mercredi 21 décembre 2011

Le jeu enjeu


 
Mentor de Pascal Deru pour lequel il a préfacé Le jeu vous va si bien, Jean Epstein écrit un quart de siècle plus tôt un plaidoyer pour la valorisation du jeu comme vecteur d'épanouissement de la petite enfance. Le jeu enjeu est un ouvrage plein de bon sens. Malheureusement, depuis Descartes, on sait que le sens commun est souvent l'adversaire de la science. Son propos est donc tissé de banalités assenées comme des vérités scientifiques, où l'auteur se prend en exemple pour "lutter, au jour le jour, contre la pire maladie qui soit : la bêtise" (p. 3) qu'il trouve chez le personnel des crèches avec lequel il travaille.

Très satisfait de lui, il ne lui vient pas à l'esprit que si les crèches recourent à lui, c'est sans doute parce qu'il est susceptible de leur apporter ce qui leur manque. Charmé par les lacunes et les excès des enfants, il n'a pas la même indulgence pour ceux des adultes. Pire : sous couvert de son aura de sociopsychologue, il lui arrive de proposer des solutions sorties de son imagination, qu'il n'a visiblement jamais éprouvées : “Je suis, personnellement, un farouche défenseur du "parc pour enfants", à la maison. Avec, toutefois, une réserve : je préconise de placer a l'intérieur de celui-ci tous les objets considérés comme fragiles, et l'enfant autour." (p. 78). Et la famille fait ça a chaque fois ? Et le jeune enfant, comme Tantale, apprend ainsi la tentation de l'interdit et la frustration ? Et si l'enfant est sous la surveillance de ses parents a quoi sert le parc ? Bref...

Heureusement quand l'auteur s'astreint a évoquer ses expériences, certaines valent le détour : ainsi le musée du jouet ou le mobilier trop grand confronte les adultes aux difficultés de l'enfance, ou l'expérience de la cervelle d'agneau a la cantine afin de montrer que le goût des adultes influence celui des plus jeunes. Mais ce sont finalement les anecdotes qui ont le plus de piquant : "Il y a quelques temps, je marchais dans la rue, derrière une "grand-mère" accompagnant sa petite fille. Toutes deux sautaient joyeusement sur un pied. Une femme, arrivant a leur hauteur, déclara a la vieille dame : "Voilà une mamie comme tout le monde voudrait en avoir !". J'entendis alors celle-ci lui rétorquer : "Vous dites cela parce qu'il y a la petite ! Si j'étais seule, vous penseriez que je suis folle !". (p. 92). Comme quoi le jeu est d’abord ce qu'on y investit.

Un essai anecdotique dans tous les sens du terme.

Le jeu enjeu de Jean Epstein, Armand Colin 1985 (réédition Dunod 2011), 127 pages, 18.50 €.

jeudi 15 décembre 2011

Les jeux au royaume de France : du XIIIe au début du XVIe siècle

Somme historique de plus de 600 pages, cette étude aux allures de thèse d’état fait presque le tour de la question. Débutant à la façon des Jeuxdes Anciens par un catalogue des jeux en usage au Moyen Âge, il aborde également les raisons du jeu, son déroulement, ses moments et ses lieux,  son économie, ses dérives, sa symbolique et ses représentations… C’est tout l’intérêt la démarche de Jean-Michel Mehl que d’analyser le jeu moins à travers ses formes que ses fonctions, moins comme un objet que comme un sujet.

Usant majoritairement de lettres de rémission pour y puiser des exemples historiques, l’auteur ne dédaigne pas la littérature médiévale où le jeu est davantage idéalisé.  Lutte dont on sort  vainqueur par l’esprit, l’adresse ou l’élection divine, la victoire au jeu est l’attribut du héros et à travers lui, figure l’élite qui s’en réclame. Tous les rois de France jouent, et François 1er a même un budget dédié dont il n’a pas à rendre compte. Quant aux classes populaires, les lettres de rémission fustigeant les blasphèmes, les accès de colère meurtriers, les accidents, les accusations de triche et, plus encore, les interdictions de jouer à répétition faites au peuple ne font qu’entériner le succès du jeu dans les classes populaires. On peut dire qu’à la fin du Moyen Âge le jeu est partout, ne serait-ce qu’au regard de l’explosion des sources qui l’évoquent.

Au chapitre des critiques, la plus sensible pour le non historien reste la volonté un peu vaine d’exhaustivité. Le jeu est traité de tous les points de vue possibles, et la référence constante aux sources est souvent redondante. L’analyse est en revanche en retrait, alors même que le plan de l’ouvrage, à la fois par tiroir et chronologique, ne favorise pas le dialogue entre les différentes approches. L’auteur semble parfois accablé par la masse des informations dont il dispose, de même que le lecteur, dont la navigation truffée de notes est rendue difficile par leur renvoi en fin d’ouvrage. Bien que cette critique soit liée à la méthode historique, rares sont les passages qui dépassent le fait ponctuel et résument, comme le fait Rabelais, cité en conclusion de l’ouvrage, le tournant du Moyen Âge :

« Lorsque l’enfant de la Devinière veut illustrer l’application de la clause unique de la règle qui gouverne la façon de vivre des Thélémites – le célèbre « fay ce que voudras », cette maxime radicale puisqu’elle « s’intime au présent… et gouverne le futur » -, il prend soin de mentionner le jeu. Ce qui le fonde en liberté. « Par ceste liberté entrèrent en louable émulation de faire tous ce que a un seul voyoient plaire. Si quelq’un ou quelcune disoit : « Beuvons », tout buvoient ; si disoient « Jouons », tous jouoient. » (p. 476). Associé à la liberté et au plaisir, le jeu n’est dès lors plus un loisir de classe ou interlope, mais l’expression d’une façon de mener sa vie.

Une somme et une source d’informations irremplaçable sur le jeu au Moyen Âge, d’une bien autre  ampleur et portée que Les loisirs au Moyen Âge de Jean Verdon parce qu’elle traite du jeu d’abord comme une activité humaine, mais qui aurait cependant gagnée à être plus analytique et synthétique.

Les jeux au royaume de France : du XIIIe au début du XVIe siècle de Jean-Michel Mehl, Fayard 1990, 631 pages, épuisé.

jeudi 1 décembre 2011

The art of computer game design

Premier ouvrage de game design, l’essai de Chris Crawford a fondé à la fois le game design et les game studies. Paru lorsque les plus gros succès du moment étaient des jeux électroniques (on ne disait pas toujours vidéo) sur console Atari, cet essai est aussi visionnaire qu’il peut parfois paraître dépassé.

S’appuyant sur Roger Caillois, faisant référence à la narratologie, l’auteur fait preuve d’une réflexion approfondie qui cherche à composer une approche informée à défaut de se montrer scientifique. Consacrant un chapitre entier à la question des genres (qui de l’aveu de l’auteur sont appelés à évoluer en fonction des parutions), l’essai ouvre la voie aux taxonomies postérieures. Considérer le jeu comme un art, à une époque où l’on affiche au mieux des cubes et des lignes, est d’une audace et d’une modernité étonnante ; d’autant que l’argumentation est particulièrement pertinente :

« L’amateur de problème [puzzle] œuvre contre celui-ci (ou son concepteur) pour découvrir son secret. Une fois le secret découvert, le problème perd désormais tout intérêt. A l’inverse, le joueur est confronté chaque fois à des épreuves différentes. Là où le problème est figé, un jeu est vivant ; le joueur doit inventer une solution qui s’adapte le mieux possible à sa personnalité et à celle de son adversaire. La distinction clef entre un jeu et un problème est la distance entre inventer votre propre solution et découvrir celle du game designer. Un jeu consacre la réalité du joueur et réagit à sa personnalité ; un problème est un objet inerte, muet. » (p. 10)

Certes le livre contient plusieurs recommandations quelques peu dépassées, comme par exemple l’obsession de la gestion de la mémoire, mais les commandements du concepteur restent tout à fait pertinents 25 ans après leur rédaction : 1) accepter les contraintes ; 2) ne pas copier servilement ; 3) centrer la conception autour de l’utilisateur ; 4) épurer ; 5) optimiser ; 6) laisser le choix ; 7) rendre cohérent. (pp 48-58). Ecrit dans un anglais limpide à défaut d’élégant, mis à disposition par l’auteur gratuitement en ligne, on ne saurait trop en conseiller la lecture. L’absence de ride de ce manuel est sans doute le meilleur plaidoyer en faveur de l’essence artistique intrinsèque au jeu vidéo, bien plus qu’une quelconque réalité virtuelle ou des effets 3D.

The art of computer game design : reflections of a master game designer de Chris Crawford, Osborne / McGraw-Hill, 1984, 112 pages, épuisé. Disponible gracieusement en ligne et en téléchargement ici.