vendredi 21 octobre 2011

La voie : pour l’avenir de l’humanité

Intitulé La voie : pour l’avenir de l’humanité, cet ouvrage qui propose une réforme de notre civilisation, s’intéresse logiquement au jeu, dans son chapitre consacré à la voie de la réforme de vie, à la rubrique consacrée à la relation esthétique : « Le jeu n’est pas qu’un loisir secondaire, il est une des façons de vivre poétiquement. » Edgar Morin entend par là qu’une meilleure vie passe par une aspiration aux états seconds, car « ce sont ces états seconds, pleins d’intensité poétique, qui donnent la sensation de la vraie vie. » (p. 267-268). Faisant allusion au vrai, opposé classiquement au beau, l’auteur précise alors sa pensée : « ...ces mêmes divertissements nous procurent aussi certaines des émotions poétiques de la vie, ils sont donc porteurs de vérités humaines, et pas seulement de détournement de l’essentiel. » (p. 268). Parce que le jeu apporte du plaisir, le jeu est dans le vrai, puisque ce faisant il remplit un besoin fondamental de l’homme, besoin dont le plaisir est la conséquence de sa satisfaction.

Certes Morin décerne, comme à son habitude, des louanges à l’un (Caillois), un satisfecit à l’autre (Huizinga), sans expliquer plus avant ceux-ci. Mais il a au moins le mérite de considérer le jeu non dans sa valeur sérieuse, mais au contraire en tant qu’activité originellement futile de divertissement, de jeu, c’est-à-dire étymologiquement de vecteur de plaisir. La stature d’Edgar Morin enlève sans doute un peu d’audace à cette opinion, mais celle-ci est surtout le fruit de la pensée complexe chère à l’auteur. Ainsi, dans son chapitre sur la réforme de la pensée, l’auteur fustige l’approche scientifique académique : « Notre mode de connaissance parcellisé produit des ignorances globales. Notre mode de pensée mutilé conduit à des actions mutilantes. A cela se combinent les limitations 1) du réductionnisme (qui réduit la connaissance des unités complexes à celle des éléments supposés simples qui les constituent) ; 2) du binarisme qui décompose en vrai / faux ce qui est soi partiellement vrai, soit partiellement faux, soit à la fois vrai et faux ; 3) de la causalité linéaire qui ignore les boucles rétroactives ; 4) du manichéisme qui ne voit qu’opposition entre le bien et le mal. » (p. 145)

Comme toujours, l’auteur ne définit la pensée complexe que par antithèse, ce qu’elle n’est pas. Or, si le procédé est passablement contestable pour quelqu’un qui a pourtant écrit 1500 pages sur le sujet puis encore 100 dans son Introduction à la pensée complexe, il n’en définit pas moins ainsi parfaitement le jeu et sa façon de l’aborder. En effet le jeu 1) reproduit la réalité par le “comme si” en la faisant passée pour vrai par l’illusion (in-lusio = pris au jeu) ludique sans la réduire, 2) fait de la contradiction le coeur du système ludique qui est une lutte entre des forces contraires, définissant 3) des boucles de gameplay qui sont à la fois cycliques et combinatoires ;  donnant 4) des chances égales à chacun pour devenir tour à tour le héros du jeu. Ainsi, sans s’en rendre compte, Edgar Morin propose une pensée du monde profondément ludique, dont il ne peut logiquement que louer la poésie et les vérités essentielles.

Un essai plus lyrique que convaincant, mais qui pose les bonnes questions avec ce qu’il faut de passion et d’intelligence, c’est-à-dire de lien entre les choses. Et Edgar Morin de citer Pascal : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et tout s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » (p. 147). Le jeu n’est que lien de l’homme au monde et du monde à l’homme.

La voie : pour l’avenir de l’humanité d’Edgar Morin, Fayard 2011, 307 pages, 19 €.

mardi 11 octobre 2011

Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme


« L’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. » (p. 221). Cette maxime de Schiller est probablement l’extrait le plus connu de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Souvent citée, cette citation donne le lustre du poète et l’onction du philosophe au jeu, le dédouanant de sa futilité naturelle. Du coup le contexte et les fondements de cette maxime sont rejetés au second plan, pour ne pas risquer de jeter une ombre au tableau. L’intérêt de la proposition de Schiller est dans son audace.

En effet, en poète, le propos de Schiller est naturellement l’esthétique (le beau), qui depuis l’Antiquité se partage le monde avec la logique (le vrai), et l’éthique (le bien), mais qui était alors posé jusque là comme leur simple corollaire : le beau naît du sentiment d’harmonie que procure la vérité du bien, pour les chrétiens, le bien de la vérité pour les Anciens. Par son approche, Schiller renverse la pyramide et fait de la quête du beau le sens même de la vie humaine : « Comme l’âme se trouve, quand elle contemple la beauté, à une heureuse distance égale entre la loi et le besoin, elle est, précisément parce que partagée entre eux, soustraite à la contrainte de l’un autant que de l’autre. » (p. 217) Cette béatitude de l’âme est à l’intersection du devoir et du désir, de la contrainte et du plaisir, qui sont les deux courants antagonistes du bonheur. 

La quête du bonheur ne peut se faire dans l’un ou l’autre, mais plutôt dans une oscillation entre les deux, dans une permanence de changement puisque la raison est immuable et le sentiment changeant (p. 193-195). Ainsi, « Comment parler de “simple” jeu, quand nous savons que c’est précisément le jeu et le jeu seul qui, entre tous les états dont l’homme est capable, le rend complet et le fait déployer ses deux natures à la fois. » (p. 221) Le jeu est ainsi le passage d’un état contradictoire à un autre, qui plutôt de réduire l’une de ses facultés au profit de l’autre, les fait co-exister alternativement, permettant à l’homme, à la fois un peu moins et un peu plus que lui-même, de prendre pleinement la dimension de son existence, étant à la fois lui-même, puisqu’il ressent, et extérieur à lui, puisqu’il a conscience de sa condition.

A la suite de Montaigne, qui « ne peint pas l’être mais le passage », précédant Sartre, qui fait de l’être et du néant les deux composantes indissociables de la conscience, Schiller réactualise la pensée classique en posant les bases de la philosophie moderne du jeu, comme façon d’être au monde. Un texte fondateur.

Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Friedrich von Schiller (1795), Aubier 1992, pp. 212-225 (XVe lettre), 22 €.

samedi 1 octobre 2011

La théorie des jeux

La minceur de l’ouvrage laissait pourtant présager que l’on avait affaire à une introduction à la théorie des jeux. Or si j’avais été critique, il y a peu, avec celle intitulée Théorie des jeux de Nicolas Eber, je le regrette en lisant l’opuscule de Bernard Guerrien. Celui, prétendument, « s'adresse au non-initié, et peut être lu sans aucune connaissance mathématique préalable » (note de l’éditeur à la première édition), mais il n’en est rien dans les faits. Certes on ne retrouve pas de chapitre entièrement à destination des amateurs de mathématiques, comme chez Nicolas Eber, mais certains passages, pétris de formules, restent inaccessibles au non mathématicien, et soulignent le mépris affiché pour l’exemple en bon français. 

Pire, l’auteur ne se soucie pas vraiment de brosser un panorama des concepts de la théorie des jeux, et certains ne sont abordés qu’au détour d’une phrase là où N. Eber leur consacrait un chapitre, comme c’est le cas pour les équilibres bayésiens. En fait, ce qui intéresse Guerrien le mathématicien est de tordre le cou à l’usage abusif que fait l’économie expérimentale de la théorie de John von Neumann et Oskar Morgenstern, pas d’expliquer au lecteur ses tenants et ses aboutissants. A tel point que, une fois la lecture de l’ouvrage achevée, on sait à peu près à quoi ne devrait pas servir la théorie des jeux, mais sûrement pas à quoi elle pourrait servir.

Certes, il est bien agréable de lire noir sur blanc, par exemple, qu’« Il est essentiel […] que le chercheur en sciences sociales sache que la théorie des jeux n’est pas descriptive, mais plutôt (conditionnellement) normative. Elle n’établit ni comment les gens se comportent, ni comment ils devraient le faire pour atteindre certains buts. Elle prescrit, sous certaines hypothèses, des types d’action qui conduisent à des issues ayant un certain nombre de propriétés qui relèvent de l’‘‘optimalité.’’ ». (p. 15) mais ce recul salutaire devrait auparavant expliquer les principes fondamentaux qui sous-tendent la théorie, ce qui est insuffisamment fait. Et la critique récurrente, du type « ça ne prouve rien » ou « l’application est faussée », serait d’autant plus pertinente si Guerrien démontrait le divorce entre les projections de la théorie et la réalité de sa mise en oeuvre, divorce que N. Eber, sans être pour autant aussi critique que notre auteur, met en évidence d’une manière autrement plus efficacement que lui : en proposant simplement au lecteur des jeux (de la théorie) sous forme de petits tests. 

Bref, un livre rempli d’imprécations qui voudrait convaincre le lecteur sans lui donner les moyen de comprendre le fond du débat. A lire pour quelques réflexions salutaires telles que : « Ce qui est laissé dans l’ombre est, bien entendu, essentiel, pour la simple raison que dans la grande majorité des jeux, il n’y a pas de raison évidente de jouer – et donc d’accorder une importance particulière aux équilibres de Nash. Tout dépend des croyances des joueurs, croyances qui sont un élément "hors modèle" » (p. 66), mais seulement après avoir consulté l’essai pertinent de N. Eber. Quant à une introduction simple et didactique à la théorie des jeux, elle reste encore à écrire.

La théorie des jeux de Bernard Guerrien, Economica 1995 (2010), 112 pages, 10 €.