samedi 29 décembre 2012

Les jouets

Mythologies rassemble les croyances et travers des contemporains de Roland Barthes à travers une série d’articles que l’auteur a fait paraître de 1954 à 1956, le style y est donc alerte et ironique et ne constitue pas en soi une œuvre de recherche : « Nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissants à rendre sa totalité : car si nous pénétrons l’objet, nous le libérons mais nous le détruisons ; et si nous lui lissons son poids, nous le respectons, mais nous le restituons encore mystifié. » (p. 272). La vision d’un intellectuel sur le jouet et ses mutations pendant les Trente glorieuses, âge d’or du consumérisme, semble une chance, et l’on retrouve avec plaisir une thèse, à priori originale, servie par une plume adroite : « Les jouets courants sont essentiellement un microcosme adulte ; ils sont tous reproduction amoindries d’objets humains, comme si aux yeux du public l’enfant n’était en somme qu’un homme plus petit, un homonculus à qui il faut fournir des objets à sa taille. » (p. 63) reformulé plus loin ainsi : « Le jouet français est comme une tête réduite de Jivaro, où l’on retrouve à la taille d’une pomme, les rides et les cheveux de l’adulte. » (p. 63-64)

Le problème est qu’au-delà d’une pensée simplificatrice, puisque l’auteur s’imagine que l’enfant innocent est corrompu par un adulte sans scrupule qui lui impose ses préoccupations et sa vision du monde, celle-ci oublie carrément que le succès d’un jouet est d’abord le fait des enfants. Suit alors un argumentaire sur le rôle colonialiste et castrateur du jouet moderne : « On peut par là préparer la petite fille à la causalité ménagère, la ‘‘conditionner’’ à son futur rôle de mère. Seulement, devant cet univers d’objets fidèles et compliqués, l’enfant ne peut se constituer qu’ne propriétaire, en usager,  jamais en créateur ; il n’invente pas le monde il l’utilise : on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et sans joie. » (p. 64) Le jouet est donc le cheval de Troie des adultes qui va permettre de leur imposer leur futur rôle malgré eux, d’en faire des futurs propriétaires, des Philistins derrière lesquels le bourgeois semble même percer, par opposition à l’artiste créateur qu’ils sont chacun dans l’âme. C’est beau mais complètement ignorant de l’usage transgressif qui est fait par les enfants, le Goldorak en plastique pouvant être tour à tour détourné en fusil, en monstre, voire en pouce à se mettre dans la bouche, comme l’explique bien Gilles Brougère dans Le jouet : valeurs et paradoxes d'un petit objet secret. L’appropriation chez les enfants est la marque de leur créativité, les deux termes ne s’opposent pas.

Le monde est binaire et manichéen, après les bons (créatifs) et les mauvais usages (appropriation),  il y a les bons (les jouets de construction) et les mauvais jouets (les autres), les bons et les mauvais matériaux : « L’embourgeoisement du jouet ne se reconnaît pas seulement à ses formes, toutes fonctionnelles, mais aussi à sa substance. Les jouets courants sont d’une matière ingrate, produits d’une chimie, non d’une nature. Beaucoup sont maintenant moulés dan des pâtes compliquées ; la matière y a une apparence à la fois grossière et hygiénique, elle éteint le plaisir, la douceur, l’humanité du toucher. » (p. 64). Derrière ce mythe du « bon jouet », simple et naturel comme Vendredi, le paradoxe n’étouffe pas l’auteur qui condamne dans la même phrase le jouet grossier et ingrat et l’embourgeoisement. Pourtant si le jouet évolue vers l’industrialisation, voyant son prix baisser en même temps que son accessibilité augmente, c’est que précisément le plastique lui permet de s’affranchir des classes bourgeoises pour s’installer chez les classes populaires.

Ce regret du jouet de son enfance, Roland Barthes le transforme en critique des jouets modernes avec ce même rejet de la complexité et de la gadgétisation dont rendaient compte les témoignages réunis par Robert Jaulin dans Jeux et jouets : essai d’ethnotechnologie, sauf que cette fois la critique sort de la bouche d’un intellectuel qui ne fait que flatter le goût d’un lectorat acquis d’avance. On ne peut louer que le jeu s’ouvre aux classes populaires et condamner sa complexification, qui recouvre des suggestions d’usage, réclamant au contraire moins d’efforts d’appropriation de la part des enfants afin de s’ouvrir à un public plus large. Militer en creux d’une part pour l’accès du plus grand nombre à la culture (sous couvert de fustiger l’embourgeoisement) et déplorer d’autre part que la culture y subisse au passage une transformation au contact des classes populaires est antithétique. Une critique simplificatrice, mais en cela éclairante, sur le désarroi d’une certaine intelligentsia devant l’émergence de la société de consommation moderne dans l’après-guerre : « Et ce que j'ai cherché en tout ceci ce sont des significations. Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce qu'il y a une mythologie du mythologue ? Sans doute, et le lecteur verra bien lui-même mon pari. » (p. 10). Hélas.

Mythologies [1957] de Roland Barthes, Seuil 1970, p. 63-65, 6.10 €.

mercredi 19 décembre 2012

Le jeu

Paru pour la première fois en 1941, l’essai d’Henri Wallon a fait date au point qu’il est souvent cité par l’épistémologie, en particulier par Le jeu pour le jeu de Joseph Leif et Lucien Brunelle, ou plus récemment par Gilles Brougère dans Jouer / apprendre. Dans une langue simple, cette étude résume les caractéristiques du jeu, même si elle n’apporte plus autant soixante-dix ans après sa parution. Etrangement l’ouvrage détaille peu ce qui en fait la spécificité du jeu pour l’enfant, même si le parti pris psychogénétique de l’auteur résume parfaitement le rôle du jeu pour l’homme et plus largement tous les être pensants : « Le jeu est sans doute une infraction aux disciplines ou aux tâches qu’imposent à tout homme les nécessités pratiques de son existence, le souci de sa situation, de son personnage. Mais, bien loin d’en être la négation ou d’être le renoncement, il les suppose. C’est par rapport à elles qu’il est goûté comme une détente, et aussi comme une reprise d’élan ; car, à l’abri de leurs exigences, il est le libre inventaire et la mise au point de telles ou telles disponibilités fonctionnelles. » (p. 62). C’est simple et clair, surtout si on compare ce texte à celui de Jeux de velus de Claude Bensch qui réussit à faire moins bien quelque soixante ans plus tard.

L’auteur accomplit une synthèse pertinente des connaissances de son époque en y ajoutant sa propre touche : « On a pu appliquer au jeu la définition que Kant a donné de l’art : ‘‘une finalité sans fin’’, une réalisation qui ne tend à rien réaliser que soi. Dès qu’une activité devient utilitaire et se subordonne comme moyen à un but, elle perd l’attrait et les caractères du jeu. » (p. 59). Le caractère hédoniste du jeu est ainsi posé même si pour l’enfant il est analysé dans une perspective d’apprentissage. Par opposition, le jeu des adultes est donc pour Henri Wallon le seul réellement gratuit… donc inutile : « Provisoirement isolées, ces fonctions ne répondent pas au plan d’affectivité efficace qui est devenu celui de l’espèce. Aussi leurs manifestations ont-elles quelque chose d’inutile et de gratuit. Elles semblent jouer pour elles-mêmes. Et c’est ainsi qu’elles peuvent rappeler les jeux de l’adulte. » (p. 60). Ce qui montre surtout qu’en dépit d’un raisonnement solide, l’auteur butte encore et toujours sur ses préjugés : le jeu est la chose de l’enfant et ne saurait qu’être une survivance régressive chez l’homme mature. Pourtant, comme l’ont rappelé depuis Bruno Bettelheim dans Une Psychanalyse du jeu ou Stéphane Jacob dans Petits joueurs, aucune activité source du plaisir ne saurait être gratuite.

D’autre part, en matière de définition, Henri Wallon peut être considéré comme l’inspirateur de Colas Duflo dans Jouer et philosopher, puisque pour lui : « Le jeu résulte lui-même du contraste entre une activité libérée et celle où normalement elle s’intègre. C’est entre des oppositions qu’il évolue, en les surmontant qu’il se réalise. » (p. 67). On n’est donc pas loin de « L’invention d’une liberté dans et par une légalité. » Quant à la composante du hasard, elle est abordée dans sa capacité à créer l’événement : « Le hasard est l’antidote du destin quotidien, il contribue à y soustraire le jeu. » (p. 69). Sans doute cette analyse profite en creux de l’absence de celle de Roger Caillois qui n’est alors pas encore écrite, puisque par la suite, pour toute justification du hasard comme caractéristique intrinsèque du jeu, nous n’aurons plus droit qu’à la citation du seul nom de Caillois ou du terme alea. Enfin l’auteur innove en délaissant le symbolisme et en insistant sur l’expérience ludique, moyen privilégié d’appropriation et de compréhension de la part de l’enfant : « Des enfants qui jouent au ‘‘papa et à la maman’’ ou ‘‘au mari et à la femme’’ cherchent évidemment à reproduire les faits et gestes de leurs parents, mais leur curiosité les pousse à  vouloir éprouver les motifs intimes de ce qu’ils imitent, et, faute d’en avoir la connaissance,  c’est dans leur expérience personnelle qu’ils puisent. » (p. 72).

Ainsi, en 1941 Henri Wallon montre la voie à suivre pour les recherches postérieure et va plus loin que bien de ses continuateurs. Une bonne synthèse dont l’intérêt actuel dans la compréhension du jeu reste cependant surtout historique.

L’évolution psychologique de l’enfant (1941) d’Henri Wallon, Armand Colin 1968, pages 57-73, épuisé, autre édition disponible : 20.80 €.

samedi 1 décembre 2012

Art du jeu jeu dans l’art : de Babylone à l'Occident médiéval

Avec une exposition portant sur  le jeu dans l’art, l’on pouvait légitimement s’attendre à de beaux objets, mais pas seulement. En effet, c’est bien de l’art du jeu dont il s’agit en premier lieu. Du moins c’est ce qu’annonce le panonceau introductif de la salle, dans le superbe frigidarium des thermes de Cluny : « Réunissant environ 250 œuvres, cette exposition se propose de constituer une étape de synthèse et de prospection pour des recherches actuellement très dynamiques sur le thème des jeux de plateau et leurs accessoires du hasard. » Effectivement les panonceaux explicatifs replacent les jeux dans leur contexte et les cartels évitent de se limiter à la technique de réalisation, même si leur organisation dans un ordre souvent différent de celui des objets des vitrines qu’ils commentent gêne considérablement la compréhension. On ne s’étonne pas de retrouver une grande partie des objets de l’exposition de 2009 Jeux de princes, jeux de vilains de la BNF, essentiellement issus de fonds français. Les objets sont organisés par thème : jeux de l’Antiquité, jeux de hasard… Sans que l'on ne voit bien ce que ces catégories plus muséographiques que ludologiques dévoilent de l’art du jeu.

L’exposition comportant moins d’une dizaine de panneaux d’explication, elle trouve pourtant l’occasion de commenter l’absent au risque de paraître ridicule : « Si aucune certitude n’est possible, il est néanmoins permis d’envisager qu’une origine des jeux de plateau se situe dans le Croissant fertile, au VIIIe millénaire avant notre ère. » Au-delà du ridicule de vouloir poser une date précise sur le phénomène ludique, cette datation est d’autant plus téméraire qu’un autre panneau, moins incertain celui-là, explique : « La plus importante découverte de ces dernières années pour l’histoire des jeux est sans doute celle des tombes de Juroft en Iran. Parmi le mobilier funéraire d’une culture vieille d’environ 4000 ans, des plateaux de jeu ont été mis au jour, ou des serpents en relief s’entrelacent pour former trois rangées de douze cases réparties en deux groupes de six. Ce jeu apparaît donc comme le premier conçu en lien avec le dé cubique à six faces. » Quand on sait que le Senet a à peine plus de 5000 ans et le jeu royal d’Ur de 4500 ans, on ne voit pas trop ce qui permet à ce jour de prétendre que les jeux de plateau ont 10 000 ans, alors que les dés les plus anciens retrouvés n’ont pas la moitié de cet âge.

Mais parfois les commissaires de l’exposition se mouillent de façon plus heureuse, s’écartant enfin de l’objet pour interroger la pratique qui se cache derrière, proposant timidement quelques interprétations du phénomène ludique : « Dès les origines, la fascination des hommes pour les jeux trouve sans doute fondement dans une quête de la maîtrise du hasard. C’est peut-être parce qu’ils mettent en perspective le destin que les jeux ont constitué un support privilégié pour les artistes. » Cette maîtrise passe par la lutte pour un enjeu, sa propre existence, car « Le plateau sur lequel sont lancés les dés, et où sont dressés des pions de joueurs s’affrontant, semble bien avoir été de tout temps envisagé comme un champ de bataille miniature. C’est ce que nous suggèrent les pions en forme de captifs dans le monde égyptien. » puisque « Sur un mode symbolique la vie est mise en parallèle avec la partie de jeu, le destin avec le hasard. Le pion, portant parfois le nom de son propriétaire, est l’intercesseur du joueur, et le plateau de jeu doté d’un départ et d’une arrivée, d’un début et d’une fin, de l’itinéraire de vie. » Il est dommage que cette interprétation n’ait pas servi de fil conducteur à l’exposition, ce qui auraient permis de dépasser le simple culte du bel objet et de l’exotique, qui ne disent rien alors que l’or et l’art sont les meilleures preuves de l’importance de leur signification aux yeux de leurs commanditaires.

C’est sur ce point précis que la boutique fait mieux que le musée en proposant des reconstitutions de jeux anciens, invitant enfin à passer à l’acte, et à dépasser l’anecdotique. Comme pour rappeler en creux qu’un musée devrait être un parcours initiatique et non un état des collections existantes. Au regard de l’exposition Game story et surtout Des jouets et des hommes au Grand Palais, un essai encourageant mais pas encore transformé.

Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’occident médiéval, musée de Cluny, Paris, exposition du 28 novembre 2012 au 4 mars 2013, entrée plein tarif 8.50 €.