Nouvelle peu connue de Prosper Mérimée, écrite en 1830, on y retrouve les qualités et les défaut de l'écrivain : une très belle langue et un talent certain pour la peinture de personnages plus vrais que nature, mais que l'auteur malmène, voire mène mal, car il ne sait rapidement plus qu'en faire, la nouvelle se terminant (c'est le cas de le dire) en queue de poisson. L'histoire commence et finit sur un bateau car elle concerne un officier de marine. Celui-ci, doté de qualités rares, est passionnant et passionné, tombant coup sur coup amoureux d'une actrice avant de jouer tout son argent, puis son honneur, au jeu.
Peinture à la fois romantique et réaliste de la passion, le jeu y est perdition et miroir de l'âme. C'est par la tricherie que le protagoniste le perd mais c'est aussi par elle qu'il dévoile ses qualités morales et sa droiture. La fin tragique est peu crédible, comme souvent chez Mérimée qui donne l'impression de les saborder sciemment à défaut de savoir les achever, mais avec plus de mépris et moins d'humour que Poe dans ses Histoires extraordinaires. Le jeu est peint sous un jour peu reluisant : tentation, inconséquence, entêtement, fatalité, fortune facile et infortune tenace. On s'étonne presque que ces lignes ne soient pas de Chateaubriand, qui faillit se perdre en s'étant laissé tenter une fois à jouer son argent.
Pourtant c'est davantage les affres du héros qui a failli à sa morale qui intéresse Mérimée, vacillement qui comme chez Zola est sans espoir de rédemption :
"_ Malheureux ! Dieux me pardonne, n'aurais-tu pas des remords pour avoir plumé ce gros mynheer ?
Il releva la tête et la regarda d'un oeil hagard.
Qu'importe !... Poursuivit-elle, qu'importe qu'il ait pris la chose au tragique et se soit brûlé ce qu'il avait de cervelle ! Je ne plains pas les joueurs qui perdent ; et certes son argent est mieux dans nos mains que dans les siennes ; il l'aurait dépensé à boire et à fumer, au lieu que nous nous allons faire mille extravagances toutes plus élégantes les unes que les autres. (...) Sais-tu, lui dit Gabrielle, que des gens qui ne connaîtraient pas ta sensibilité romanesque pourraient bien croire que tu as triché ?
_ Et si cela était vrai, s'écria-t-il d'une voix sourde en s'arrêtant devant elle.
_ Bah ! Répondit-elle en souriant, tu n'as pas assez d'esprit pour tricher au jeu.
_ Oui, j'ai triché,Gabrielle ; j'ai triché comme un misérable que je suis.
Elle comprit à son émotion qu'il ne disait que trop vrai : elle s'assit sur un canapé et demeura quelque temps sans parler.
_ J'aimerais mieux, dit-elle enfin d'une voix très émue, j'aimerais mieux que tu eusses tué dix hommes que d'avoir triché au jeu." (p. 101-102).
Pour l'officier de marine, la tricherie entreprise sciemment, dans un jeu certes fictif mais où l'on joue de l'argent bien réel, devient une tache indélébile que rien ne permet d'expier. Si le jeu est l'instrument de sa perdition, l'enjeu et la faiblesse humaine en sont finalement les seuls responsables. C'est bien la tricherie qui est condamnée, non le jeu lui-même. Le tricheur est définitivement quelqu'un qui ne sait pas jouer, c'est-à-dire que celui-ci inverse les conventions du jeu : il profite de la fictivité du jeu en s'autorisant une conduite immorale tout en la justifiant par la réalité et l'importance de l'enjeu. L'introduction même d'une mise dévoie ainsi la sphère ludique qui devient un affrontement réel où la fin justifie les moyens. Or, pris au jeu, le code d'honneur du héros lui interdit désormais de vivre dans la réalité, le rendant infâme à ses yeux. Morale conventionelle mais néanmoins stimulante.
La partie de trictrac de Prosper Mérimée, PML 1995, p. 93 à 111, 2.50 €.
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