mardi 17 juillet 2007

Les plaisirs de jouer


S’il ne fait pas de doute, comme on l’a vu, que l’on joue étymologiquement pour avoir de la « joie », donc pour se faire plaisir, de quelle nature est ce plaisir induit par le gameplay que nous venons d’évoquer ?

Roger Caillois dans son essai Les jeux et les hommes (1967), examine les mécanismes des jeux, et influencé par sa culture classique en retient 4, qu’il accompagne de qualificatifs grecs, pour insister sur leur filiation avec les jeux antiques : la compétition (agôn), la simulation (mimicry), le hasard (alea) et le vertige (ilnix). Si ce sont bien des mécanismes du plaisir, ils ne sont pas tous des sources de plaisir, surtout si l’on considère le hasard (les jeux de hasard étant en fait des jeux d’argent !).

Dans L’univers des jeux vidéo (1998), Alain et Frédéric Le Diberder considèrent que les jeux vidéo procurent 5 plaisirs : la compétition, l’accomplissement, la maîtrise d’un système, le récit, le spectacle. On voit l’influence de Caillois, mais le récit et le spectacle apparaissent bien peu ludiques, en particulier pour le premier, la narration ayant tendance à s’effacer dès que l’interactivité entre en scène.

Un jeu vidéo, aussi technologique soit-il, n’apporte pas de nouveau plaisir par rapport à un autre jeu plus traditionnel, mais des intensités de plaisir différentes. Tout en m’inspirant des classifications précédentes, il me semble que la psychologie a déjà défini les motivations humaines, qui doivent nécessairement se retrouver toutes dans le jeu, celui-ci étant l’espace par excellence d’expression des motivations libérées des contingences et des contraintes, en un mot un espace de plaisir.

Je me suis amusé pour ma part à appliquer au jeu un célèbre schéma de développement personnel en 9 pôles appelé ennéagramme. Croisant 3 intelligences : mentale (intellect), relationnelle (cœur) et intuitive (action) avec 3 comportements : agressif (étymologiquement au sens d’extraverti, qui va vers les autres), dépendant (qui est envahi par les autres) et détaché (qui est coupé des autres), ce schéma livre les 9 motivations humaines fondamentales, appelées masques (personna en latin) que l’homme revêt et ôte au fur et à mesure de son existence. Ll’ennéagramme nous intéresse ici en tant qu’outil de classification du plaisir.

  1. Perfectionniste (action+dépendant) : plaisir de progression. Le genre emblématique est le jeu de rôle, qui offre une progression à la fois spatiale, temporelle et personnelle. Les mécanismes requis sont l’apprentissage, la mémoire, la détermination et la répétition.
  2. Altruiste (relation+dépendant) : plaisir de communication. On pense immédiatement aux jeux multijoueurs en réseau et en ligne qui ont développé des interfaces de chat et de téléphonie ingame.
  3. Battant (relation+agressif) : plaisir de compétition. Tous les jeux de challenge y font appel : jeux de combat, shoot’em up, beat’em all…
  4. Romantique (relation+détaché) : plaisir d’évasion. Le joueur sensible à ce plaisir recherche la sensation d’immersion et d’exotisme, que ce soit par le thème, l’univers ou leréalisme. Les jeux d’aventure génèrent principalement ce plaisir.
  5. Observateur (intellect+détaché) : plaisir de découverte, de l’intuition, de l’observation, du hasard. Les puzzles, casse-têtes, jeux de logique, réussites et démineurs sont les plus à même de séduire les joueurs sensibles à ces ressorts. De même, la rejouabilité d’un jeu est très importante pour un profil observateur.
  6. Loyal (intellect+dépendant) : plaisir de simulation. Une personnalité loyale signifie que la personne a un rapport au monde fondé sur l’épreuve et le doute. La simulation, en cherchant à reproduire fidèlement le réel, procure du plaisir à ces caractères enracinés dans le réel. Les genres rois sont ici les simulateurs de vols et les simulations sportives.
  7. Epicurien (intellect+agressif) : plaisir du ‘vertige’, du divertissement, au sens pascalien du terme : le fun pour le fun. La préférence des épicuriens va donc aux jeux de plate-forme ou d’arcade.
  8. Chef (action+agressif) : plaisir du pouvoir, de la domination. Les jeux de conquête ou stratégie/gestion sont le genre de prédilection.
  9. Médiateur (action+détaché) : plaisir d’accomplissement, de dépassement. Les profils médiateurs recherchent la synthèse des plaisirs, et sont attirés par les jeux non guerriers. Les jeux collectifs ou en équipe, où tout le monde joue ensemble et non les uns contre les autres, ont leur préférence. Ce plaisir est aussi le plaisir ultime, que tout joueur, même attiré par des plaisirs plus immédiat recherche au final.

On le voit, ces plaisirs n’ont rien de spécifique au jeu vidéo et peuvent s’appliquer à tous les types de jeux. Bien sûr, ces plaisirs empruntent souvent les uns aux autres, de même que les différents genres de jeux vidéo se contaminent mutuellement. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, une simulation de sport fait appel autant au plaisir de la compétition que celui de la simulation, qui permet de retrouver les sensations réelles. C’est bien sûr très souhaitable puisque faire appel à un seul plaisir c’est ne toucher que les joueurs sensibles à ce seul plaisir là, et c’est priver son œuvre de la variété nécessaire. Ce que j’énonce ici n’est bien sûr pas une recette, mais la liste les ingrédients du plaisir. Et comme le dit bien Frédérick Raynal, fondateur d’Adeline software : ‘On connaît les ingrédients mais pas la recette’.

Une piste peut être. Le gameplay est profondément contradictoire, et sans surprise le plaisir de jouer aussi. En effet, le plaisir vise toujours un accomplissement, un dépassement, qu’il soit fondé sur un désir de progression, de compétition, d’évasion ou de ce qu’on veut. Or, la fin de la partie qui réalise l’accomplissement ou le dépassement, signifie la fin du jeu. Le but du plaisir est profondément son moteur, c’est-à-dire à la fois sa condition d’existence et son acte de décès. Sans lui un joueur n’a pas envie de jouer, alors même que le plaisir de jouer est seulement le chemin qui mène à l’accomplissement, et non pas l’accomplissement lui-même. Ce dernier n’est qu’une constatation du plaisir que l’on vient d’éprouver… donc déjà révolu.

Aucun commentaire: