Très inspiré dans son titre comme dans son
contenu par l’essai d’Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, que l’auteur, Kostas Axelos, a accueilli en 1966
dans la collection Arguments qu’il dirige aux Editions de Minuit, Le jeu du monde se présente comme un
essai intermédiaire entre les Fragments
d’Héraclite et les Pensées de Pascal,
mais avec une forte influence des penseurs du savoir et de la méthode tels
Platon, Aristote, Descartes ou Marx et celle des philosophes du jeu tels que Kant,
Hegel, Nietzsche et Sartre. En l’espèce, le résultat hésite en permanence entre
de courts articles, des fiches d’idées et des aphorismes. Mais à la différence
de Jeux finis, jeux infinis de James
P. Carse, essai qui arrivait quand même à tenir le défi de la pensée courte sur
toute sa longueur, Kostas Axelos effectue des va-et-vient incessant entre le
débat, la pensée lapidaire, le constat, l’analyse, sans la moindre structure, ni
progression ou liaison entre ces différentes formes.
L’intérêt réside dans la faiblesse même de
l’ouvrage : près de 450 pages de pensées donnent à boire et à manger et
permettent de faire son miel de celles que l’on a su grappiller. En revanche l’ensemble
demande certaines compétences de lecture rapide voire du courage quand l’auteur
sombre dans l’autoréférence, la discussion philosophique, distribue les
accessits entre penseurs, polémique sans nous introduire les tenants et
aboutissants de sa pensée… Kostas Axelos oublie que l’aphorisme est un genre
qui ne supporte pas plus la longueur que la médiocrité, deux travers dans
lesquels il tombe souvent, semblant vouloir nous livrer la moindre de ses
pensées en refusant de choisir (ce qui l’obligerait à l’organiser). Or
certaines sont d’une rare indigence : « Les imbéciles se croient victorieux après chaque débat ou combat. »
(p. 74), ce qui ne semble pas étouffer celui qui se livre tout au long de cet
essai à des polémiques avec lui-même dont il tranche toujours la vérité en sa
faveur, ou encore : « Les
filles aux yeux tristes et aux cuisses un peu lourdes attirent encore les
chevaliers non chevaleresques de la quête du Graal. » (p. 78), pensée dont
le rapport avec le jeu du monde, outre le sexisme latent qu’elle recèle,
demeure nébuleux.
Mais si l’on ne s’arrête pas au pitoyable,
cet essai contient son lot de pensées stimulantes sur le savoir, le jeu, sa
méthode d’analyse, et sur son infatigable joueur : l’homme, voire une
métaphore de lui-même, à l’instar de l’univers, le monde, qui se contient
lui-même. Le jeu est ainsi pour Kostas Axelos, d’abord l’occasion de penser
différemment : « Pour la grande
philosophie, apprendre à mourir et apprendre à vivre n’ont fait qu’un. Ce
qu’elle n’a pas su faire : apprendre à jouer. » (p. 30). En
effet, le jeu de la pensée est le reflet de celui de l’homme qui oscille entre
vie et mort, lui permettant de profiter de la première tout en dépassant la
seconde : « Aussi langage et
pensée, travail et lutte, amour et mort, ainsi que jeux particuliers,
relèvent-ils tous, tout autant que magie, mythes et religion, poésie et art,
politique, philosophie, sciences et technique, de règles et d’ouvertures des
jeux qui se jouent à travers eux et surtout du jeu qui les contient et qui se
dérobe. » (p. 91). Le jeu est contenu dans la vie, mais l’instinct pas
plus que la nécessité n’expliquent la capacité de l’homme à surmonter
l’angoisse de sa fin prochaine, sinon le jeu incessant qui lui fait tour à tour
s’illusionner de la vie dont il jouit tout en lui faisant imaginer qu’une
partie de lui-même demeure immortelle.
Ce raisonnement conduit l’auteur à
considérer le jeu comme une façon de penser le monde qui contient toutes les
autres : « Avec radicalité,
fermeté et souplesse, le style du jeu, son allure générale, peut-être
saisissable par une pensée orientée et méthodique qui accepte de
l’expérimenter, comme un ensemble composé de plusieurs éléments, aux
combinaisons multiples ; pour le porter jusqu’au langage articulé il est
nécessaire de le saisir comme un tout, sans négliger ses parties et ses
aspects, ses faces et ses revers. » (p. 91) En effet, le jeu est tout
comme tout est jeu : « Le jeu
embrasse sagesse et sottise, ‘‘vrai’’ et ‘‘faux’’, ‘‘bien’’ et ‘‘mal’’,
‘‘beau’’ et ‘‘laid’’. D’emblée, il transcende la logique, l’éthique et
l’esthétique, les impliquant. » (p. 95). Il est cet acte ultime que
François Euvé décrit dans Penser la création comme jeu, comme le jeu de la sagesse à la création du
monde : « La pensée
philosophique naît du jeu de l’énigme dont vie et mort sont l’enjeu, essaie de
poser l’énigme de l’être, sans oser le saisir comme jeu. Formuler l’énigme
suprême, à laquelle personne ne peut répondre, est-ce cela le jeu de la sagesse
suprême ? » (p. 25).
Puisque, « A proprement parler donc, le jeu n’est ni un mot ni un concept. Dans et
avec lui, devient manifeste, en tant qu’annonciation, la clôture de tous les
jeux, des catégories et des nominations. Lui-même, aussitôt avancé, il se
retire. Cependant, – sans anthropomorphisme –, il joue avec la polyonymie, la
polysémie. » (p. 428), pour penser ce jeu qui est tout est rien,
origine et finalité, permanence et renouvellement perpétuel, il faut désormais
dépasser la pensée qui ne peut embrasser le jeu qui lui est supérieur et
constater l’échec de la logique : : « Presque rien n’est moins rigoureux que le ‘‘concept’’ de rigueur. »
(p. 144). Seule une pensée supralogique, une pensée non réductrice, complexe telle
que la définit Edgar Morin sans sa Méthode,
permet d’aborder le jeu. Une pensée qui ne distingue pas le vrai du faux,
l’inclusive de l’exclusive, mais montre la richesse de mondes de pensée qui
peuvent être différentes réalités à la fois, du moins tour à tour, l’auteur
concluant : « Il n’y a pas de jeu où
tous les coups soient permis, hormis le jeu lui-même. » (p. 443). Car
le jeu des hommes est par essence infini pour eux : « Ils semblent jouer depuis fort longtemps une fin de partie qui sans
cesse recommence, sans cesse les relance. » (p. 279), puisque notre
conscience prend fin en même temps que notre vie. Le jeu du monde est à notre
image, il nous contient comme notre esprit le contient : « Jouet de la poussière, surgi de la terre et
redevenant poussière, l’homme joue quelque temps avec elle. » (p.
272).
Des réflexions disparates autant
qu’érudites, parfois intéressantes bien que trop souvent tributaires des
penseurs antérieurs, sauf sur les questions de connaissances où Kostas Axelos
innove en faisant du jeu l’une d’entre elles, et celle qui les contient toutes,
et en produisant une représentation originale (p. 218-219). A condition que l’on
se donne le courage d’en parcourir tous les remous.
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