mardi 30 octobre 2007

Les jeux et les hommes : le masque et le vertige



A la suite d'Homo Ludens de Johann Huizinga, Roger Caillois publie un essai sur le jeu en 1958. Il ne cache pas son inspiration faisant un résumé du livre de l’auteur hollandais en introduction. Sauf que ce résumé, au demeurant pertinent, oublie consciencieusement la position de Huizinga sur les jeux de hasard, qui pour le premier, et avec raison ne sont pas des jeux, et pour le second en sont un archétype. Cette évidence proposée par Huizinga, Caillois la balaye d’un argument totalement spécieux qui biaise d’entrée l’un des quatre fondements de son livre. On peut ainsi lire en première page de son introduction : « [Le jeu] repose et amuse. Il évoque une activité sans contrainte mais aussi sans conséquence pour la vie réelle. Il s’oppose au sérieux de celle-ci et se voit ainsi qualifié de frivole. Il s’oppose d’autre part au travail comme le temps perdu par rapport au temps bien employé (…) En effet, le jeu ne produit rien, ni biens ni œuvres. Il est essentiellement stérile. A chaque nouvelle partie, et joueraient-ils toute leur vie, les joueurs se retrouvent à zéro et dans les mêmes conditions qu’au premier début. Les jeux d’argent, paris ou loterie, ne font pas exception : ils ne créent pas de richesse, ils les déplacent seulement. Cette gratuité fondamentale du jeu est bien le caractère qui le discrédite le plus. »

Je m’interroge : comment peut-on parler d’« absence de conséquence pour la vie réelle », de « stérilité », de « gratuité », de remise à « zéro » et inclure les jeux d’argent dans la définition du jeu ? L’argument que cela déplace des richesses et ne les crée pas, est valable pour n’importe quelle activité commerciale… qui est un « travail bien employé » et qui s’oppose donc selon la définition même de Caillois résolument au jeu. Enfin, quiconque a joué aux jeux de Casino peut affirmer qu’ils provoquent une tension nerveuse incroyable, et absolument pas dire « qu’ils reposent et amusent. » Et ce n’est pas fini : prétendre que le jeu « se voit qualifié de frivole » est une absurdité. Huizinga le qualifie de futile, ce qui, précise-t-il, n’exclut pas du tout le sérieux… mais qui en l’occurrence arrange bien les affaires de Caillois concernant les jeux d’argent qui sont bien sûr « frivoles » mais pas « futiles ». Inversement les Echecs, qui sont un jeu emblématique, peuvent être qualifiés de « futiles » mais sûrement pas de « frivoles ». Bref, autant de contradictions et de contre- vérités, affirmées de but en blanc avec le poids de l’homme de lettres, laissent songeur.

La suite du livre est une reproduction du schéma très contestable initié par Huizinga : 70 pages sur le jeu et 300 sur son influence dans la société. En 70 pages, rien n’est démontré et tout est affirmé, mais ce sont pourtant ces affirmations qui vont justifier les 300 pages d’analogies spécieuses qui vont suivre. Caillois n’a pas l’érudition de Huizinga et cela se sent : un exemple en Grèce dans le passé, un autre en Chine médiévale, un autre tiré d’un fait divers en France dans le présent, et voilà qu’il vient de démontrer le bien fondé d’une ses théories. Des illustrations soumises à interprétation, prises à 3 époques différentes, dans 3 lieux différents ne peuvent gouverner une démarche scientifique !

Pourtant, rechercher un système universel pour désigner les différentes catégories de jeu est un problème sur lequel butent encore les ludologues d’aujourd’hui. Caillois en propose quatre : la compétition (Agôn), le hasard (Alea), le simulacre (Mimicry) et le vertige (Ilinx, produit par exemple par les manèges) qui respectent les six caractéristiques essentielles du jeu selon lui : la liberté, le cadre spatial et temporel, l’incertitude, l’improductivité, les règles, la fiction. Caillois nous donne alors des exemples de jeux « purs » qui incarnent ces 4 piliers : compétition : les sports ; hasard : les comptines, la roulette ou la loterie ; simulacre : le théâtre et les arts ; vertige : la valse ou la voltige. Ah, parce que ce sont des jeux ? Et où se trouve la fiction dans le sport ? Où est l’improductivité dans la roulette ? Où la liberté dans le théâtre ? Où peut-on lire la règle de la voltige ? L’incertitude dans les comptines ? Bref, rien ne vaut de se fixer des définitions et des règles si c’est pour ne pas les respecter…

Voici un livre qui est toujours cité en référence par la ludologie actuelle, probablement parce qu’il permet de citer un mot de grec et deux de latin, ce qui vous pose un chercheur dans un article sur le jeu. Un doublon inutile et inférieur à l’ouvrage de Huizinga.

Les jeux et les hommes : le masque et le vertige de Roger Caillois, Gallimard 1967, 370 pages, 7.20 €

5 commentaires:

pedro filho amorim a dit…

Salut, mon cher.
Moi je m'appelle Pedro, je suis un compositeur brésilien.
Je suis en train de faire une recherche (doctorat) sur les jeux musicales - quelque chose comme des compositions qui sont vraiment des jeux, où il faut resoudre quelques tâches pour faire sonner la musique.
Votre blog est trés interessant et moi je voudrait changer des informations avec vous, s'il est possible.
Merci beaucoup et pardonnez moi les "trous" dans mon français.

Don Diego a dit…

Bonjour Pedro,

Merci pour votre intérêt pour mon blog, votre français est très clair.

Votre recherche m'intéresse, étant également passionné de musique savante, aussi je vous invite à me contacter en utilisant le lien "Don Diego" dans la rubrique "m'écrire" sur le bandeau de gauche (je viens de l'ajouter).

A très bientôt,

Don Diego

Anonyme a dit…

La définition du jeu des situationnistes me plaît...

Laetitia a dit…

Bonsoir,

Tout d'abord merci pour cet article très intéressant ! Je réalise justement un TFE sur le jeu de rôle comme moyen pédagogique et j'ai trouvé votre critique excellente.
Je me posais seulement la question : quelle est la différence entre frivole et futile (après une recherche dans le bon vieux dictionnaire pour bien saisir la nuance, j'ai eu droit à "Futile : quelque chose de frivole"....j'avoue que cela ne m'a pas aidé...)

Bien à vous, Bonne soirée

Don Diego a dit…

Les deux mots ont un sens proche, mais si on les utilise strictement : futile vient du vase qui fuit et est donc le contraire d'utile. En revanche frivole a le sens de superficiel.

L'activité du jeu est futile car elle est sans conséquence, improductive, et porte en elle-même sa propre fin (le simple plaisir de jouer). En revanche on peut être joueur professionnel, le jeu d'argent n'est donc pas improductif, il est en revanche frivole : les gains ne sont pas le fruit du travail.

Cette distinction n'est pas secondaire car elle fait du jeu d'argent un jeu dévoyé, qui a perdu son innocence inutile pour devenir une activité profitable moralement condamnable. De ce point de vue le jeu d'argent est un jeu décadent, et n'est donc plus un jeu au sens strict du terme.