Les études historiques sur le jeu se
réfugient souvent derrière les faits, la description l’emportant sur l’analyse.
Si l’étude d’Elizabeth Belmas ne fait pas exception, sa construction
rigoureuse, abordant tous les aspects du jeu moderne : réflexion, adresse
et hasard ; sports, jeux de société et jeux d’argent ; littérature,
architecture, production, droit… brosse un panorama complet de la société ludique
à l’époque moderne. La sélection des informations est pertinente et un effort
d’illustration a été fait, alors même qu’un glossaire et une bibliographie
exhaustive complétent l’ensemble. Certes le résultat reste moins vivant que
l’étude d’Olivier Grussi sur La vie quotidienne des joueurs sous l’Ancien Régime, mais l’objectif de montrer
« qu’en parlant des sociétés, les
jeux disent souvent la vérité. » (p. 396) est atteint.
L’époque moderne pose un regard avant tout
moraliste sur le jeu, celui-ci incarnant les mauvais penchants de l’homme,
enclin à mal user du temps dont il dispose sur terre plutôt que de rechercher
son salut : « En un sens,
l’homme est obligé de jouer pour oublier sa condition misérable qu’il doit à la
faute originelle. Si l’homme joue, c’est au fond parce qu’il est mauvais, parce
qu’il est perdu. ‘‘Si notre condition était véritablement heureuse’’, remarque
Pascal, ‘‘il ne nous faudrait pas divertir d’y penser pour nous rendre heureux. »
Le jeu est non seulement la preuve de notre corruption mais il est en outre une
offense à Dieu qui doit seul connaître « le jour et l’heure » et dont
on ne saurait évoquer le nom en vain : « La condamnation des jeux de hasard ‘‘per se’’ repose alors sur l’argument théologique qui y voit un détournement
du sort _ procédé extraordinaire par lequel Dieu fait connaître sa volonté aux
humains _, dont il profane l’essence divine. C’est pourquoi les jeux de hasard
_ les dés par exemple _ qui utilisent
des instruments divinatoires paraissent à certains une invention diabolique. » (p. 31)
Mais l’essai d’Elizabeth Belmas pose aussi
des questions ludologiques auxquels les anciens ont su répondre de façon fort
pertinente, à même d’éclairer l’analyse actuelle des jeux. La Marinière, auteur
d’une académie des jeux (catalogue de règles de jeux en vogue), écrit par
exemple en 1654 : « Ces jeux ne
sont entendus que par ceux ayant un peu étudié, au lieu que les jeux se
pratiquent d’ordinaire parmy les jeunes gens, soir de la Cour, soit de la
Ville, qui enfin sont tous gens du monde et de conversation vulgaire, sans
grande application aux lettres. C’est le cas des femmes aussi qui la plupart
n’ayant pas fait grande lecture, ignorent beaucoup de choses que l’on ne
peut sçavoir sans avoir esté au Collège. » (p. 140) Constat que le
succès populaire d’un jeu est intimement lié à la facilité avec laquelle on
peut apprivoiser ses règles et ainsi le répandre. Huvier des Fontenelles
enfonce le clou en 1778 : « Qu’on
fasse un livre sur la chimie, sur l’astronomie, sur la peinture, sur la
sculpxure etc. Il n’y aura que les connaisseurs, les amateurs qui le liront,
qui en décideront, qui le critiqueront. Que l’on joue au wist, au reversi, au
tresset au liquet… il n’y aura que ceux qui connaissent ces jeux qui y
joueront, ou qui les regarderont jouer, pour décider des coups bien ou mal
joués. Si on fait un ouvrage de littérature, comme on croit qu’il ne faut que
de l’esprit pour en juger, tout le monde voudra être juge parce que tout le
monde a des prétentions à l’esprit… Pour une raison qui me paraît semblable,
tout le monde joue au loto, parce qu’il ne faut à ce jeu que du bonheur et que
tout le monde a des prétentions au bonheur. » (p. 158)
Or c’est sans doute la fin des guerres
larvées, l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie, la naissance du capitalisme,
qui tout à la fois concourent à permettre enfin à l’ensemble des classes de la
société de pouvoir faire mieux que survivre, et ainsi de chercher son lot de
plaisir dans le jeu. Le XVIIIe siècle à tellement systématisé le jeu que la loterie
n’a jamais été aussi importante dans le budget de l’Etat : « Entre 1777 et 1781, sous l’administration
Necker, les loteries ont rapporté davantage au Trésor Royal que l’impôt du
clergé. Elles n’ont guère pâti du marasme économique général dans les dernières
années de l’Ancien Régime. » (p. 333). Ce faisant, le jeu prouve qu’il
n’est pas seulement un excès de la monarchie déliquescente, mais bien l’une des
activités majeures de l’homme, que la législation contemporaine va s’attacher à
canaliser au profit de l’Etat, que ce soit par l’impôt, le monopole public,
l’irrépétibilité de ses dettes, ou encore comme moyen de divertissement des
masses. Autant de fondements que le jeu moderne a posés.
Jouer
autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle) d’Elizabeth
Belmas, Champ Vallon 2006, 439 pages, 29 €.
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