condition que l’on se donne le courage d’en parcourir tous les remous.

Le jeu du monde de Kostas Axelos, Les éditions de minuit 1969, 444 pages, épuisé.