lundi 28 février 2011

Investigations philosophiques

Souvent cité par l'épistémologie ludique, Ludwig Wittgenstein (1889-1951) n'a pas, à proprement parler, écrit un ouvrage sur le jeu. Il s'intéresse en tant que philosophe et logicien aux jeux de langage et justifie cette appellation en illustrant sa pensée par des comparaisons avec le jeu. On trouve dans les investigations philosophiques, dans le style clair et exigeant qui le caractérise, davantage de constats numérotés (raisonnement cartésien) sur le jeu que de réflexions. Cependant on lit en filigrane une vision dépoussiérée et, toute naïve qu'elle soit, stimulante du jeu. En effet le jeu est traité en tant qu'activité symbolique, on devrait même dire acte de langage, et non en tant que structure. 

Par exemple Wittgenstein relève que ranger une pièce sur un échiquier et la déplacer n'a pas la même valeur, et qu'il s'agit d'un problème de signification et de contexte. Or toute la difficulté de définir le jeu vient de ce que le jeu est une activité qui en recouvre une autre, au point de faire changer de sens l'activité première. "76 - Si quelqu'un traçait une délimitation rigoureuse, je ne pourrais pas la reconnaître pour celle qu'il était toujours dans mon intention de tracer, ou que j'ai déjà tracée mentalement. Car je n'en voulais tracer aucune." (p. 152). Un constat certes évident, mais particulièrement pertinent en matière de jeu : comment définir ce dont nous nous servons tous les jours sans avoir à le définir ? Et avec quelles conséquences ? 

Cette démarche est représentative du style de Wittgenstein qui a l'art de poser la question juste à défaut d'apporter de réponse, car une bonne question n'a-t-elle pas par définition aucune réponse définitive ? Et Wittgenstein de remarquer : "89 - Saint Augustin écrit : Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Mais sitôt qu'on me demande de l'expliquer, je ne sais plus." (p. 159). Il en est du jeu comme du temps : il est tellement inscrit en nous que nous ne savons le considérer avec la distance nécessaire. Interroger les évidences, c'est le rôle de la philosophie, comme tenter de voir au delà.

Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques de Ludwig Wittgenstein, Gallimard 1961, p. 109-365, épuisé.

samedi 19 février 2011

La formation du symbole chez l'enfant

Classique de la psychopédagogie, le jeu est étudié comme fondement de l'élaboration de la pensée par l'intermédiaire de l'imitation. Piaget est cependant moins intéressé par le jeu, qui concerne surtout la seconde partie de l'ouvrage, que par la représentation cognitive que l'activité ludique de l'enfant traduit. On retrouve les grandes caractéristiques et thèmes de sa pensée : imitation, assimilation / accommodation, réaction circulaire, pensée fictionnelle... 

Bien que l'assimilation / accommodation soit inspirée de l'adaptation biologique, la théorie piagétienne apporte une explication intéressante du jeu : si l'enfant joue c'est pour recréer par imitation des situations qui lui échappent et qu'il cherche à assimiler. Le jeu repose donc sur une situation incomprise : par exemple la poupée va au travail car l'enfant ne sait pas ce qu'est le travail, ensuite soit l'enfant raccorde cette situation à une catégorie connue comme l'absence : travailler serait donc être absent, il s'agit alors d'une assimilation, soit il sent qu'il ne peut le faire et crée une nouvelle catégorie pour les absences de papa, parce que maman ne travaille pas et est parfois absente, il y a alors accommodation. L'enfant répète la scène jusqu'à en avoir  assimilé toutes les contradictions ou en avoir accommoder une partie. C'est la réaction circulaire, de l'assimilation à l'accommodation et inversement, qui lui apporte l'amusement pour récompense de son sentiment de maîtrise.

Si Piaget fait le lien avec le plaisir de l'enfant, il n'y intéresse pourtant qu'en tant qu'accessoire de l'apprentissage de la pensée abstraite qu'il appelle fictionnelle. Il passe ainsi à côté de connexions fécondes entre, par exemple, sa théorie de l'imitation et le principe de répétition cher à Freud. En effet, si l'enfant imite c'est parce que l'absence d'explication est anxiogène et qu'en jouant l'enfant apprivoise l'incompréhensible qui lui fait peur. Un jeu apporte du plaisir car il accroît les capacités de raisonnement de l'enfant, or ce surcroît de compréhension désactive l'angoisse de l'enfant en le rassurant sur son environnement puisqu'il le comprend désormais, littéralement, puisqu'il lui fait une place dans son univers mental, changeant l'inquiétante réalité en symbole familier et réconfortant.

La démarche de Piaget n'est ainsi pas exempte de critiques : en ne s'intéressant qu'aux fonctions de la pensée symbolique, Piaget minimise leur intégration globale et leurs conséquences sur l'activité ludique (et inversement), s'arrêtant parfois au milieu du pont. Inversement, sa volonté de démonstration est parfois contreproductive, comme par exemple lorsqu'il veut faire du symbole la spécificité de l'enfant alors qu'il vient d'en donner une illustration concluante chez le singe ; ou encore lorsqu'il veut démontrer qu'il peut y avoir jeu sans symbole, ce qui selon sa propre théorie est impossible.

Autant de critiques qui n'entachent pourtant pas un ouvrage très riche, même s'il est parfois  aride et difficile à suivre, et qui reste, plus de 65 ans après sa rédaction, d'une surprenante modernité. Une lecture essentielle.

La formation du symbole chez l'enfant : imitation, jeu, rêve - image et représentation de Jean Piaget, Delachaux et Niestlé 1945 (1959), 310 pages, épuisé.

jeudi 3 février 2011

Jouer / apprendre

Dans son précédent opus, Jeu et éducation, Gilles Brougère annonçait que "qui veut produire un discours scientifique devait construire son concept de jeu." (p. 272). Pourtant, depuis, l'auteur n' a pas pour autant une définition du jeu à proposer, allant jusqu'à réfuter qu'on puisse définir le jeu : "Le monde n'est pas construit sur des barrières étanches entre les activités. Vouloir isoler le jeu d'autres activités qui lui sont proches, et confier cette tâche à la définition, est un  exercice voué à l'échec." (p. 41) Plus encore, tout travail de synthèse serait prétentieux et vain : "C'est sans doute parce que nous en connaissons plus sur le jeu que la synthèse est devenue impossible. Nous nous éloignons d'une vision où l'on croyait qu'avec une idée géniale on pouvait rendre compte de la diversités des activités appelées "jeux"." (p. 5).

C'est sans doute là l'aspect le plus contestable que d'annoncer d'entrée que ce qui n'a pu être traité par l'auteur est impossible à réaliser. Ne serait-il pas en effet plus pertinent d'admettre que ce qu'on avoue impossible l'est d'abord pour celui qui l'écrit ? Cet aveu passant alors pour de la rigueur scientifique plutôt que pour la volonté coupable de dissuader une recherche qui nous prendrait en défaut. Or le plus étonnant reste que l'ouvrage est la contre-preuve de ce qui vient d'être affirmé. En effet Jouer / apprendre est bien une synthèse sur le jeu comme le prouvent assez des chapitres au titre évocateur : (I) Peut-on se prendre au jeu ? (II) Comment pense-t-on le jeu ? (III) Qu'est-ce que le jeu ? (V) Expérience et culture ludique (VI) Le jeu, un loisir parmi d'autres... Plus encore, en dépit de sa déclaration de foi, Brougère nous donne finalement sa définition du jeu à partir de ses composantes : "On pourrait bien sûr reprendre ces critères et les aligner sous forme de définition. Le jeu serait alors une activité de second degré constituée d'une suite de décisions, dotée de règles, incertaine quant à sa fin et frivole car limitée dans ses conséquences." (p. 58-59). Bref, on sent surtout que l'auteur, comme dans son opus précédent, ne sait pas toujours bien comment prendre le jeu.

A posteriori c'est cette démarche prospective qui, à défaut d'être toujours logique et efficace, permet au lecteur de s'immiscer dans une réflexion en construction. C'est parfois déroutant, à l'instar de la structure de l'ouvrage qui consacre deux fois plus de chapitres au "jouer" qu'à l'"apprendre", traitant les deux termes en parallèle plus qu'en intersection. Ainsi le second vocable, qui pose visiblement moins de difficultés à Brougère, en ressort sensiblement moins approfondi que le premier. C'est aussi parfois contestable, par exemple quand l'auteur croit voir une révolution du jeu dans sa forme vidéoludique, qui en est tout au plus une extension. 

Un ouvrage pertinent, riche et synthétique à la fois (même s'il s'en défend), certes parfois contradictoire, mais dont la forme est finalement tout à fait à l'image du jeu, notion paradoxale s'il en est, que cet essai sert de façon sincère et accessible à défaut d'être toujours limpide. Une lecture chaleureusement recommandée. 

Jouer / apprendre de Gilles Brougère, Economica 2005, 176 pages, 19 €.