La méthode,
somme décourageante de 2500 pages, nécessitait une Introduction à la pensée
complexe, la méthode développée par Edgar Morin pendant plus de 30 ans.
Bien que cette introduction soit, à l’exception de son avant-propos, qu’une
reprise d’articles épars écrits en parallèle de la rédaction de La méthode,
cet opuscule de 150 pages résume bien les forces et les faiblesses de cette
pensée. La complexité n’est ni exhaustivité, ni complication, mais la prise en
compte du réseau de relations qui sous-tend toute connaissance. Aussi la
complexité débouche sur plus de questions qu’elle n’en résout : « Sa
définition première ne peut fournir aucune élucidation : est complexe ce qui ne
peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui
ne peut se réduire à une idée simple. Autrement dit, le complexe ne peut se
résumer dans le mot de complexité, se ramener à une loi de complexité, se
réduire à l’idée de complexité. La complexité ne saurait être quelque chose qui
se définirait de façon simple et prendrait la place de la simplicité. La
complexité est un mot problème et non un mot solution. » (p. 10).
Il s’agit d’une pirouette puisque dès l’avant-propos,
pourtant publié peu avant l’achèvement de La méthode en 2006, cela
revient à reconnaître que la complexité nous dépasse. Graal du chercheur, la
pensée complexe permet ainsi à chacun de s’en réclamer, tout en nous autorisant
à dénoncer les recherches simplificatrices qui oublieraient d’en faire autant.
Certes celle-ci est porteuses d’idées stimulantes, mais l’absence, en dépit du
nom de son ouvrage fondateur, de cadre méthodologique clair, lui donne des
allures de spiritualité : une méthode qui ne se définit que par métaphore et
par ce qu’elle n’est pas, n’est que postulat et ne saurait fonder une démarche
scientifique. A moins que... cette méthode reconnaisse précisément qu’elle n’en
est pas une. Ou de façon plus pertinente peut-être, que si le rôle de la
science est de chercher des réponses et des solutions, le rôle imparti à la
pensée complexe serait de comprendre le fonctionnement de la pensée
scientifique, qui n’est qu’un méta-système des systèmes qu’elle pose. Toute
réponse apparaît dès lors comme induite par le système qui a posé la question,
et inintéressante au regard de la compréhension du cadre qui lui donne seul un
sens. D’où la référence de l’auteur au théorème de Gödel et son appel à une
pensée ouverte contre la pensée cloisonnante.
Pourtant la patience du lecteur est parfois
récompensée, et bien que l’on n’échappe jamais à la pensée métaphorique,
témoignage de l’insuffisance des outils propres de la pensée complexe qui doit emprunter
à la pensée simplifiante les moyens de son expression, Edgar Morin donne des
pistes conceptuelles, à défaut de méthodologiques : « La tapisserie est plus
que la somme des fils qui la constituent. Un tout est plus que la somme des
parties qui la constituent. Deuxième étape de la complexité : le fait qu’il y a
une tapisserie fait que les qualités de tel ou tel type de fils ne peuvent
toutes s’exprimer pleinement. Elles sont inhibées ou virtualisées. Le tout est
alors moins que la somme des parties. Troisième étape : cela présente des
difficultés pour notre entendement et notre structure mentale. Le tout est la
fois plus et moins que la somme des parties. » (p. 113-114). Cette pensée
rappelle tout à fait celle de Sartre qui présente dans L’être et le néant
un garçon de café qui est un peu moins et un peu plus qu’un garçon de café, car
celui-ci joue à être lui-même, seule façon de l’être vraiment. Le jeu, même si
Morin ne l’aborde jamais, est ainsi une illustration éloquente de cette
assertion.
Devant l’impossibilité irréductible de donner un
tournant pratique à sa pensée complexe, ce n’est qu’en fin d’ouvrage que
l’auteur se résout à schématiser sa pensée, sémiotique pourtant auparavant
assimilée à la pensée simplificatrice : « J’ai posé le tétragramme ordre /
désordre / interaction / organisation. Ce tétragramme est incompressible. L’on
ne peut ramener l’explication d’un phénomène ni à un principe d’ordre pur ni à
un principe de désordre pur, ni à un principe d’organisation ultime. Il faut
mêler et combiner ces principes là. » (p. 142). Or, ce faisant,
l’auteur pose un découpage quaternaire de tout phénomène, de la cause
(désordre) qui entraîne une réaction (interaction) pour rétablir, par une
redistribution des données (réorganisation), un équilibre final (ordre).
L’intérêt de la pensée complexe est ainsi de faire passer l’étude de la
fonction des phénomènes avant leur nature, de les relier pour qu’ils prennent
sens. Et examiner le jeu à l’aune de ce découpage, donne corps une à la pensée
d’Edgar Morin autant qu’elle permet de comprendre le jeu dont le cours est à la
fois linéaire, rétroactif et récursif (p. 115).
Une pensée complexe qui n’est jamais compliquée,
particulièrement stimulante tant que l’on respecte plus son esprit que sa
lettre.
Introduction à la pensée complexe d’Edgar Morin, seuil
2005, 158 pages, 6 €.
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