samedi 29 août 2009

Les cadres de l’expérience

Joueur de Casino, Erving Goffman aime à prendre le jeu comme modèle pour sa sociologie. Si dans Les rites d’interaction (1967) il faisait du jeu un modèle réduit et explicite des comportements sociaux implicites, cristallisation du caractère des joueurs, le jeu sert ici à l’auteur à décrire les niveaux de lecture et d’interprétation de la société. On retrouve les qualités et les faiblesses de l’ouvrage précédent, à savoir pour les premières la façon originale de décrypter nos comportements familiers et de les organiser dans un système, dont le jeu et plus particulièrement le théâtre occupent le centre, et pour les secondes une pensée au fil de la plume, étayée uniquement par des faits divers contestables et abracadabrants, où l’observation est inexistante et ne sert que d’illustration. C’est-à-dire qu’elle arrive à la fin au lieu de conditionner la pensée.

Débutant par le cadre, qui est pour Goffman ce qui nous permet d’accorder une signification à un événement, le jeu se présente immédiatement à lui par analogie : « Chaque cadre social comporte ses propres règles. Par exemple, les règles du jeu de dames indiquant les mouvements autorisés sont presque toutes utilisées au cours d’une partie, alors que le cadre, si tant est qu’il soit unique, qui génère les petits gestes nécessaires au déplacement des pions peut n’apparaître qu’à certains moments de la partie. » (p. 33) Le cadre est donc pour Goffman primaire, quand il structure notre compréhension, et secondaire, quand il est ponctuel. Se rendant alors compte que dans un jeu on maîtrise les tenants et les aboutissants, ce qui n’est pas le cas dans la vie, il rajoute : « De même, si les règles du jeu de dames et celles de la circulation routière peuvent toutes deux faire l’objet d’explications détaillées dans une brochure, il existe cependant entre elles une différence : les premières permettent de comprendre l’objectif que les joueurs cherchent à atteindre, alors que les secondes ne nous disent ni où nous devons aller, ni pourquoi nous devrions nous déplacer et se contente de nous indiquer ce qu’il ne faut pas faire si l’on tient à se déplacer. » (p. 33)

C’est tout à fait le genre de remarque qui donne l’impression que Goffman pense en écrivant, puisque il n’y a en fait qu’une opposition de façade entre le cadre énoncé et sa restriction. En effet les règles du jeu ne disent pas pourquoi jouer (l’amusement est relatif et conditionné à la convention que les joueurs sont tous d’accord pour jouer au jeu) ni comment (quelle est la stratégie gagnante). Dès lors il n’y a aucune opposition entre une carte et les règles du jeu. Et nous de commencer à douter de la rigueur et du fondement de la pensée de Goffman, qui pour toute chose, énonce une règle puis un flot de restrictions inutiles, un exemple ne pouvant invalider un argument, au lieu de donner à voir la cohérence du système et ses perspectives. Sa pensée de détail, illustrée par le goût immodéré de l’auteur pour le fait divers, la ramène malheureusement à ce niveau, et lui fait manquer le paradigme.

D’autre part l’auteur reprend la métaphore du jeu pour faire comprendre la modalisation, si bien qu’on finit par se demander si son système ne bégaie pas un peu : « Par mode, j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. » (p. 52) En effet un mode ne serait qu’un cadre superposé, un informaticien dirait « surchargeant un autre cadre ». La règle du jeu n’est ainsi, dans cette perspective, qu’un cadre ludique appliqué à un cadre sociétal. De même que la carte n’est pas le territoire, le jeu n’est pas ce qu’il symbolise. Est-il nécessaire pour cela de créer le concept de modalisation ? Si on ajoute les processus de fabrication et de machination, qui ne sont que le fait d’appliquer des cadres subjectifs, non partagés, à des cadres collectifs, ou de jouer de l’un contre l’autre, on se demande si Goffman ne fait pas compliqué quand on peut faire simple…

Certes cette fois, pour décrire le jeu des animaux, Goffman a enfin (mal) lu des spécialistes de la question avant d’écrire dessus, mais je n’arrive toujours pas à comprendre le mythe qui entoure cet auteur, et pourquoi il a besoin de 568 pages pour décrire son système de pensée. Une lecture pas inintéressante du jeu comme modèle réduit de la société, mais pas plus.

Les cadres de l’expérience (1974) d’Erving Goffman, Minuit 1991, pages 9-92, 44 €.

lundi 17 août 2009

La dame de pique


Titre d'une nouvelle de Pouchkine et d'un opéra de Tchaïkovski, tiré de la première, la dame de pique est une comtesse à laquelle le comte de Saint-Germain aurait livré une combinaison toujours gagnante aux cartes, à la seule condition de ne jouer que trois fois. Un officier de la garde veut s'emparer du secret de la comtesse mais sans respecter le marché passé avec elle... à ses dépends.

Traduit de manière lisse et aseptisée, l'histoire manque singulièrement de relief, même si les motifs développés sont intéressants. En effet, Hermann, l'officier malchanceux est un héros de conte, du moins en apparence, car volontaire il ne sait pourtant pas reconnaître le sceau du destin. Alors qu'il a la possibilité de devenir riche et heureux à force de détermination, il perd l'un pour avoir négligé l'autre. Bien qu'il se soit refusé au jeu toute sa vie, par peur d'y succomber autant que par ascèse, il est pourtant perdu par lui. Comme si ce personnage rationnel, et calculateur refusant l'illusion du jeu, le rêve et l'émotion, se retrouvait confronté pour la première fois à l'univers à la fois fantastique, factice et envoûtant du jeu, et en tant que soldat, s'y découvrait désarmé.

La noble comtesse, belle et mystérieuse, symbole du temps passé, est donc la vraie héroïne du livre, qui répare l'injustice causée par ce soldat arriviste et moderne, qui croit assez aux contes de fées pour en tirer parti mais pas pour les respecter. C'est le triomphe de la fiction, de la futilité et de la magie sur la réalité. Une jolie parabole du jeu en somme.

La dame de pique et Les récits de feu Ivan Petrovitch Belkine de Pouchkine, Le livre de poche 1999, p. 30-66, 3 €

vendredi 7 août 2009

Fin de partie de cartes

Gerard ter Borch (1617-1681) est un peintre hollandais d'intérieurs intimistes et bourgeois, maîtres des matières en particulier des tissus. Fin de partie de cartes, peint vers 1650, est l'un des deux tableaux qu'il a consacré au jeu après les joueurs de Tric-trac. Mais surtout c'est le premier tableau d'une série (La femme au miroir 1653, Le concert 1655) qui exploiteront le même personnage principal : une femme de dos au cou dénudé, pour sa puissance suggestive et érotique. Le peintre affectionne les scènes qui suggèrent des non-dits, comme La lettre où l'on devine l'amour de la rédactrice à son bien aimé. Cette partie de cate est très originale car peindre le jeu, sans sortir du cadre de la peinture de genre, permet de jouer à la fois sur les émotions et les symboles : or Ter Borch nous prive ici des deux en nous présentant sa protagoniste de dos. Enfin le titre nous explique que la partie est finie, ou presque. Et comme si cela ne suffisait pas, les cartes ne sont pratiquement pas visibles...

Au-delà de la mise en avant de l'excellence du peintre pour le rendu du tissu de la robe, qui occupe tout le premier plan, le sfumato ample qui mange l'essentiel du décor fait ressortir la situation au détriment de la description. En effet la dame n'est pas une joueuse, elle ne regarde ni son adversaire ni son jeu. Nous ne voyons pas son visage car il est tout entier accaparé celui de son ami qui l'initie au jeu. Il est debout et d'un geste protecteur lui montre la carte à jouer : probablement un pique qui est le symbole de la mort, et donc ici de la victoire. La coiffure remontée laisse apparaître un collier fait d'un simple lien, celui qui la relie à son conseiller ludique, et probablement son futur amant. En effet le talon de carte laisse apparaître ce qu'on devine être l'as de coeur, que s'adjuge ainsi à travers elle son confident en lui dévoilant la clef de la victoire. Le visage de la joueuse est donc par miroir, par mimétisme celui de son confident qui est plein de douceur : elle consent donc. En effet ce coup de grâce qu'il lui fait symboliquement donner signifie la fin du jeu, donc le début des choses sérieuses. Le visage de l'adversaire, qui regarde le visage mais semble ailleurs, montre que ce tableau est d'abord celui du couple qui occupe le premier plan. L'esprit ailleurs, il est écarté physiquement par la fin de la partie qui signifie sa défaite : il n'y a plus de place pour lui, son sort, comme celui du couple, est désormais scellé.  

En instrumentalisant ainsi le jeu, loin de le rabaisser, le peintre lui donne la force du destin qui rapproche les amants en leur faisant surmonter ensemble les obstacles. Les alliances, le combat, la victoire ludiques sont une parabole de la vie. En utilisant le personnage du spectateur qui devient l'éminence grise, le visage de la joueuse, Ter Borch fait entrer dans le cercle du jeu l'ami hors jeu qui, par son intermédiaire, offre la victoire fictive à celle qu'il aime et gagne ainsi réellement son coeur. Quel plus beau rôle pour le jeu que de constituer le plus court chemin entre les êtres ?

Fin de partie de cartes de Gerard Ter Borch, Musée Oskar Reinhart à Winterthur, vers 1650.