Homo Ludens de Huizinga est, honneur au pionnier, sans doute le plus critiqué des livres sur le jeu. Cet article de la revue Critique de 1969, fondée par Georges Bataille qui avait donné son point de vue sur l'ouvrage en 1951, ne résiste pas à nous donner un nouveau point de vue de l'essai du Hollandais mais, originalité, tout en le confrontant à celui de Caillois : Les jeux et les hommes. Or, une fois n'est pas coutume, la critique est faite par un spécialiste de littérature et celui-ci ne donne pas forcément l'avantage au second.
Cette revue minutieuse compare pas à pas les principales thèses de deux ouvrages : le jeu et le sérieux, le jeu et le réalisme, le jeu et la culture... Comme c'était le cas pour l'article de Georges Bataille, Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ?, la critique est l'occasion pour l'auteur de proposer sa propre solution après avoir renvoyé dos à dos les deux auteurs. En effet, partis dans leurs considérations audacieuses, les deux essayistes perdent peu à peu de vue le jeu tel qu'on le joue, et se réveillent pour condamner d'une seule voix les formes revêtues par le jeu de nos jours... sans se rendre compte que le jeu qu'ils condamnent a non seulement une raison d'être, mais que celle-ci n'a pas été intégrée dans les généralisations sur le jeu de tous les continents et de toutes les époques qu'ils sont censés avoir décrit. Serait-ce parce qu'ayant trouvé le jeu où il n'était pas, ils n'ont pas reconnu le jeu où il existait ? Parce qu'essayant de raccrocher le jeu à la culture, ils ne s'aperçoivent pas qu'il ne la comprennent plus faute de l'avoir définie ?
Didactique, l'auteur reprend point par point en conclusion les apports de sa démarche critique en imaginant qu'on pourrait proposer une autre classification qui ne reposerait plus sur la problématique de la réalité, laquelle ne saurait être définie comme l'envers du jeu, ne pouvant exister sans lui, de même qu'on ne peut imaginer le concept d'endroit si on n'a pas inventé celui d'envers : "Non, il n'est pas question de "gratter" l'imaginaire pour atteindre le "réel". L'un et l'autre sont inséparables et ne peuvent être saisis que d'un seul mouvement, celui qui est donné dans et par le langage _ plus généralement, dans et par les signes. Selon cette thèse, j'appellerai réalité (cette fois sans guillemets) cette globalité réelle-imaginaire que je crois insécable. Ladite réalité ne serait donc pas extérieure au jeu, le bloquant au début ou en fin de parcours, mais, bien au contraire, elle serait prise à l'intérieur du jeu. En d'autres termes, il faut qu'il y ait d'abord du jeu pour qu'il y ait de la réalité, et non l'inverse." (p. 603).
Une critique à la fois plus fidèle et plus profonde que celle de Bataille concernant des deux ouvrages fondateurs de l'épistémologie du jeu, et qui propose une autre façon de penser le jeu, en dehors des oppositions rituelles avec le sacré, le sérieux et la réalité. Appelant même de ses voeux un changement de paradigme qui, s'il est vise d'abord la littérature, n'a qu'un pas à faire pour revisiter le jeu. Intéressant et pertinent.
"L'homme en jeu" de Jacques Ehrmann, Critique n°266, 1969, p. 579-607, épuisé.
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