mercredi 11 décembre 2013

Ethnologie des joueurs d’échecs

Thierry Wendling annonce la couleur dès l’introduction : il est un joueur classé international (comprenez un très bon joueur) et il va se livrer à une ethnologie des clubs d’échecs en se fondant sur l’observation participante : il joue, dispute des compétitions, fait partie du comité directeur de la fédération d’échecs, tout cela pour se livrer à une observation en bonne et due forme de ses collègues. Bien sûr, en bon ethnologue, l’auteur se pose la question de savoir si cette posture ne comprend pas un bais : au contraire, répond-il, quelqu’un d’extérieur aux échecs ne pourrait comprendre ce qu’il se passe dans l’esprit d’un joueur sans en être un, voire ne pourrait « interpréter les signes » sans être du sérail des « pousseurs de bois ». Vous voulez une preuve ? Justement cette expression qui est le titre du premier chapitre, comme le classement ELO, comme les jeux de mots sur le roque, bref, l’ethnologue non spécialiste risquerait de se méprendre. Il évoque bien la possibilité d’un biais, de refléter son avis plutôt que celui de ses coreligionnaires, mais il l’écarte d’un revers de manche, les échecs sont un monde d’initiés qui réclament de l’être pour leur rendre justice.

Pourtant, au-delà de cette mode de l’observation participante, il n’a pas semblé aux premiers ethnologues que ne pas connaître une civilisation dont on ignorait en outre la langue empêchait d’en faire l’ethnologie, bien au contraire. Le principal biais de cette méthode est de considérer d’un œil expert ce qui demanderait d’abord à être questionné naïvement. Par exemple, sous prétexte que les parties sérieuses sont celles qui sont disputées en club avec la pendule, la pratique familiale n’est même pas abordée. Comme pour l’analyse sociologique des joueurs de jeux de rôle effectuée par Laurent Tremel, questionner le milieu des aficionados à l’exclusion de celui des joueurs lambda pose question quand aucune comparaison ne peut être faite avec une pratique standard. Cette pratique est d’autant plus écartée, qu’en tant que joueur de club une partie sans pendule n’est pas « une partie sérieuse ». C’est tellement évident, pour le grand joueur que Thierry Wendling, est que tout joueur avec un niveau minimal ne peut que finir par jouer en club. Pourtant tous les amateurs de foot ne deviennent pas inéluctablement des supporters, et Sultan Khan atteignit le niveau de grand maître international sans être passé par les clubs… Bref, l’auteur semble limiter le monde des échecs à son propre milieu.

Plus inquiétant, toujours parce qu’il est un très bon joueur, l’auteur semble incapable de dissocier ce qu’un néophyte connaît voire comprend de ce qu’il ne connaît pas, et pire, puisque c’est l’ethnologue qui est ici en cause, ce qui est intéressant de ce qui ne l’est pas. Un bon joueur a une bonne mémoire de son classement (p. 73), certes, mais est-il un seul sport, un seul milieu compétitif, où cela ne serait pas le cas ? En quoi est-ce ethnologiquement intéressant ? On ne le saura jamais puisque tout ce qui est affirmé est « prouvé » par un exemple, qui rappelons-le ne prouve rien en soi, et n’est jamais analysé ultérieurement en tant que retour sur une pratique de jeu ou de loisir. Nous n’avons en outre jamais de comparaison statistique avec un autre milieu, ici tout semble intéressant parce que cela concerne des joueurs d’échecs, point. L’auteur est tellement peu au fait de ce que connaît un néophyte que toutes les preuves qu’il donne pour montrer que ce dernier ne pourrait pas comprendre son milieu, je les ai comprises alors que je dois avoir à mon actif au plus dix parties d’échecs dans ma vie, et certainement pas en club. En revanche, même si l’auteur se targue du contraire, j’ai eu bien du mal à comprendre certaines allusions : sur la place de la pendule quand on est gaucher, sur l’expression de « pion au fou », sur ce que signifie « avoir le trait »… J’ai en revanche bien ri à l’analyse suivante :

« Un petit vieux s’approche et s’adressant au maître lui demande respectueusement : « Personne n’a jamais essayé de vous faire le coup du Père François ? Est-ce qu’il y a un moyen de l’éviter ? » Rires amusés mais sans méchanceté du maître qui conseille alors au vieil homme de s’adresser à moi car je suis, prétend-il, le spécialiste de cette ouverture. D’une phrase, cet octogénaire qui pratique avec passion les échecs depuis son enfance a signifié, bien involontairement, qu’il n’appartenait pas au monde des échecs. Le coup du Père François est une expression qui ne répond en effet pas au système d’appellations échiquéen. Comme le suggère la réponse du maître, on ne parle pas de coup mais d’ouverture et si, comme nous le verrons, les noms propres servent fréquemment à qualifier les débuts de partie il n’est en revanche, à la différence de ce que l’on observe dans le cadre d’une sociabilité plus villageoise, jamais fait usage de sobriquet. » (p. 95) Au-delà de la condescendance de l’ethnologue pour « le petit vieux », on reste abasourdi du manque de culture, que pourtant l’auteur disait nécessaire à une bonne analyse de son sujet. Le « coup du Père François » est l’équivalent daté de l’expression contemporaine du « coup de poignard dans le dos ». Le vieux joueur fait bien sûr un jeu de mot entre le coup aux échecs et cet emblème du « sale coup » qu’on « surinait » à la personne dont on voulait se débarrasser. Le maître répond alors dans la même veine en décochant une pique à l’endroit de son collègue du comité directeur de la fédération… qui semble pour sa part n’avoir rien compris.

Cette anecdote reflète malheureusement le manque de distanciation constant entre l’auteur et son sujet. Les photos en encart sont sur ce point aussi consternantes qu’éclairantes : photo 8 : « Préparation de la remise des coupes », où l’on voit, ô incroyable, un monsieur en train de ranger des coupes, puis photo 10 des « participants à une assemblée générale » où l’on voit des gens assis sur des chaises pliantes, et photo 15 « des joueurs au restaurant en attendant l’entrée », qui sont, eh bien, en train de jouer entre des verres. Quel est l’intérêt ? A quoi sert le commentaire ? Ce n’est pas grave c’est de l’ethnologie, qui semble dans l’esprit de l’auteur être un synonyme de matière brute (donc j’imagine : source de première main = sérieux). D’autant que la méthode n’est en rien ethnologique, en dépit du titre qui nous l’assène comme une évidence : nous avons droit à un récit impersonnel entrecoupé d’anecdotes, qui en tant que telles auraient plutôt tendance à montrer l’excepxion que la règle, et qui jamais ne construit un raisonnement sur une suite d’observations. Bien au contraire cet essai est au final un monologue où tout est affirmé sans lieu, sans date, sans contexte, nous gratifiant périodiquement d’une anecdote édifiante en matière d’illustration : un tricheur amené manu militari à l’arbitre, une discussion à caractère sexuel (au cas où l’on penserait que les joueurs d’échecs sont trop intelligents pour cela), une remise de coupe à un joueur mal habillé nous faisant part de l’étonnement du maire de Paris (on doit donc légitimement s’étonner puisque, vous vous rendez compte, le maire de Paris « était scié »), etc. Bref, le contraire d’une ethnologie où l’observation conduit à une réflexion sur les fondements de la société, et plus encore sur le regard même de l’ethnologue.

Bref, une étude onaniste où il faut sans doute être compétiteur d’échecs pour y trouver un quelconque intérêt, et dont le principal intérêt ethnologique serait éventuellement de montrer en creux, de façon involontaire, l’idée que les joueurs se font du regard que les néophytes sont censés porter sur eux. Les seules remarques intéressantes que j’y ai pêchées ne concernaient pas en soi les échecs, et pour cause. Le pire c’est que j’ai l’impression de n’avoir presque rien appris sur les échecs et leurs joueurs, c’est dire.

Ethnologie des joueurs d’échecs de Thierry Wendling, Presses universitaires de France 2002, 256 pages, 22 €. 

dimanche 1 décembre 2013

Le réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant : essai sur la genèse de l’imagination

Le dernier ouvrage de Jean Château, L'enfant et le jeu, ne nous avait pas fait une forte impression, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais les études qui lient imaginaire et jeu ne sont pas si fréquentes, d’autant que cette question est au cœur de l’acte ludique. Cet essai, écrit pendant la seconde guerre mondiale et publié peu après, a le mérite de mettre en lumière l’influence de l’actualité angoissante sur l’imaginaire des enfants dont les proches sont partis à la guerre, le jeu étant un moyen privilégié de résoudre les angoisses. Comme toujours chez Jean Château, la méthode se fonde essentiellement sur l’observation.

Et comme toujours elle en constitue la faiblesse principale, puisque, bien que nombreuses et répétées, leur interprétation est le plus souvent décorrélée donc gratuite : « Quel est donc l’élément nouveau qui, avec le jeu, apparaît dans la conduite ? (…) Enumérons donc les principaux caractères du jeu : il est jouissance, il est exercice, il est nouveauté. (…) on pourrait donc définir le jeu comme une exploration à la fois gratuite et source de jouissance. » (p. 15) Si la mise en avant du plaisir est pertinente, l’articulation entre l’exploration, la nouveauté et le plaisir n’est pas faite, pas plus qu’il n’existe une connexion entre cette interprétation et les innombrables observations dont rend compte l’auteur. D’autre part, si l’imaginaire enfantin est décortiqué de bout en bout, il est comparé à un imaginaire adulte qui, lui, est entièrement postulé : « Pour l’enfant, inventer, sauf dans l’exploration des premières années, c’est essentiellement adapter, transformer l’activité mentale et motrice en fonction de circonstances nouvelles, céder aux suggestions de la réalité ; ce n’est pas créer de toutes pièces, comme un poète crée une poésie. » (p. 62). Cette observation, au lieu de questionner l’auteur sur la nature de l’imaginaire adulte et de le conduire à revoir la définition que nous nous en faisons à priori, le conduit au contraire, sur la foi de ses préjugés, à les opposer.

Ce qu’il y a sans doute de plus frustrant avec une méthode fondée sur l’observation, c’est la confusion sans cesse répétée entre ce qui est observé et ce qui ne l’est pas, comme si observer A suffisait à faire de l’auteur le censeur valable de B. En définitive, Jean Château est un spécialiste du raccourci qui lui fait confondre interprétation et inférence : « Nous pouvons suivre ce passage en distinguant trois niveaux dans l’invention, l’invention purement motrice de l’exploration, l’invention par combinaison mentale et le niveau intermédiaire. » (p. 82) On cherchera en vain ce qu’il appelle « niveau intermédiaire » et qu’il ne détaille jamais. On sent pourtant bien que ce niveau intermédiaire est en deçà de celui de l’adulte, seuil de l’imaginaire « supérieur ». Ce classement est d’autant plus surprenant qu’à la page 82, Jean Château fait très justement de la copie le second niveau de l’imaginaire, or ou apparaît celle-ci dans les trois étapes proposées par l’auteur ? Le symbolique est bien le troisième et dernier niveau, modèle de l’imaginaire humain valable pour l’adulte comme pour l’enfant.

Si le psychopédagogue caractérise l’utilitarisme de l’imaginaire enfantin, c’est encore pour en pointer la différence avec celui de l’adulte : « On y retrouve toute l’instabilité et les contradictoires métamorphoses des jeux de cet âge : le mort est toujours vivant et les cadavres enterrés sont encore sur les rochers. Ce qui importe visiblement ici, ce n’est pas le récit en lui-même, c’est le comportement moteur auquel il pourrait donner lieu et qu’il remplace. Peu importe donc la logique ou la vraisemblance de l’histoire. (…) L’enfant ne cherche nullement à faire effort pour les adapter au réel, il n’observe pas, n’étudie pas en vue de son jeu, malgré tout le réalisme dont il veut faire preuve. C’est que ce réalisme n’est qu’un moyen en vue de mieux satisfaire ses intérêts proprement ludiques. » (p. 120-121). Pourtant cet affrontement du réalisme et du vraisemblable est au cœur de la théorie littéraire, la différence avec l’imaginaire adulte n’étant pas sa nature mais son degré : dans le second, le réalisme est intégré avec davantage de succès dans la création imaginative, alors que l’enfant n’en retient guère qu’un caractère saillant. Et l’auteur d’enfoncer le clou en tirant des plans sur la comète : « L’imaginaire, c’est ce qui est à côté, en marge, qui n’a pas sa place  dans la grande contrainte objective. » (p. 259). L’imaginaire au contraire est ce qui supplée au déficit d’observation et qui est à la base du processus d’intellection qui s’appuie sur la logique, il n’y a donc aucune raison d’opposer l’imaginaire à la connaissance, puisque le premier est partie prenante autant qu’il s’appuie sur le second.

Dommage enfin qu’il faille attendre la dernière page pour que la pensée la plus prometteuse, qui fait de l’imaginaire le fruit de l’expérience, c’est-à-dire d’un processus de compréhension totalisant, apparaisse : « La pensée naît du geste, elle reste toujours geste, et nous ne pouvons connaître, sentir et aimer les hommes et les choses si nous n’allons vers eux avec tout notre corps. » (p. 287) Le corps, envisagé comme moyen de connaissance privilégié par l’enfant, aurait sans doute permis à Jean Château de traiter  « la genèse de l’imagination dans les jeux de l’enfant » de façon autrement plus originale et stimulante. Un essai décevant, mais quand même préférable à L’enfant et le jeu du même auteur.

Le réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant : essai sur la genèse de l’imagination de Jean Château, Vrin 1946, 292 pages, épuisé.

lundi 11 novembre 2013

Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire

Un ouvrage qui commence par vous annoncer, en quatrième de couverture et en préface, que son auteur s’est pendu intrigue forcément. Surtout lorsque son titre se propose d’élaborer une sociologie des espaces potentiels : comment observer l’inobservable, tirer d’une perception personnelle et interne une dimension collective et sociale, et où peut bien se situer concrètement son terrain, cette marotte des sociologues ? En ce qui concerne le premier point, on peut dire que si l’on devait imaginer l’étude d’un déséquilibré, le livre d’Emmanuel Belin s’en rapprocherait assez : il est souvent difficile de suivre la pensée de l’auteur qui postule des angoisses qu’il est le seul à éprouver, comme celle de ne pas reconnaître un lieu familier quand il est plongé dans le noir ; il cite des auteurs à tour de bras sans lien entre eux : p. 230 Wittgenstein, Winnicott, Proust, p. 231 de Certeau, Deleuze, Picard… tout en ne déviant pas d’un iota de l’objet de son étude, au point que celui-ci tourne à l’obsession, qui consiste à trouver comment l’homme peut élaborer un espace intérieur qui lui permette de naviguer entre l’angoisse et l’anxiété du réel, sans que l’auteur n’ait pris la peine de nous expliquer pourquoi la question se posait, à fortiori pourquoi en ces termes, du moins comment pouvait-elle se poser à quelqu’un d’autre que lui.

Véritable analyse, au sens psychanalytique du terme, de son auteur par lui-même, qui cite en permanence Donald Winnicott sans qu’on comprenne clairement ce que la notion de dispositif rajoute à la pensée de celui-ci, on se demande comment des sociologues ont pu reconnaître leur discipline dans cette recherche disparate, et à vrai dire un peu folle. De façon originale Emmanuel Belin commence par une analyse de trois passages de Rousseau (qu’il appelle Jean-Jacques, sans doute pour exprimer sa proximité de pensée) sans qu’on n’ait droit à une explication méthodique de leur sélection, sinon qu’il les a sélectionnés parce qu’ils exprimaient la même notion, en tout cas celle qu’il y voyait. Le fait de prendre une œuvre de fiction et de se livrer à une analyse non sociologique de l’œuvre, ne semble poser aucun problème à notre auteur. Or Emmanuel Belin semble conditionné par l’analyse qu’en fait Jean Starobinski et qui clôt finalement son étude : celle de la transparence/obstacle, qui devient celle des limites de tout dispositif, de sa manifestation et de l’immensité des espaces que celui-ci ouvre : « Comment les limites du dispositif son-elles agencées de telle manière qu’elles permettent au sein d’un espace contraint, l’illusion de l’immense et de la transparence ? » (p. 259). Le problème demeure que pas plus Jean Starobinski que Donald Winnicott ne sont des sociologues et que, même si Emmanuel Belin prétend arracher aux sciences de la personne les espaces potentiels, la conclusion sous forme de manifeste semble prouver précisément le contraire : « Les espaces potentiels ne sont pas la chasse gardée des spécialistes de l’individu. » (p. 260) les situent en tout cas au delà des frontières de la sociologie.

Non pas que l’auteur ne dise rien d’intéressant, mais plutôt qu’il le noie dans une suite d’élucubrations dont le fil de conducteur, ou plutôt l’absence de celui-ci, laisse songeur. Son obsession continûment insatisfaite le pousse à réattaquer sans cesse les mêmes questions de limite, de dispositif, d’angoisse, d’expérience, de transparence qu’on croyait résolues. Emmanuel Belin peut ainsi constater page 24 : « Nous entendons par là, que pour qu’une relation apaisée au monde soit possible, celui-ci doit être arrangé de manière telle qu’il n’apparaisse pas menaçant, mais sans toutefois qu’il puisse être saisi comme artificiel. Pour le dire autrement, nous partirons de l’hypothèse que pour Jean-Jacques l’illusionnement est sans doute la condition nécessaire d’un certain ‘‘repos de l’âme’’, mais que celui-ci ne peut avoir de sens que pour autant qu’il ne repose pas sur une manipulation des relations de confiance sans lesquelles l’inquiétude et le doute obscurcissent l’expérience. » et pourtant poursuivre sa traque du dispositif sur les 240 pages suivantes, tout en reposant en conclusion ces mêmes questions. Conclusion où l’auteur aborde enfin et même si c’est en pointillés la question de la méthode pour parvenir à interroger en sociologue l’espace intermédiaire défini par le dispositif. Le titre est donc sur ce point parfaitement usurpé.

Aborder le jeu par l'expérience, synthèse du symbolique et de la technique (d'autant que l'auteur rapproche celle-ci du rationnel et donc du réel) était pertinent, dommage que les obsessions de l'auteur aient pris le dessus au point de réduire le questionnement à un prétexte.   

Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire d’Emmanuel Belin, De Boeck 2002, 291 pages, 35 €

vendredi 1 novembre 2013

Jeux et jouets à travers les âges : histoire et règles de jeux égyptiens, antiques et médiévaux

Le jeu est souvent traité philosophiquement, artistiquement, psychologiquement, historiquement mais au final les exemples sont supposés connus du lecteur y compris lorsqu’on fait allusion à des jeux dont la règle ne nous est pas parvenue. Ce n’est pas grave, de toute façon « cette bêtise des enfants », comme la qualifie ironiquement Eugen Fink, est intéressante lorsqu’elle mobilise des concepts, de l’art ou des enseignements qui peuvent être réutilisés pour des matières plus utiles. Avec Jeux et jouets à travers les âges, voici enfin un ouvrage qui donne à mieux connaître les jeux pour eux-mêmes avec une démarche ludologique qui s’attache à recréer les règles pour permettre de jouer enfin aux jeux du passé : Mehen (jeu du serpent), Senet, Jeu royal d’Ur (jeu des vingt cases), Latroncules (ancêtre des échecs), Brandub (échecs avec des dés), Jeu du renard et des poules (marelle asymétrique), Alquerque (ancêtre des dames), etc. En outre les jeux sont replacés dans leur contexte historique, de même que pour les jouets pour lesquels des indications d’usage sont également fournies, le tout accompagné d’une très riche iconographie et de quelques citations des textes qui ont servi de fondement à la reconstitution du jeu, le tout dans une langue simple et didactique. L’ouvrage se clôt enfin de façon amusante sur la liste des jeux de Gargantua et le tableau Jeux d’enfants de Pieter Bruegel.

Les réserves viendraient davantage de l’objectif et de la méthode. On imagine mal le grand public acheter un ouvrage où la règle de jeux équivalents est répétée à l’identique avec quelques  variantes : Jeu des douze lignes / Jacquet / Tric trac / Jeu des dames rabattues / Revertier / Backgammon / Garanguet ou Brandub / Fidchell / Gwyddbwll / Tawlbwrdd / Tablut. Or le plus souvent la parenté de ces jeux n’est même pas examinée pour justifier l’existence parallèle, les évolutions ou les divergences de chacun, voire simplement pour déduire de l’un les informations qui manquent à l’autre. Si les textes fondateurs sont cités à titre d’illustration, la différenciation entre la partie reconstituée et la partie attestée des règles n’est jamais soulignée (à l’exception d’une fois concernant le fait d’obtenir un chiffre exact pour l’arrivée du pion), de même que les sources précises ayant servi à la reconstitution, comme par exemple la règle des Latroncules, clairement empruntée aux Jeux des Anciens de Louis Becq de Fouquières. Faire appel à deux associations (Jocari, Archeolo-J) pour tester et suggérer les règles est une très bonne idée, mais il semble que l’intérêt ludique l’emporte trop souvent sur la logique archéologique malgré les dénégations de l’auteur : « Le but de cet ouvrage n’est pas de proposer des jeux nouveaux et forcément excitants, mais bien de montrer comment les anciens considéraient les jeux et de plonger les joueurs modernes dan un autre univers où le jeu est avant tout un passe-temps, un loisir, une rencontre ou une confrontation ente joueurs. » (p. 23). 

Alors que Catherine Breyer est archéologue, elle semble en outre parfois oublier que les joueurs de l’époque ne savaient bien souvent ni lire, ni écrire, ni parfois compter, confinant les règles à ce que nous appellerions des jeux pour enfants : « Des hypothèses probantes pour le déroulement de ce jeu ont donc pu être émises, même si le manque d’informations complètes rend sans doute le jeu plus simple à pratiquer que ce qu’il ne devait être à l’époque. » (p. 47). Or l’absence de consignation écrite des règles ne peut qu’achever de les simplifier, obligeant les joueurs à n’en retenir que l’indispensable. Or, si l’on observe la liste des grands succès actuels du jeu de société : Uno (variante du Huit américain), Le jeu des sept familles, Trivial Pursuit, Taboo ou Pictionary, les règles sont simplifiées à l’extrême. Ce qui laisse supposer que les jeux anciens devaient l’être encore bien plus. Lorsque l’auteur aborde le Mehen, on s’étonne du manque de questionnement, voire d’observation des éléments à notre disposition : alors que tous les tabliers de Mehen comportent à la fois des cases en creux et en relief et deux types de pions, l’auteur ignore les secondes pour construire une règle qui fait avancer les pions sur un seul et  même type de cases. Peut-être toutefois que ce point a été débattu par ses sources, mais comme Catherine Breyer ne les cite pas précisément…

On regrette donc qu’un ouvrage aussi riche historiquement ne se soit pas montré aussi rigoureux que l’on aurait pu s’y attendre, ou a défaut n’ait pas débattu des questions que chaque jeu présenté laisse en suspend. Mais il a au moins le mérite de démontrer par la pratique la nécessité d’élaborer une méthode ludologique. Une lecture néanmoins amusante et recommandée.

Jeux et jouets à travers les âges : histoire et règles de jeux égyptiens, antiques et médiévaux de Catherine Breyer, Safran 2010, 256 pages, 45 €.

vendredi 11 octobre 2013

Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle)

Les études historiques sur le jeu se réfugient souvent derrière les faits, la description l’emportant sur l’analyse. Si l’étude d’Elizabeth Belmas ne fait pas exception, sa construction rigoureuse, abordant tous les aspects du jeu moderne : réflexion, adresse et hasard ; sports, jeux de société et jeux d’argent ; littérature, architecture, production, droit… brosse un panorama complet de la société ludique à l’époque moderne. La sélection des informations est pertinente et un effort d’illustration a été fait, alors même qu’un glossaire et une bibliographie exhaustive complétent l’ensemble. Certes le résultat reste moins vivant que l’étude d’Olivier Grussi sur La vie quotidienne des joueurs sous l’Ancien Régime, mais l’objectif de montrer « qu’en parlant des sociétés, les jeux disent souvent la vérité. » (p. 396) est atteint.

L’époque moderne pose un regard avant tout moraliste sur le jeu, celui-ci incarnant les mauvais penchants de l’homme, enclin à mal user du temps dont il dispose sur terre plutôt que de rechercher son salut : « En un sens, l’homme est obligé de jouer pour oublier sa condition misérable qu’il doit à la faute originelle. Si l’homme joue, c’est au fond parce qu’il est mauvais, parce qu’il est perdu. ‘‘Si notre condition était véritablement heureuse’’, remarque Pascal, ‘‘il ne nous faudrait pas divertir d’y penser pour nous rendre heureux. » Le jeu est non seulement la preuve de notre corruption mais il est en outre une offense à Dieu qui doit seul connaître « le jour et l’heure » et dont on ne saurait évoquer le nom en vain : « La condamnation des jeux de hasard ‘‘per se’’ repose alors sur l’argument théologique qui y voit un détournement du sort _ procédé extraordinaire par lequel Dieu fait connaître sa volonté aux humains _, dont il profane l’essence divine. C’est pourquoi les jeux de hasard _ les dés par exemple _ qui utilisent  des instruments divinatoires paraissent à certains une  invention diabolique. » (p. 31)

Mais l’essai d’Elizabeth Belmas pose aussi des questions ludologiques auxquels les anciens ont su répondre de façon fort pertinente, à même d’éclairer l’analyse actuelle des jeux. La Marinière, auteur d’une académie des jeux (catalogue de règles de jeux en vogue), écrit par exemple en 1654 : « Ces jeux ne sont entendus que par ceux ayant un peu étudié, au lieu que les jeux se pratiquent d’ordinaire parmy les jeunes gens, soir de la Cour, soit de la Ville, qui enfin sont tous gens du monde et de conversation vulgaire, sans grande application aux lettres. C’est le cas des femmes aussi qui  la plupart  n’ayant pas fait grande lecture, ignorent beaucoup de choses que l’on ne peut sçavoir sans avoir esté au Collège. » (p. 140) Constat que le succès populaire d’un jeu est intimement lié à la facilité avec laquelle on peut apprivoiser ses règles et ainsi le répandre. Huvier des Fontenelles enfonce le clou en 1778 : « Qu’on fasse un livre sur la chimie, sur l’astronomie, sur la peinture, sur la sculpxure etc. Il n’y aura que les connaisseurs, les amateurs qui le liront, qui en décideront, qui le critiqueront. Que l’on joue au wist, au reversi, au tresset au liquet… il n’y aura que ceux qui connaissent ces jeux qui y joueront, ou qui les regarderont jouer, pour décider des coups bien ou mal joués. Si on fait un ouvrage de littérature, comme on croit qu’il ne faut que de l’esprit pour en juger, tout le monde voudra être juge parce que tout le monde a des prétentions à l’esprit… Pour une raison qui me paraît semblable, tout le monde joue au loto, parce qu’il ne faut à ce jeu que du bonheur et que tout le monde a des prétentions au bonheur. » (p. 158)

Or c’est sans doute la fin des guerres larvées, l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie, la naissance du capitalisme, qui tout à la fois concourent à permettre enfin à l’ensemble des classes de la société de pouvoir faire mieux que survivre, et ainsi de chercher son lot de plaisir dans le jeu. Le XVIIIe siècle à tellement systématisé le jeu que la loterie n’a jamais été aussi importante dans le budget de l’Etat : « Entre 1777 et 1781, sous l’administration Necker, les loteries ont rapporté davantage au Trésor Royal que l’impôt du clergé. Elles n’ont guère pâti du marasme économique général dans les dernières années de l’Ancien Régime. » (p. 333). Ce faisant, le jeu prouve qu’il n’est pas seulement un excès de la monarchie déliquescente, mais bien l’une des activités majeures de l’homme, que la législation contemporaine va s’attacher à canaliser au profit de l’Etat, que ce soit par l’impôt, le monopole public, l’irrépétibilité de ses dettes, ou encore comme moyen de divertissement des masses. Autant de fondements que le jeu moderne a posés.

Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle) d’Elizabeth Belmas, Champ Vallon 2006, 439 pages, 29 €.

mardi 1 octobre 2013

L’esprit du jeu chez les Aztèques

Thèse de doctorat, L’esprit du jeu chez les Aztèques est un curieux ouvrage, aussi paradoxal que son contenu. En effet celui-ci minimise, voire nie, non seulement le caractère ludique de la société aztèque : « Une société se projette dans les jeux qu’elle engendre. Réciproquement, le jeu exprime les ressorts de la civilisation qui le porte. Aussi, l’absence de jeu de compétition chez les aztèques est-elle compréhensible : (…) Compétition implique ‘‘vedettisation’’, culture du champion. Les jeux agoniques permettent à un individu de s’élever au-dessus de la masse, de conquérir une aura d’être supérieur, de prouver l’originalité de son tempérament ou de sa personnalité… Or c’est précisément ce qu’interdit le système aztèque : il est inconcevable de songer échapper à son destin, de penser un jour pouvoir sortir du rang. » (p. 170-171) mais l’auteur nie aussi la possibilité de définir le jeu : « Il faut se résigner : l’indéfinition préalable au jeu est nécessaire. Il serait même impossible, méthodologiquement, de proposer en guise de prolégomène une définition obtenue in-fine, au terme de l’analyse. Le jeu est mouvement, déplacement perpétuel ; son existence relève du provisoire. Or définir le provisoire, ce serait rendre le provisoire définitif ! Manifestement c’est une impossibilité logique. Le jeu n’est jamais définitif. En d’autres termes il est toujours assujetti à l’indéfinition. » (p. 14) Et ce, tout en usant des catégories de Roger Caillois (hasard, imitation, compétition, vertige) comme fil conducteur.

Cette contradiction est superficiellement résolue par le rapprochement entre le caractère paradoxal du jeu et de la mentalité Aztèque : « D’autre part, et surtout, aucune définition, qu’elle soit positive ou négative, ne peut considérée comme valable… précisément parce que le positif et le négatif ne sont pas chez les Mexicains des coefficients définitifs. Les Aztèques ont des catégories ludiques à mi-chemin du jeu et du non-jeu. Le jeu n’a pas réellement d’extérieur. » (p. 14) mais étrangement, dédier un ouvrage à ce qui est déclaré dès l’introduction différent, voire absent, dans la civilisation choisie ne semble pas déranger l’auteur. Or cette impossibilité du jeu pour les Aztèques n’est jamais explorée comme étant un moyen de percer le jeu à jour (sinon à prétendre qu’il est paradoxal), quitte à le faire de manière inédite, pas plus que d’explorer les conséquences de cette particularité de la civilisation Aztèque, sinon à déclarer qu’à l’époque de la colonisation par les Espagnols, la société aztèque est en passe de se gripper, semble-t-il en partie à cause de l’absence du ludique, qui apporte de la "laxité" dans le corps social. Plus problématique, pour les deux catégories de Roger Caillois qui sont mises en avant, à savoir le simulacre et le vertige, le rapprochement avec le sacrifice ou les drogues semble contradictoire dans les faits : n’est-ce pas l’absence de ludique qui conduit précisément la théocratie aztèque à se durcir, se réfugiant dans une piété vidée de son sens tout en procédant à l’abrutissement délétère du peuple par l'usage régulier de stupéfiants ? 

Les jeux de balle existent indépendamment de leur contexte religieux, mais ils ne sont évoqués, en partie à cause des sources défaillantes, qu’à l’occasion de situations qui empruntent au jeu tout en se situant résolument en dehors de lui : « Au tlachli, il y a bel et bien une équipe qui triomphe : elle incarne à posteriori, après la victoire, le camp diurne du soleil. L’autre équipe reléguée dans les ténèbres pour n’avoir pu s’approprier la balle, symbolise le camp nocturne de l’astre. (…) L’archéologie et la tradition recueillie par les chroniques nous apprennent que le capitaine de l’équipe vaincue était sacrifié au centre du tlachco. Il est aisé de comprendre que c’est à ‘‘l’équipe des ténèbres’’, la perdante, que revient le rôle de nourrir de sang humain le soleil assoiffé, pour qu’il puisse surgir de la nuit, à l’aube d’un jour nouveau. Ainsi le tlachli s’offre comme une cosmogonie totale : une équipe fait triompher la balle et célèbre a victoire du soleil sur la nuit ; l’autre, par l’intermédiaire de son capitaine, fournit au soleil nocturne les forces nécessaires pour assurer sa résurrection. » (p. 180)

Ce problème de la subjectivité des sources est d’ailleurs récurrent, car c’est l’aspect sacrificiel et spectaculaire qui a d’abord frappé les conquistadores qui l’ont rapporté, plutôt que des pratiques quotidiennes qui ne nous sont peu ou pas parvenues : « C’est Ixtlilxochitl qui rapporte l’anecdote fameuse de l’empereur Axayacatl pariant avec le tecutli de Xachimilco la marché de Mexico contre l’un des jardins du seigneur, sur l’issue d’une partie de tlachtli. L’empereur perdit, mais pour que la suprématie de Tenochtitlan fût malgré tout affirmée, il fit mettre à mort le victorieux seigneur en lui passant autour du coup un collier de fleurs où était dissimulé un nœud coulant. Jusqu’au bout la logique du destin semble avoir anéanti les timides manifestations d’un alea dissident. » (p. 218) Et plus encore dans cet exemple : « Avec son ton de moraliste, Torquemada énonce probablement la vérité : ‘‘Il était des joueurs qui s’adonnaient au patolli avec une telle passion et une telle frénésie, que beaucoup d’entre eux perdaient non seulement leurs biens mais aussi leur propre liberté : car lorsqu’ils n’avaient plus rien d’autre, ils jouaient leur propre personne et finissaient esclaves’’. » (p. 219) Le pari et les mises semblent donc tout à fait exister, bien qu’ils soient condamnés et donnent lieu, ni plus ni moins qu’en Europe à la même époque, à des abus.

Ainsi, Christian Duverger, tout en notant avec pertinence : « Le jeu occupait la lacune née de la non-superposition des rythmes du calendrier humain et du mouvement des astres. » (p. 15) ne semble pas creuser cette symbolique. De même lorsque l’auteur tente de circonscrire le jeu, celui-ci souligne : « L’amphibologie semble avoir jeté son dévolu sur la sphère ludique ; tout jeu est à double face et tout ce qui a trait au jeu peut se lire en plusieurs sens. » (p. 10) puis  « L’esprit sombre devant le paradoxe : le jeu est jeu avec le mouvement, l’oscillation, et la rupture ; le jeu est jeu avec la fin du jeu ; parvenir à cerner le jeu, c’est sonner la fin du jeu, c’est l’anéantir comme tel. Or le jeu n’a pas de fin, sinon il n’aurait pas d’existence. Ainsi le jeu échappe à toute définition, qu’elle soit positive ou négative. » (p. 10). Demeure que ces sentences introductives de son ouvrage ne lui servent pas conduire une étude qui lui permettrait d’y voir plus clair, se contentant, comme Roger Caillois avant lui, de ranger les manifestations du jeu en quatre catégories, de nous inonder de noms et de discussions sur le véritable sens des mots nahuatl, et de mettre l’accent sur les aspects les plus spectaculaires de la civilisation aztèque, comme le sacrifice. Il y avait pourtant matière à davantage sur l'esprit ludique chez les Aztèques.

L’esprit du jeu chez les Aztèques de Christian Duverger, Mouton 1978, 326 pages, 35 €.

mercredi 11 septembre 2013

Le jeu chez l’enfant : essai de psychanalyse enfantine

Le sous-titre aurait mérité de figurer sur la couverture tant on est loin avec cette étude d’un essai pédagogique : le jeu est essentiellement entrevu comme « objet transitionnel », n’est pas à même de permettre à l’enfant de s’affranchir de ses angoisses en les projetant à l’extérieur de lui. Mais cette perspective psychanalytique a une fâcheuse tendance à servir d’œillère à l’auteur qui ne fait du jeu, le plus souvent, qu’un moyen d’exercer une frustration sadomasochiste : « Ni l’enfant ni la mère ne savent que la poupée sauvagement fessée par la fillette est la mère en question ; la déformation de la censure permet l’extériorisation du désir interdit dans ‘‘les aspects et les limites qui conviennent’’ » (p. 22). Pourtant en jouant l’enfant cherche d’abord à comprendre, c'est-à-dire à saisir par l’expérience en inversant les rôles les raisons qui ont conduit ses parents, dont il dépend, à la faire souffrir. La fillette fesse donc d’abord sa poupée pour comprendre le geste de sa mère en se mettant à sa place, ce qu’explique par ailleurs Philippe Gutton : « Ensemble des actions physiologiques, mentales et verbales et motrices par lesquelles un sujet, aux prises avec son entourage, cherche à résoudre les tensions qui le motivent, à réaliser les possibilités. » (p. 24).

Cela n’empêche cependant pas l’auteur d’avoir des intuitions lumineuses : «  Dans sa relation avec le jouet, la mère a une conduite ambiguë : elle se donne et se retire ; la mère exprime son désir de présence constante auprès de son enfant et, en même temps, confirme l’autonomie possible de celui-ci lors de son absence. » (p. 26) Ce qui est une bonne explication du for da de Sigmund Freud, voire en posant les bases du jeu comme activité projective : « Le phénomène de projection est constant dans le jeu dont il constitue le mécanisme fondamental ». (p. 38). Curieusement, alors que l’auteur est capable d’analyses très fines, il semble laisser au seul lecteur le soin de les lire. Ainsi il est capable d’écrire p. 60 : « Rappelons aussi le cas de cette petite fille, qui n’osant pas traverser l’antichambre dans l’obscurité, par peur des fantômes, a ‘‘un subterfuge’’ qui lui permet de maîtriser sa peur : elle se livre, lors de la traversée de l’antichambre, à des gesticulations bizarres et ‘‘au bout de peu de temps elle révèle triomphalement à son jeune frère le secret de sa victoire sur l’angoisse : ‘‘Il ne faut pas avoir peur dans l’antichambre, dit-elle, tu n’as qu’à jouer à être toi-même le fantôme qui pourrait venir.’’ Le fait de gesticuler équivaut donc à une identification à l’objet extérieur redouté. Tout ceci donne un angle nouveau à l’analyse des jeux où l’enfant se donne un rôle : jouer au papa et à la maman, jouer au dentiste, au docteur. » Pour mieux retomber dans l’interprétation sadomasochiste à la page suivante : « Prenons l’exemple du jeu du docteur : lorsque l’enfant a subi une agression médicale, il va présente dans les heures et les jours qui suivent un certain nombre de comportements ludiques visant en quelque sorte à se débarrasser du traumatisme passivement subi ; il utilisera des objets symboliques sur lesquels il marquera son agressivité, ou il fera subir à un autre enfant les souffrances que le médecin lui a imposées. » A la différence que la seconde analyse, généralisation contestable, n’est étayée cette fois d’aucune observation…

Perspicace, Philippe Gutton propose plusieurs pistes d’interprétation qui sont particulièrement novatrices au regard de l’époque d’écriture : en faisant par exemple du jeu un savoir-être, plutôt qu’un savoir faire : « Le récit de l’adolescent, très précis dans la description de ce jeu, n’arrive pas à passer dans les mots le vécu profond de ce qui s’expérimente au moment où il est pris comme voleur par le gendarme. Tout se passe comme si nous étions à un niveau au-delà de la parole, de l’ordre de l’être bien. » (p. 74) ou en soulignant l’apport novateur de la psychanalyse américaine : « Winnicott donne à sa description une potentialité intéressante lorsqu’il suppose que ‘‘penser ou fantasmer se rattache à l’activité fonctionnelle’’ » (p. 90.) toujours dans une perspective expérientielle, l’auteur faisant du jeu un moyen d’assimilation de cette expérience : « Le jeu se déroule comme un récit élaborant par répétition une séquence du passé. » (p. 111).

Si Philippe Gutton peut se montrer plus conventionnel, il sait synthétiser de manière efficace les connaissances psychanalytiques contemporaines concernant le jeu, moyen privilégié de réalisation potentielle du fantasme : « Le fantasme paraît lié à l’émergence des principes secondaires contemporains de la suprématie du principe de réalité. Les activités fantasmatiques sont une compensation imposée par la réalité. Le fantasme était tout puissant, le jeu cherche à l’être. Le jeu garde toujours le souvenir de cette maîtrise de telle sorte que l’action ludique, en maîtrisant le fantasme, le réalise en quelque sorte de façon déplacée dans l’espace. » (p. 146), le jeu est savoir-être en ce qu’il est contrôle du pouvoir-faire et de la pulsion qui le sous-tend : « L’acte ludique est maîtrise de l’environnement ; il est possession de l’objet. L’agir ludique peut se définir comme la domination d’un monde auparavant dominateur ; ce renversement de la situation (passif-actif) est une autre façon de décrire la symbolisation de la toute-puissance. » (p. 147).

Une perspective exclusivement psychanalytique, donc souvent frustrante et partiale, qui n’empêche pas quelques observations et analyses dignes d’intérêt.

Le jeu chez l’enfant : essai de psychanalyse enfantine de Philippe Gutton, Larousse 1973, 176 pages, épuisé. 

dimanche 1 septembre 2013

Le jeu du monde

Très inspiré dans son titre comme dans son contenu par l’essai d’Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, que l’auteur, Kostas Axelos, a accueilli en 1966 dans la collection Arguments qu’il dirige aux Editions de Minuit, Le jeu du monde se présente comme un essai intermédiaire entre les Fragments d’Héraclite et les Pensées de Pascal, mais avec une forte influence des penseurs du savoir et de la méthode tels Platon, Aristote, Descartes ou Marx et celle des philosophes du jeu tels que Kant, Hegel, Nietzsche et Sartre. En l’espèce, le résultat hésite en permanence entre de courts articles, des fiches d’idées et des aphorismes. Mais à la différence de Jeux finis, jeux infinis de James P. Carse, essai qui arrivait quand même à tenir le défi de la pensée courte sur toute sa longueur, Kostas Axelos effectue des va-et-vient incessant entre le débat, la pensée lapidaire, le constat, l’analyse, sans la moindre structure, ni progression ou liaison entre ces différentes formes.

L’intérêt réside dans la faiblesse même de l’ouvrage : près de 450 pages de pensées donnent à boire et à manger et permettent de faire son miel de celles que l’on a su grappiller. En revanche l’ensemble demande certaines compétences de lecture rapide voire du courage quand l’auteur sombre dans l’autoréférence, la discussion philosophique, distribue les accessits entre penseurs, polémique sans nous introduire les tenants et aboutissants de sa pensée… Kostas Axelos oublie que l’aphorisme est un genre qui ne supporte pas plus la longueur que la médiocrité, deux travers dans lesquels il tombe souvent, semblant vouloir nous livrer la moindre de ses pensées en refusant de choisir (ce qui l’obligerait à l’organiser). Or certaines sont d’une rare indigence : « Les imbéciles se croient victorieux après chaque débat ou combat. » (p. 74), ce qui ne semble pas étouffer celui qui se livre tout au long de cet essai à des polémiques avec lui-même dont il tranche toujours la vérité en sa faveur, ou encore : « Les filles aux yeux tristes et aux cuisses un peu lourdes attirent encore les chevaliers non chevaleresques de la quête du Graal. » (p. 78), pensée dont le rapport avec le jeu du monde, outre le sexisme latent qu’elle recèle, demeure nébuleux.

Mais si l’on ne s’arrête pas au pitoyable, cet essai contient son lot de pensées stimulantes sur le savoir, le jeu, sa méthode d’analyse, et sur son infatigable joueur : l’homme, voire une métaphore de lui-même, à l’instar de l’univers, le monde, qui se contient lui-même. Le jeu est ainsi pour Kostas Axelos, d’abord l’occasion de penser différemment : « Pour la grande philosophie, apprendre à mourir et apprendre à vivre n’ont fait qu’un. Ce qu’elle n’a pas su faire : apprendre à jouer. » (p. 30). En effet, le jeu de la pensée est le reflet de celui de l’homme qui oscille entre vie et mort, lui permettant de profiter de la première tout en dépassant la seconde : « Aussi langage et pensée, travail et lutte, amour et mort, ainsi que jeux particuliers, relèvent-ils tous, tout autant que magie, mythes et religion, poésie et art, politique, philosophie, sciences et technique, de règles et d’ouvertures des jeux qui se jouent à travers eux et surtout du jeu qui les contient et qui se dérobe. » (p. 91). Le jeu est contenu dans la vie, mais l’instinct pas plus que la nécessité n’expliquent la capacité de l’homme à surmonter l’angoisse de sa fin prochaine, sinon le jeu incessant qui lui fait tour à tour s’illusionner de la vie dont il jouit tout en lui faisant imaginer qu’une partie de lui-même demeure immortelle.

Ce raisonnement conduit l’auteur à considérer le jeu comme une façon de penser le monde qui contient toutes les autres : « Avec radicalité, fermeté et souplesse, le style du jeu, son allure générale, peut-être saisissable par une pensée orientée et méthodique qui accepte de l’expérimenter, comme un ensemble composé de plusieurs éléments, aux combinaisons multiples ; pour le porter jusqu’au langage articulé il est nécessaire de le saisir comme un tout, sans négliger ses parties et ses aspects, ses faces et ses revers. » (p. 91) En effet, le jeu est tout comme tout est jeu : « Le jeu embrasse sagesse et sottise, ‘‘vrai’’ et ‘‘faux’’, ‘‘bien’’ et ‘‘mal’’, ‘‘beau’’ et ‘‘laid’’. D’emblée, il transcende la logique, l’éthique et l’esthétique, les impliquant. » (p. 95). Il est cet acte ultime que François Euvé décrit dans Penser la création comme jeu, comme le jeu de la sagesse à la création du monde : « La pensée philosophique naît du jeu de l’énigme dont vie et mort sont l’enjeu, essaie de poser l’énigme de l’être, sans oser le saisir comme jeu. Formuler l’énigme suprême, à laquelle personne ne peut répondre, est-ce cela le jeu de la sagesse suprême ? » (p. 25).

Puisque, « A proprement parler donc, le jeu n’est ni un mot ni un concept. Dans et avec lui, devient manifeste, en tant qu’annonciation, la clôture de tous les jeux, des catégories et des nominations. Lui-même, aussitôt avancé, il se retire. Cependant, – sans anthropomorphisme –, il joue avec la polyonymie, la polysémie. » (p. 428), pour penser ce jeu qui est tout est rien, origine et finalité, permanence et renouvellement perpétuel, il faut désormais dépasser la pensée qui ne peut embrasser le jeu qui lui est supérieur et constater l’échec de la logique : : « Presque rien n’est moins rigoureux que le ‘‘concept’’ de rigueur. » (p. 144). Seule une pensée supralogique, une pensée non réductrice, complexe telle que la définit Edgar Morin sans sa Méthode, permet d’aborder le jeu. Une pensée qui ne distingue pas le vrai du faux, l’inclusive de l’exclusive, mais montre la richesse de mondes de pensée qui peuvent être différentes réalités à la fois, du moins tour à tour, l’auteur concluant : « Il n’y a pas de jeu où tous les coups soient permis, hormis le jeu lui-même. » (p. 443). Car le jeu des hommes est par essence infini pour eux : « Ils semblent jouer depuis fort longtemps une fin de partie qui sans cesse recommence, sans cesse les relance. » (p. 279), puisque notre conscience prend fin en même temps que notre vie. Le jeu du monde est à notre image, il nous contient comme notre esprit le contient : « Jouet de la poussière, surgi de la terre et redevenant poussière, l’homme joue quelque temps avec elle. » (p. 272).

Des réflexions disparates autant qu’érudites, parfois intéressantes bien que trop souvent tributaires des penseurs antérieurs, sauf sur les questions de connaissances où Kostas Axelos innove en faisant du jeu l’une d’entre elles, et celle qui les contient toutes, et en produisant une représentation originale (p. 218-219). A condition que l’on se donne le courage d’en parcourir tous les remous.

Le jeu du monde de Kostas Axelos, Les éditions de minuit 1969, 444 pages, épuisé.

dimanche 11 août 2013

Le pays des jouets

Maintenir un blog bibliographique est d’abord un moyen de garder une trace de ses lectures, mais parfois aussi le plaisir de se voir conseiller de nouvelles lectures par un connaisseur anonyme. C’est le cas pour Le pays des jouets dont je remercie ici le lecteur qui m’en a fait la recommandation. La pensée de Giorgio Agamben n’est pas des plus faciles à suivre, et sa préoccupation semble être davantage l’histoire que les jouets. Ce faisant, comme tous les penseurs originaux, il délivre par ricochet des analyses stimulantes sur le jeu (et son complément inverse : le rite). Ainsi que le souligne déjà Christian Duverger : « Le rite fixe et structure le calendrier, le jeu au contraire – même si nous ignorons encore comment et pourquoi – l’altère et le détruit. » (p. 121). La différence entre le calendrier solaire et lunaires est synonyme de fêtes et de jeux, comme c’était le cas pour les Romains qui au moment des Saturnales autorisent le jeu qui reste interdit à tout autre moment de l’année. Le jeu et la fête deviennent ainsi un moyen de solder et de prendre congé de l’année finissante avant d’annoncer l’ordre régénéré de l’année nouvelle.

L’histoire devient le produit du rapport entre rite, qui fixe le mythe, et jeu qui le réactualise en faisant revivre l’événement. Gorgio Agamben  poursuit alors en précisant cette opposition entre  rite et jeu : « On peut affirmer que le rite a pour tâche de résoudre la contradiction entre le passé mythique et le présent, en supprimant l’intervalle qui les sépare et en rassemblant tous les événements dans la structure synchronique. Le jeu, quant à lui, procède à une opération symétrique et inverse : il temps à rompre le lien entre passé et présent, à dissoudre la structure, à la faire voler en éclats événementiels. En d’autres termes, si le rite est une machine à transformer la diachronie en synchronie, le jeu est au contraire une machine à transformer la synchronie en diachronie. » (p. 129). Le jeu est diachronique car il réactualise par l’expérience propre du joueur la symbolique attachée au jouet qui la véhicule, afin de se l’approprier, alors que le rite fixe à travers le temps et de manière intemporelle un usage décorrélé de son contexte dont la réussite tient tout entière dans la capacité de l’homme à le restitué tel qu’il a été fixé. Le rite est donc simulacre  là où le jeu est au sens propre recréation.

Mais l’opposition entre les deux termes est celle de la complémentarité : « Plus précisément, nous pouvons considérer le rite et le jeu non comme deux machines distinctes, mais comme une seule et même machine, comme un système binaire unique, articulé sur deux catégories indissociables dont la corrélation et la différence permettent au système de fonctionner. » (p. 130) C’est le temps figé du mythe qui en se combinant au potentiel créatif du jeu détermine le temps historique. Quoique il faille relativiser puisque : « On ne peut pas plus identifier la synchronie à la statique que la diachronie à la dynamique, d’autre part et surtout il n’y a pas d’événement pur (de diachronie absolue), ni de pure structure (d’absolue synchronie) : tout événement historique représente un écart différentiel entre diachronie et synchronie, instaurant entre elles une relation signifiante. » (p. 132) Cette opposition est donc d’autant moins franche que l’un contient toujours un peu de l’autre, et que l’histoire assure une alternance entre ces deux pôles : « Dans les sociétés à histoire cumulative, le temps linéaire est toujours freiné par l’alternance et la répétition du temps de la fête, qu’enregistre le calendrier ; dans les sociétés à histoire stationnaire, le temps cyclique est toujours interrompu par le temps profane. » (p. 136)

Et Giorgio Agamben de conclure que le religieux et le profane sont liés jusque dans les survivances que les deux domaines, sacré et profane, gardent l’un de l’autre : le rite peut donner lieu à des jeux comme les jeux olympiques ou le tachtli aztèque, et le jeu reste le témoin d’un contenu mythique : « On jouait avec le ‘‘mort’’, comme le font aujourd’hui encore les joueurs de cartes. Bachofen, on le sait est allé plus loin encore, en affirmant que ‘‘tous les jeux ont un caractère funéraire (…). La méta est toujours une pierre tombale (…).’’ (p. 140). Une réflexion stimulante qui fait de l’histoire la passerelle nécessaire entre le temps sacré immobile et celui cyclique et autarcique de la fête, empruntant sa linéarité au premier et sa capacité à créer l’événement au second, tout en positionnant le rite face à son pendant profane : le jeu.

Enfance et histoire (1978) de Gorgio Agamben, Payot & Rivages 2010, p. 115-151.

jeudi 1 août 2013

Art du jeu, jeu dans l'art : de Babylone à l'Occident médiéval

Nous avions souligné l’intérêt de l’exposition Art du jeu, jeu dans l’art qui réalisée au musée national du Moyen Age du 28 novembre 2012 au 4 mars 2013 en dépit du fait qu’il était impossible de jouer aux jeux présentés et qu’il s’agissait davantage d’anoblir le jeu au moyen de l’art, le jeu n’étant qu’un prétexte à la mise en valeur des collections du musée qui renferme entre autres le magnifique échiquier de cristal de roche et d’argent doré dit « échiquier de Saint Louis ». Le propos était donc moins de faire le point sur l’évolution des pratiques entre l’époque babylonienne et le Moyen Age que d’offrir un prétexte attractif au rassemblement de beaux objets ayant traits de près ou de loin au jeu. L’exposition s’est tout de même fendue de quelques panonceaux évocateurs et plutôt réussis sur le jeu comme parabole du champ de bataille, sur le jeu et la mort ou le jeu et le destin en le rapprochant de l’art divinatoire.

On attendait du catalogue qu’il vienne légitimement poursuivre et approfondir l’exposition, voire qu’il permette d’en dépasser les limites en révélant les pratiques derrière l’objet jeu. Malheureusement la poignée d’articles proposés en ouverture n’est pas plus pertinente que la moyenne dans ce type de littérature : l’article « Jouer par terre » évoque ainsi le jeu avant que les tabliers se popularisent, ce qui est plutôt paradoxal dans une exposition qui donne la place centrale à la beauté matérielle des plateaux de jeux.  C’est loin d’être inintéressant en soi, sauf que l’art du jeu comme pratique n’est jamais le propos du reste de l’ouvrage qui met allègrement sur le même plan des analyses croisées sans rapport : un jeu donné (les échecs), un genre de jeux (les cartes), un questionnement sur le hasard, une parabole sur le jeu comme lutte, etc. Le jeu semble prétexte à des points de vue différents qui ne sont jamais reliés. Bref, comme dans la plupart des catalogues, la thématique n’est qu’un alibi et n’éclaire pas la plupart du temps la signification de l’acte auxquels tous ces objets, qui étaient tout sauf de la décoration, se rattachent.

Les objets sont comme d’habitude chez les conservateurs de musée décrits en détail du point de vue des matériaux, de l’origine, de leur authenticité, mais trop rarement de leur signification. Et quand par hasard l’un d’entre eux s’aventure à émettre des hypothèses, c’est bien souvent gratuit : « Si un joueur ne s’attirait pas les bonnes grâces de la fortune de la Fortuna / Tyché mais savait contenir ses émotions – qualité fort appréciée –, on pouvait le considérer comme un joueur intelligent. Cela pourrait bien expliquer la quasi-absence du jeu purement stratégique Ludus latronculorum dans l’espace public. » (p. 23). Est-ce à dire que la majorité n’étant pas intelligente on ne jouait pas à ces jeux ? Bien curieux raisonnement qui oublie se souligner que l’immense majorité du public d’alors étant analphabète, voire ne sachant pas compter, il lui était difficile de jouer à des jeux qui nécessitait des capacités de calcul et d’abstraction : le hasard est d’abord un facteur d’équilibrage et d’accessibilité, il suffit de considérer les jeux pour enfants ou les jeux les plus anciens. De même quand l’un des auteurs précise « Ainsi la partie d’échecs construit-elle un univers où le jeu de l’amour est maîtrisé car clairement codifié, par opposition aux pulsions primaires qui pourraient être illustrées par un jeu de dés. » (p. 118), il semble oublier que les échecs se jouaient au Moyen Age avec des dés…

Mais l’ouvrage a quelques bons passages, que ce soit pour préciser la signification que revêtait l’affrontement autour d’un tablier de trictrac, visible jusque dans les pions employés : « Ces disques en ivoire sculpté étaient utilisés au Moyen Âge dans un jeu de table, sorte d’ancêtre du trictrac. Chaque joueur disposait de quinze pièces, bien que le jeu opposât bien souvent les douze travaux d’Hercule, le héros antique, aux exploits de Samson, le héros biblique, doté par Dieu d’une force surnaturelle. » (p. 116) ; ou encore la symbolique guerrière dont se paraît la lutte des deux adversaires : « Le plateau sur lequel sont lancés les dés, et où sont dressés les pions de deux joueurs s’affrontant, semble bien avoir été de tout temps envisagé, par les joueurs eux-mêmes, comme un champ de bataille en miniature. C’est que nous suggère par exemple les pions en forme de captifs du monde égyptien, qui trouvent une correspondance séduisante dans l’univers de l’empereur Néron si l’on en croit un poète sicilien de sa cour artistique du nom de Calpurnius Siculus (Eloge de Pison). » (p. 118). Auteur dont Louis Becq de Fouquières a tiré sa belle reconstitution des règles du jeu des latroncules.

Un superbe catalogue présentant des pièces exceptionnelles, mais guère plus que cela.

Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval, édité par Isabelle Bardiès-Fronty, Réunion des musées nationaux 2012, 160 pages, 34 €.

lundi 1 juillet 2013

Jouets de toujours

Adaptation pour le grand public d’une thèse d’état en histoire, il ne faut pas chercher, en dehors de son objet, un fil conducteur à ce catalogue de faits où la description écrase l’analyse. La quatrième de couverture est ainsi plus honnête que le titre de l’étude : « Cet ouvrage explique comment s’est formé un véritable « marché du jouet » dont ont su profiter les merciers des siècles passés. » En effet, le jouet semble ravalé au rend d’objet, de produit, mais le jeu de l’enfant auquel il sert de support n’est presque jamais abordé. C’est une histoire du jouet vue par l’angle du musée : l’objet matériel règne en maître, et lorsque son usage est examiné, c’est essentiellement du point de vue parental ou institutionnel : débat sur le rôle du jouet et leur nature dans l’éducation des enfants.

Le point de vue des enfants est finalement le grand absent de cette étude, qui semble toujours saisir son objet, c’est le cas de le dire, en tant que tel, comme si elle était totalement déconnectée de sa finalité : le jeu. A la différence des Jeux dans le royaume de France, de Jean-Michel Mehl, qui astucieusement interroge les lettres de rémission pour traquer l’acte de jeu, Michel Manson ne semble lui ne pas avoir trouvé d’angle d’attaque. Bien sûr il examine le jouet dans l’art ou dans les textes, mais ces supports ne sont que le reflet de la vision, souvent moralisante, des adultes auxquels ils sont destinés. Plus inquiétant, il semble évident que certaines sources auxquelles l’auteur a recours ne sont des que des conseils de bon sens, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas le fruit d’une observation mais plutôt de simples élucubrations, et ne sauraient donc être à ce titre présentés comme le reflet de leur temps. L’auteur, avec un respect scrupuleux des faits, semble ainsi mettre toutes ses sources sur le même plan sans jamais les interpréter, si ce n’est au pied de la lettre.

Pourtant la matière rassemblée dans cette étude s’y prêtait et les nombreuses citations permettraient de bâtir des chapitres sur la répartition des jouets par âge, l’usage spécifique des jouets anciens (le hochet pour faire sortir les dents, le tambour attribut des garçonnets, etc) ou encore leur aspect particulier (on apprend ainsi incidemment que la poupée pouvait être en carton). En lieu et place de ces interrogations légitimes, l’auteur nous livre, étalés sur plusieurs chapitres, des détails sur la lutte d’influence que se livraient les différentes corporations : merciers, bimbelotiers, tourneurs, tabletiers, miroitiers… Quant aux chapitres sur l’histoire antique et médiévale, ils sont si laconiques et inférieurs aux ouvrages qui les ont inspirés, comme celui remarquable consacrés aux jeux des Anciens de Louis Becq de Fouquières, que l’on ne voit pas bien pourquoi l’auteur s’est obligé à évoquer 2500 ans d’histoire, de la Haute-Antiquité à  la Renaissance, pour ne leur consacrer qu’une quarantaine de pages.

Il faut attendre la conclusion avant de voir apparaître la première analyse du rôle du jouet et de sa place dans la société, et qui plus est par le recours à la citation d’un tiers, Léo Claretie, extraite de son rapport sur le jouet contemporain rédigé pour l’exposition universelle en 1900 : « Les jouets ne sont pas ce que les frivoles pensent. S’ils amusent les enfants, ils font réfléchir les grands à des questions graves et diverses, d’ordre moral, social, économique, pédagogique, philosophique, historique. Ils font vivre des milliers d’ouvriers, ils servent la cause de la prospérité nationale par les millions qu’ils jettent dans le mouvement des affaires. Ils influent par leur contact immédiat avec les générations qui naissent, sur le goût et l’esprit publics ; ils concourent à l’éducation des enfants, dont ils sont les premiers sujets d’études ; ils inscrivent les annales par le bibelot, le souvenir des grands personnages et des événements notables. » (p. 324-325). Plus regrettable encore, ce traitement des jouets au pluriels, comme un bazar, un fourre-tout hétéroclite d’objets comme les autres, qui semble exclure de fait la question essentielle, celle du jouet en tant que condition et prétexte du jeu.

Jouets de toujours de Michel Manson, Fayard 2001, 382 pages, 23 €.

samedi 1 juin 2013

Le jouet : valeurs et paradoxes d’un petit objet secret

Au terme de la lecture de cet ouvrage collectif on se dit que le titre résume très bien l’ouvrage : les contributions d’auteurs de tous les horizons donnent une allure hétéroclite aux articles et renforcent l’impression d’un secret qu’aucune d’entre elles n’arrive à percer. Et l’on se dit avec un étonnement mêlé de déception que c’est donc là le peu que tous ces spécialistes ont à nous livrer sur le jouer. Gilles Brougère, auteur d’une belle introduction et d’un article intéressant sur la réinterprétation que les enfants font nécessairement de leur jouet, qu’il soit perfectionné ou non, qu’il soit prévu ou non pour cet usage, est l’un des seuls à ne pas verser dans le préjugé : « Quelle satisfaction de voir des enfants détourner et prendre face au jouet ce que nous pensons être une plus grande liberté ! Mais l’usage conforme n’est pas moins inventif du point de vue de l’enfant. Dans les deux cas il s’agit de s’approprier l’objet à la fois par l’action et l’imagination. Le but est le même, seule la stratégie diffère. Au même jeu lié à une émission télévisée, des groupes font respecter la règle est inventent sur la trame du scénario original, pendant que d’autres réinventent un contexte et transforment les personnages et leurs relations. Deux stratégies qui différent plus par les moyens que par la fin. » (p. 36)

Malheureusement, peut-être parce que la plupart des contributions sont le fait de spécialistes des sciences de l’éducation, la plupart des sujets ne sont qu’effleurés, outre qu’ils ne portent pas forcément sur le jouet lui-même : les ludothèques, l’achat, le livre animé, les jeux de simulation, le handicap, Nöel, le musée, le parc, les collectionneurs, etc. Bref, ce n’est pas en lui tournant autour que l’on percera à jour le jouet, pas plus que de constater son caractère hétéroclite ne nous fait avancer vers sa compréhension ; en cela, la contribution de Lucette Savier est patente : un inventaire à la Prévert de paragraphes ordonnés par l’ordre alphabétique qui n’a rien à faire dans une production scientifique. Si l’on ajoute à ces critiques celle qu’aucune différence n’est faite entre jeu et jouet, l’impression qui domine est celle d’un pot-pourri. Enfin, rares sont les contributions qui dépassent le stade descriptif pour se lancer dans l’analyse, alors de là à espérer que le lecteur puisse en tirer une synthèse… Quand un auteur ne se met pas carrément à désinformer le lecteur par une présentation hagiographique des grands succès du « jouet », à l’instar de Lego et du Monopoly, péchée probablement dans les brochures publicitaires des marques respectives mais qui ne disent rien de leur origine controversée (des copies illégales d’un jouet plus ancien). Certes les contributions ont bien été agencées par thématique, mais cet aspect reste essentiellement cosmétique.

Finalement, la bonne surprise provient d’une annexe qui en brossant l’histoire du jouet au XXe siècle, les conséquences de la 1e et de la 2e guerre mondiale sur le revirement du marché français du jouet allemand vers le jouet américain, l’influence de la publicité sur le pouvoir prescripteur de l’enfant et l’impérialisme du jouet industriel donc du plastique, avec pour conséquence le déplacement naturel de sa production vers les pays asiatiques qui vont en retour peser sur l’irruption du jeu vidéo chez les plus jeunes, succédané du flipper des adolescents. Finalement l’intention était bonne et réclamerait simplement un ouvrage plus rigoureux qui fasse sien l’ambition de Gilles Brougère en conclusion de son éditorial : « A travers le jouet, les sociétés définissent situations et actions légitimes pour l’enfant. Cet objet apparaît profondément paradoxal. Moyen d’intégration sociale que certains vitupèrent en fonction d’une trop grande fidélité à des situations imparfaites, il est aussi support d’évasion en tant que stimulant de l’imagination. Renvoyant l’enfant à son enfance en le vouant au faux-semblant et au frivole loin du vrai adulte, il est le lieu d’expériences qui le portent à sortir de l’enfance : les thèmes illustrent le désir de grandir, d’être adulte, mais aussi sa consommation insère l’enfant dans le monde social en en faisant un acteur économique de plein exercice. On ne peut dissocier la gratuité attribuée au jeu des relations du jouet avec un univers économique et social. » (p. 12-13). Dommage qu’il ait été si peu suivi.

Le jouet : valeurs et paradoxes d’un petit objet secret, ouvrage collectif dirigé par Gilles Brougère, Autrement 1992, 207 pages, épuisé.

dimanche 19 mai 2013

La science de l’information

Difficile de trouver un ouvrage qui porte sur l’information qui ne soit pas estampillé « & de la communication » ou « & de la documentation » comme si l’on ne pouvait trouver d’intérêt à l’information qu’en vertu de sa communication ou de son insertion dans un document. Les manuels des sciences de la documentation ont en effet la fâcheuse tendance à considérer systématiquement l’information comme un donné, qu’il n’est donc pas besoin de définir. Pourtant le jeu, n’est pas encore tout à fait considéré comme un document porteur d’informations, ne serait que parce que les ludothèques ne sont pas considérées comme des bibliothèques, et si certaines possèdent des jeux, c’est davantage parce que leur public les plébiscitent que parce que ceux-ci constitueraient des documents en tant que tels. A l’inverse, la science de la communication se présentant comme une discipline universitaire transversale qui apporte une dimension critique aux autres sciences, elle est moins intéressée par l’information que celles-ci véhiculent que par le véhicule lui-même. Le jeu n’est de leur point de vue pas plus pertinent que la médecine, puisque les raisons de communiquer ne sont que des prétextes à la communication véritable.

La jeunesse des sciences de la communication n’est rien comparée à celles de l’information qui ne semblent jamais exister sinon dans l’expression « société de l’information », ce qui est d’autant plus troublant que les sciences de l’information et de la communication revendiquent leur statut de science sociale. On peut dire que l’auteur est un des seuls à souligner ce paradoxe, comme si une information ne pouvait se décréter mais seulement se constater, s’imposant par elle-même. Reste que, de ce point de vue, la conception de cette étude est finalement très classique : « L’information est une connaissance inscrite (enregistrée,) sous forme écrite (imprimée ou numérisée), orale ou audiovisuelle, sur un support spatio-temporel. » (p. 6). Si sans inscription l’information ne saurait en être une (toute performance est donc vide de sens), alors cela revient à laisser à la technique le soin de distinguer l’information, ce qui ne peut pas tenir. D’autant que définir l’information par connaissance c’est substituer un mot valise à un autre, et ce malgré la note : « Le savoir désigne un ensemble articulé de connaissances à partir duquel  une science, système de relations formelles et expérimentales,  pourra s’engendrer. » (p. 6) Donc l’information est de la connaissance qui est du savoir qui fait naître la science… Nous ne pouvons que donner raison à l’auteur qui introduisait son chapitre en déclarant : « Le développement de la science de l’information a longtemps reposé sur des concepts ambigus, polyvalents, à la transparence trompeuse. » (p. 5). Sauf que cet état de fait ne semble ni vouloir évoluer ni canaliser les efforts de ses spécialistes.

La science de l’information intéresse le jeu dans le sens où elle peut potentiellement le qualifier en tant qu’objet de connaissance, à condition bien sûr que l’information sache s’identifier autrement que parce qu’elle est désignée comme telle. Or, malgré une volonté de schématisation et de classement (grandeurs mesurables de l’information que sont le signal, le texte, le temps, la population, l’utilité [p. 55], fonctions du modèle informationnel : heuristique (expliquer), organisationnel (ordonner) et prédictif (formuler des hypothèses) [p. 74]…), l’ouvrage est plein de phrases creuses alors qu’il se présente sous des dehors accessibles, insistant outrageusement sur la technologie et la statistique, ce qui, en dépit de ses multiples rééditions, le rend d’autant plus obsolète qu’il ignore l’essentiel de la mobilité parce que sa dernière édition date de 2006. L’exposé sur la technologie réseau, particulièrement indigeste, donne l’impression que l’auteur confond les causes de la société de l’information avec son médium et sa manifestation, d’autant que connaître les technologies réseau n’éclaire en rien sur l’information qui transite par ses canaux, comme si croire que la connaissance des sons renseignait sur le sens des mots. L’information se traduit certes en bits, mais leur étude ne dit rien de l’information qui transite par eux.

Un essai dont l’approche « indépendantiste » se justifiait pleinement, mais qui est loin d’être transformé.

La science de l’information d’Yves-François le Coadic (1994), Paris, Presses universitaires de France 2006, 128 pages, 9 €.