Marcel Mauss, qui a été le professeur des plus grands ethnologues, n'a jamais écrit ce manuel, celui-ci est le produit du rassemblement par ses élèves de notes de cours. Ses leçons avaient pour but de former pas seulement des ethnologues mais aussi les missionnaires et les cadres coloniaux afin de participer à l'amélioration de la connaissance des sociétés primitives et à travers elles des "faits sociaux totaux", c'est-à-dire de ceux qui constituent le ciment de notre société. Et les jeux, en ce qu'ils relèvent de l'esthétique (chapitre 5), ont droit à leur notice.
Le style de ce manuel est donc à la fois hétéroclite et contradictoire. Mauss confie davantage des règles et des missions que des enseignements : ce qu'il faut observer et ce qu'il faut savoir au préalable pour mener à bien une observation, et pose plus de questions qu'il n'en résout. Par exemple : "L'un des meilleurs critères pour distinguer la part d'esthétique dans un objet, dans un acte, est la notion aristotélicienne, la notion de theoria : l'objet esthétique est un objet qu'on peut contempler, il y a dans le fait esthétique un élément de contemplation, de satisfaction en dehors du besoin immédiat, une joie sensuelle mais désintéressée." (p. 126). Ceci afin d'identifer où peut se nicher le jeu. Un peu plus loin il affirme que ce qui différencie le jeu de l'art est le sérieux, avant de dire qu'il y a du sérieux dans les jeux. Et après avoir associé le jeu à l'art dans l'esthétique, où le beau est lié au plaisir qu'il procure, il les dissocie : "Les arts se distinguent du jeu par la recherche exclusive du beau qu'ils impliquent. Toutefois, la distinction entre jeux et arts proprement dits ne doit pas être tenue pour absolument rigide." (p. 137-138).
Ces repentirs continuels pourraient agacer chez un autre auteur, ils sont ici la preuve des multiples formes que peut revêtir cette vérité en formation, qui se montre indissociable du regard de l'observateur. Et c'est sans doute ce qui est le plus admirable chez Mauss : il ne propose pas des réponses définitives mais les cadres nécessaires à l'élaboration d'une pensée essentielle sur le sujet, il apprend tout simplement à observer, mieux, à voir. C'est bien le meilleur service qu'un spécialiste tel que Mauss, qui sait ce qu'il faut chercher, peut nous rendre. Toutes les grandes problématiques du jeu sont abordées dans cette présentation, libre à l'ethnographe de les agencer comme bon lui semble, voire de prendre de ses distances avec elles... mais pas de les ignorer.
Un livre étonnant, qui communique une furieuse envie de se plonger dans la recherche... et donne un aperçu de l'impact qu'a dû avoir ce fondateur de l'ethnologie sur ses étudiants. Remarquable.
Manuel d'ethnographie de Marcel Mauss, Payot 2002, p. 125-139, 10 €
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