mercredi 29 août 2012

De la règle aux stratégies & pour une sociologie du sport

Recueil d’entretiens et de communications de Pierre Bourdieu d’inégale valeur, ces entretiens résument l’originalité de sa pensée, particulièrement sur la stratégie conçue comme distincte de la rège, l’un des thèmes fédérateur de sa pensée. Texte assez rare pour être souligné, il file l’analogie règles sociales et règles du jeu pour montrer que toute action humaine navigue entre contraintes et possibilités, nécessité et sens du jeu :

 « L’habitus comme sens du jeu est le jeu social incorporé, devenu nature. Rien n’est plus libre ni plus contraint à la fois que l’action du bon joueur. Il se trouve tout naturellement à l’endroit où la balle va tomber, comme si la balle le commandait, mais par là, il commande à la balle. L’habitus comme social inscrit dans le corps, dans l’individu biologique, permet de produire l’infinité des actes de jeu qui sont inscrits dans le jeu à l’état de possibilités et d’exigences objectives ; les contraintes et les exigences du jeu, bien qu’elles ne soient pas enfermées dans un code de règles, s’imposent à ceux-là – et à ceux-là seulement – qui, parce qu’ils ont le sens du jeu, c’est-à-dire le sens de la nécessité immanente du jeu, sont préparés à les percevoir et à les accomplir. » (p. 80).

Le principal apport de la pensée du sociologue est de considérer que la règle est influencée autant par le jeu que l’inverse, puisque le jeu « accomplit » la règle. Bien sûr, le propos de Pierre Bourdieu n’est pas de penser le jeu mais bien de décoder le social. Pourtant, intuitivement et implicitement, il met le doigt sur un aspect essentiel qui place le jeu, et sa règle constitutive, comme produit d’un joueur, l’acteur déterminant la norme plutôt que l’inverse. Or en sciences humaines on a tendance à considérer de fait que l’individu est déterminé par son milieu alors que celui-ci est l’élément fondamental et unitaire du premier. En considérant la règle du point de vue du joueur, il en fait l’intersection du sens du jeu de chacun des partenaires, ce qui est historiquement exact. En effet la plupart des jeux anciens ont évolué en s’adaptant au goût de leur époque et se sont équilibrés d’eux-mêmes par essai/erreur ou ont périclité.

Rejoignant les fondements de la théorie des jeux, le sociologue présente chaque joueur comme tentant de mettre en place une stratégie qui lui soit favorable par une suite de choix optimaux : « Comme je l’ai montré dans le cas du Béarn et de la Kabylie, les stratégies matrimoniales sont le produit non de l’obéissance à la règle mais du sens du jeu qui conduit à « choisir » le meilleur parti possible étant donné le jeu dont on dispose, c’est-à-dire les atouts et les mauvaises cartes (les filles, notamment), et l’art de jouer dont on est capable, la règle du jeu explicite – par exemple les interdits ou les préférences en matière de parenté ou les lois successorales – définissant la valeur des cartes (des garçons et des filles, des aînés et des cadets). Et les régularités que l’on peut observer, grâce à la statistique, sont le produit d’actions individuelles orientées par les mêmes contraintes objectives (les nécessités inscrites dans la structure du jeu ou partiellement objectivées dans les règles) ou incorporées (le sens du jeu, lui-même inégalement distribué, parce qu’il y a partout, dans tous les groupes, des degrés d’excellence). » (p. 80).

Il n’en demeure pas moins que ces stratégies produisent des règles induites et non écrites qui ne préexistent pas aux stratégies mais en sont les conséquences, conduisant à l’évolution dynamique des premières en fonction des évolutions des parties qui composent le grand jeu social. Une théorie des jeux dynamiques où les choix sont producteurs autant que produits des contraintes qui les déterminent. Une pensée originale qu’on retrouve à l’œuvre dans Pour une sociologie du sport ou Pierre Bourdieu analyse le sport en fonction du rapport au corps et à travers lui de l’espace que celui-ci tisse : le golf incarnant la distance par une compétition parallèle, par opposition, par exemple, à la boxe, qui autorise le toucher que traduit la confrontation directe.

Une pensée plus fulgurante que profonde mais, par cela même, stimulante et séduisante parce qu’elle laisse une large place à l’interprétation.

De la règle aux stratégies & Pour une sociologie du sport de Pierre Bourdieu, Les éditions de Minuit 1987, p. 75-93 & 203-216, 13 €. 

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