lundi 21 novembre 2011

A theory of fun


Célèbre manuel de game design, A theory of fun est le premier ouvrage des game studies, ces études émanant de professionnels qui tentent de théoriser le champ du jeu vidéo, à partir du joueur, pour tenter de comprendre ce que s’amuser veut dire. En observant ses enfants, l’auteur met l’accent sur l’apprentissage et explique à partir de lui l’ennui, l’effort, la motivation, les genres de jeux, ou le jeu comme un art. La démarche est peu sourcée, comme c’est l’usage dans les réflexions américaines, en dépit de quelques notes en fin d’ouvrage. L’avantage est d’apporter parfois des exemples ou des réflexions originales, d’autre fois au contraire de substituer à la réflexion informée le bon sens trompeur.

La force particulière de cet essai tient a sa démarche didactique et humble, secondée par un format à l’italienne rédigé sous forme de fiche, sur la page de gauche, avec un dessin d’explicitation en regard, souvent humoristique. Cette approche concrète revendique une simplicité assumée, qui dans sa quête de démystification va souvent au-delà d’ouvrages plus ambitieux. Ainsi l’auteur met au point une matrice d’analyse du jeu, librement inspirée de l’ennéagramme, qui croise les types logiques de jeux (compétitif, collaboratif, solo) avec les expériences ludiques possibles (constructive, déconstructive, expérientielle), de manière pénétrante. Inversement, la réflexion ne dédaigne pas de mettre le jeu en perspective : par rapport à l’art ou à la vie : « Le graal de la conception de jeux est de faire un jeu où les défis se renouvellent sans cesse, où les compétences sollicitées sont variées, et où la courbe de difficulté est parfaite et s’adapte d’elle-même à nos capacités. Cela a déjà été fait toutefois, et ce n’est pas toujours une partie de plaisir. On appelle ça la vie. Peut-être y avez-vous joué ? » (p. 128).

Au chapitre des regrets, le refus d’une approche universitaire fait s’éparpiller le livre dans tous les sens, le système de fiches masquant mal le manque de corrélation entre certaines d’entre elles, ou l’avortement de quelques réflexions à moitié chemin. Ainsi, bien que l’auteur reconnaisse l’importance d’expérimenter nos pulsions, celui-ci ne peut s’empêcher d’invoquer la morale en appelant à la responsabilité des concepteurs. Or ce faisant, l’auteur minimise la réalité de la violence symbolique au profit de la violence explicite, ne se rendant pas compte que des jeux comme Mario sont des jeux de destruction massive, ni que la fiction est la condition de la catharsis. Il arrive également que l’auteur, emporté par son raisonnement, soutienne le contraire de la réalité : si on aurait tendance à jouer aux jeux qu’on aime, et que ceux-ci finissent par nous ennuyer, c’est que l’être humain rechercherait la facilité, l’auteur soutient donc que ce serait dans les jeux que nous aimons pas que, une fois l’effort consenti pour accepter d’y jouer, nous trouverions le plus grand plaisir. C’est absurde puisque le jeu est non seulement libre et volontaire, mais qu’en outre le plaisir, comme l’explique Bruno Bettelheim, provient non de la difficulté, mais d’un besoin inconscient resté sans réponse. Si l’ennui arrive, c’est que le jeu ne réussit plus à nous faire progresser dans la résolution de ces besoins. Un jeu qui ne nous intéresse pas ne répond tout simplement à nos préoccupations profondes.

Néanmoins un ouvrage sur la conception de jeux qui part du joueur pour aboutir à la conception, extrayant des fondamentaux une pensée originale, est une initiative suffisamment rare pour être soutenue. D’autant que l’auteur fait preuve parfois de fulgurance dans ses intuitions : « Les jeux ne seront jamais matures aussi longtemps que les concepteurs les créeront avec des solutions finies aux problèmes qu’ils ont imaginés. » (p. 191). A méditer. Une très bonne introduction, claire et didactique, et plus profonde qu’il n’y paraît.

A theory of fun for game design de Raph Koster, Paraglyph Press 2005, 244 pages, 19.50 €.

vendredi 11 novembre 2011

Pourquoi la fiction ?

Derrière ce beau titre, suivi d’une introduction avant-gardiste qui loue le jeu vidéo à travers Tomb raider, on pouvait s’attendre à un essai audacieux, tout au moins à une synthèse plaisante de la question. Or l’ensemble, outre d’être passablement confus, ne fait (presque) jamais l’effort d’annoncer ce qu’il prétend traiter, de l’analyser puis de l’organiser. Il faut en revanche deviner, à travers la critique faite à la pensée académique, ce que celle-ci est supposée être. On a ainsi la désagréable sensation d’être le destinataire de confidences dont nous ne connaissons pas le contexte. Confidences écrites dans un langage inutilement technique, où l’on perd la ligne directrice : « La peinture relève de la mimésis iconique, alors que la photographie est un dispositif à la fois iconique et indiciel, c’est-à-dire qu’elle fait partie de la classe des représentations mimétiques dans lesquelles la représentation est causée par ce qu’elle représente. » (p. 293). Si ce passage n’est pas incompréhensible, il manque cruellement, à l’image du reste de l’ouvrage, de clarté, de concision et de didactisme, si bien que l’on retire peu de choses des 350 pages censées faire le tour de la question.

Au chapitre des bonnes surprises, la distinction pertinente entre les différentes composantes de la fiction, à savoir l’imitation, la feintise, la représentation et la connaissance, permet de mieux comprendre comment la fiction est confondue avec ses dérivés qui ne l’incluent pas forcément, et pourquoi elle est souvent décriée : inférieure à la réalité si elle l’imite, mensonge et source de confusion si elle se fait passer pour elle, simplification si elle la résume, théorie fumeuse si elle prétend en rendre compte. Le lien avec le jeu est en outre souligné, puisque c’est dans le jeu que l’enfant découvre la fiction, ou plutôt son contraire et complément, la réalité, qui naît d’elle. Quelques pensées éclairantes dépeignent ainsi le fonctionnement de la feintise ludique : « Dans le cas de l’immersion fictionnelle en revanche, la dualité est interne au plan du contenu représentationel : ce contenu est appréhendé dans le cadre d’un état mental “biplanaire” caractérisé par une scission entre traitement préattentionnel et traitement attentionnel des représentations. La situation de l’immersion fictionnelle pourrait en fait être comparée à celle dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous sommes victimes d’une illusion perceptive tout en sachant qu’il s’agit d’une illusion. En effet, une illusion perceptive au sens technique du terme continue à être opératoire même lorsque je suis parfaitement conscient du fait qu’il s’agit d’une illusion, c’est-à-dire lorsque je suis à même d’empêcher qu’elle se transforme en croyance perceptive (erronée). » (p. 191). C’est une façon, certes jargonnante mais efficace, d’expliquer le miracle de la fiction ludique, de laquelle on est jamais tout à fait dupe et qui pourtant ne cesse de nous enchanter.

On regrette surtout cette impression de ne pas apprendre grand chose au regard de l’article Quelles vérités pour quelles fictions ?. Et donc que le contenu de ce livre indigeste aurait pu nourrir un article de fond, plus didactique, plutôt que de se comporter comme une longue dissertation dont la pensée est parfois difficile à suivre. Si l’on voulait railler le titre, on dirait qu’à défaut de répondre à la question qu’il pose, l’auteur aurait au moins pu s’attacher à définir ce qu’est la fiction. Or l’ouvrage dit davantage ce qu’elle n’est pas, ou pas seulement, plutôt que circonscrire clairement ce qu’elle est. Et c’est dommage.

Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer, Le seuil 1999, 346 pages, 26 €.

mardi 1 novembre 2011

Introduction à la pensée complexe

La méthode, somme décourageante de 2500 pages, nécessitait une Introduction à la pensée complexe, la méthode développée par Edgar Morin pendant plus de 30 ans. Bien que cette introduction soit, à l’exception de son avant-propos, qu’une reprise d’articles épars écrits en parallèle de la rédaction de La méthode, cet opuscule de 150 pages résume bien les forces et les faiblesses de cette pensée. La complexité n’est ni exhaustivité, ni complication, mais la prise en compte du réseau de relations qui sous-tend toute connaissance. Aussi la complexité débouche sur plus de questions qu’elle n’en résout : « Sa définition première ne peut fournir aucune élucidation : est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple. Autrement dit, le complexe ne peut se résumer dans le mot de complexité, se ramener à une loi de complexité, se réduire à l’idée de complexité. La complexité ne saurait être quelque chose qui se définirait de façon simple et prendrait la place de la simplicité. La complexité est un mot problème et non un mot solution. » (p. 10).

Il s’agit d’une pirouette puisque dès l’avant-propos, pourtant publié peu avant l’achèvement de La méthode en 2006, cela revient à reconnaître que la complexité nous dépasse. Graal du chercheur, la pensée complexe permet ainsi à chacun de s’en réclamer, tout en nous autorisant à dénoncer les recherches simplificatrices qui oublieraient d’en faire autant. Certes celle-ci est porteuses d’idées stimulantes, mais l’absence, en dépit du nom de son ouvrage fondateur, de cadre méthodologique clair, lui donne des allures de spiritualité : une méthode qui ne se définit que par métaphore et par ce qu’elle n’est pas, n’est que postulat et ne saurait fonder une démarche scientifique. A moins que... cette méthode reconnaisse précisément qu’elle n’en est pas une. Ou de façon plus pertinente peut-être, que si le rôle de la science est de chercher des réponses et des solutions, le rôle imparti à la pensée complexe serait de comprendre le fonctionnement de la pensée scientifique, qui n’est qu’un méta-système des systèmes qu’elle pose. Toute réponse apparaît dès lors comme induite par le système qui a posé la question, et inintéressante au regard de la compréhension du cadre qui lui donne seul un sens. D’où la référence de l’auteur au théorème de Gödel et son appel à une pensée ouverte contre la pensée cloisonnante.

Pourtant la patience du lecteur est parfois récompensée, et bien que l’on n’échappe jamais à la pensée métaphorique, témoignage de l’insuffisance des outils propres de la pensée complexe qui doit emprunter à la pensée simplifiante les moyens de son expression, Edgar Morin donne des pistes conceptuelles, à défaut de méthodologiques : « La tapisserie est plus que la somme des fils qui la constituent. Un tout est plus que la somme des parties qui la constituent. Deuxième étape de la complexité : le fait qu’il y a une tapisserie fait que les qualités de tel ou tel type de fils ne peuvent toutes s’exprimer pleinement. Elles sont inhibées ou virtualisées. Le tout est alors moins que la somme des parties. Troisième étape : cela présente des difficultés pour notre entendement et notre structure mentale. Le tout est la fois plus et moins que la somme des parties. » (p. 113-114). Cette pensée rappelle tout à fait celle de Sartre qui présente dans L’être et le néant un garçon de café qui est un peu moins et un peu plus qu’un garçon de café, car celui-ci joue à être lui-même, seule façon de l’être vraiment. Le jeu, même si Morin ne l’aborde jamais, est ainsi une illustration éloquente de cette assertion.

Devant l’impossibilité irréductible de donner un tournant pratique à sa pensée complexe, ce n’est qu’en fin d’ouvrage que l’auteur se résout à schématiser sa pensée, sémiotique pourtant auparavant assimilée à la pensée simplificatrice : « J’ai posé le tétragramme ordre / désordre / interaction / organisation. Ce tétragramme est incompressible. L’on ne peut ramener l’explication d’un phénomène ni à un principe d’ordre pur ni à un principe de désordre pur, ni à un principe d’organisation ultime. Il faut mêler et combiner ces principes là.  » (p. 142). Or, ce faisant, l’auteur pose un découpage quaternaire de tout phénomène, de la cause (désordre) qui entraîne une réaction (interaction) pour rétablir, par une redistribution des données (réorganisation), un équilibre final (ordre). L’intérêt de la pensée complexe est ainsi de faire passer l’étude de la fonction des phénomènes avant leur nature, de les relier pour qu’ils prennent sens. Et examiner le jeu à l’aune de ce découpage, donne corps une à la pensée d’Edgar Morin autant qu’elle permet de comprendre le jeu dont le cours est à la fois linéaire, rétroactif et récursif (p. 115).

Une pensée complexe qui n’est jamais compliquée, particulièrement stimulante tant que l’on respecte plus son esprit que sa lettre.

Introduction à la pensée complexe d’Edgar Morin, seuil 2005, 158 pages, 6 €.