jeudi 21 juillet 2011

Théorie et pratique ludiques

Après une préface, chef d'oeuvre de prose administrative, dont l'indigence n'a d'égale que la pompe, l'introduction de l'ouvrage tranche très agréablement. Dans un langage clair et simple, Martine Mauriras-Bousquet passe en revue l'essentiel de la littérature ludique, dont quelques  trouvailles passionnantes : Léo Frobenius, Marcel Granet, Edgar Morin, voire Eric Berne, dont les témoignages sur le jeu sont méconnus. Docteur en sciences de l'éducation, l'auteur élargit sa réflexion à une approche transversale stimulante.

L'introduction passée, l'inquiétude commence à poindre : non seulement cette débauche de références n'est pas synthétisée, mais elle n'est pas exploitée. Tout en notant que le ludique n'est pas réductible au jeu estampillé comme tel, aucun des deux termes n'est pour autant défini. Et même si l'héritage de ses prédécesseurs est assumé, le bagage épistémologique de l'introduction est vite oublié et, l'auteur apparaît bien fragile sur le fondement même de sa démarche, à savoir le lien entre le jeu et l'apprentissage, puisqu'elle conclut sur les jeux de rôle : "On voit depuis quelques années,se multiplier les revues sur la simulation ; mais il s'agit ici de pur divertissement et non plus du tout d'instruction." (p. 104) Ne pouvant définir le ludique, il est logique que l'auteur échoue à définir son pendant, l'éducatif, sinon à dire que ce n'est pas pareil. Pourquoi ? Mystère.

M. Mauriras-Bousquet explique alors que l'école mutuelle et toute l'éducation d'inspiration montessorienne a mis en place une pédagogie fondée sur le ludique qui fonctionne et dont il faut s'inspirer. Son succès n'est plus à démontrer et si cette voie n'a pas été davantage poursuivie c'est, bien entendu, à cause de l'administration centralisée, des enseignants soucieux de leurs prérogatives et des marchands du temple. Heureusement elle nous rassure, le public a aussi sa part de responsabilité : "Cependant, le méchant état, les enseignants récalcitrants et les négociants cupides ne sont pas tout puissants." (p. 159) Au moins nul n'est prophète en son pays, même pas l'auteur. 

Si les quelques conseils prodigués pour la mise en place des jeux de simulations ne sont pas inintéressants, on cherchera en vain l'appui scientifique de la démarche de l'auteur : aucune connexion n'est faite avec la première partie de l'essai. Il faut attendre la conclusion de l'ouvrage pour voir enfin émerger quelques pensées qui dépassent les lieux communs ou le bon sens : "Jusqu'à présent il paraît de temps en temps un ouvrage important sur le jeu, mais il n'y a pas de continuité. Lorsque les études se feront plus nombreuses et se suivront de moins loin, des dialogues pourront s'établir qui n'existent pas encore, les concepts s'éclairciront, le vocabulaire se précisera, de nouvelles questions se feront jour." (p. 173). Toutes choses qu'annonçait l'auteur et que cet essai a échoué à remplir.

Un ouvrage dont l'intérêt, réel, ne tient guère qu'au panorama informé brossé en introduction.

Théorie et pratique ludiques de Martine Mauriras-Bousquet, Economica 1984, 177 pages, épuisé.

lundi 11 juillet 2011

Mémoires d'un tricheur

"Du jour au lendemain, un plat de champignons me laissa seul au monde." (p. 10) Parce qu'il a volé quelques sous dans la caisse du commerce familial pour s'acheter des bonbons, le narrateur est privé de dîner, dîner où toute sa famille succombe. Et Sacha Guitry de conclure : "Oui, j'étais vivant parce que j'avais volé. De là à en conclure que les autres étaient morts parce qu'ils étaient honnêtes..." (p. 18) Ce roman provocateur a le parfum de la pièce de théâtre, où chaque chapitre se clôt sur un bon mot et où la narration se fait dialogue rapporté, les petits croquis de l'auteur émaillant le texte d'autant d'esquisses de personnages et de caractères.

A la manière d'un Meursault dans L'étranger, posant sur tout un regard amoral mais pas immoral, ne trouvant pas plus de plaisir, mais pas moins, à faire le mal que le bien, le narrateur refuse de jouer le jeu de la société. Il est donc un tricheur pour qui atteindre la vérité c'est comprendre les rouages de la société et donc en tirer les ficelles. C'est pourtant un acte de pure générosité, dont il a été, au sens propre, la victime, qui le remet sur le droit chemin, à savoir celui du jeu : "Oui, en une nuit et quelques jours, j'avais compris ce que c'était que le jeu et je m'étais mis à l'adorer. Je l'avais méconnu, méprisé, je l'avais honni et j'en avais vécu - et voilà qu'il m'apparaissait sous un jour différent. J'en saisissais l'agrément, j'en ressentais le plaisir, j'en éprouvais l'émotion - et tout l'argent qu'en sept années j'avais gagné en trichant, en quelques mois je l'ai perdu en jouant honnêtement !" (p. 148-149).

Le tricheur est donc en définitive celui qui ne sait pas jouer, et à la différence de Meursault qui voit la rouerie, du moins les rouages de la société tout en acceptant leur absurdité, le tricheur, selon Sacha Guitry, est un cynique qui, selon la formule d'Oscar Wilde, "connaît le prix de tout et la valeur de rien". Et c'est donc la découverte de la valeur du jeu, et son acceptation de "jouer le jeu", qui ouvrent les yeux au narrateur et lui font souligner : "D'abord qui a dit que le jeu était un vice ? Un avare probablement. Comment, nous mettrions tous les jours en jeu notre santé, notre bonheur, et nous hésiterions à compromettre une parcelle de notre avoir monétaire - ce serait attacher à l'argent vraiment trop d'importance !" (p. 154).

Un roman subtil, mais délicieusement im-, pardon, a-moral.

Mémoires d'un tricheur de Sacha Guitry (1935), Gallimard 2009, 160 pages, 5.70 €.

vendredi 1 juillet 2011

Le jeu

Paru quelque 20 ans avant Sous couleur de jouer (1989), Le jeu est moins le brouillon du second que sa substantifique moelle : moins prétentieux, moins touffu, moins confus, il est à la fois plus synthétique et accessible. Ici, point d'intitulés de chapitres fumeux, et l'introduction, intitulée Problèmes et sous-titrée Une Méthode, pose d'emblée l'ambition : "Si le jeu est un fait, il s'agit : 1° d'établir ce fait. Autrement dit : d'énumérer ses caractères et de définir les conditions dans lesquelles il est permis de l'identifier ; 2° d'en classer les formes. Il y a des jeux, qui sont des façon différentes de jouer : il faut découvrir ou introduire dans cette multiplicité un principe d'ordre ; 3° de l'expliquer : recherche de ses causes, formulation de ses lois, détermination de sa fonction." (p. 5). Les parties sont aussi simples que celles de Sous couleur de jouer sont cryptiques : la première est consacrées au Jeu, la seconde au Jouer, la troisième au Jouant (le joueur). 

L'intérêt de cette réflexion est d'aborder le jeu comme une activité plutôt qu'une structure : « On ne peut définir le jouer comme on définit un objet. Pour le définir, il faudrait pouvoir dire : ‘‘jouer, c’est…’’. Or le jouer ne se définit que par lui-même. Seul un être posé au départ comme capable de jouer, peut savoir ce que c’est que jouer. S’il ne le savait déjà où prendrait-il les moyens de reconnaître et d’identifier le jeu ? Une phénoménologie appliquée à l’élucidation du sens du phénomène jeu doit donc s’appuyer sur une référence au vécu subjectif qui forme le « sol » de l’expérience humaine, l’humus de l’humain. C’est dans la description et l’analyse de ce déjà que réside l’une de ses tâches primordiales. » (p. 80-81). Henriot pose ici le jeu comme non observable et apporte ainsi par avance des contre-arguments à la démarche de Colas Duflo qui, dans Jouer et philosopher, part de l'observation du jeu pour le définir.

D'autres réflexions méritent l'attention : celle qui décompose le jeu en trois moments : la magie qui nous prend au jeu, la lucidité qui nous tient à distance, et l'illusion qui concilie les deux autres moments en "un en-deça et un au-delà du jeu" (p. 88). Le jeu serait ainsi l'espace de l'existant  car "ex-ister, c'est être à distance de soi à la fois dans ce que l'on est et dans ce que l'on veut être." (p.  94). Aussi le jeu est démoniaque car "Démoniaque est l'être dans lequel il y a du jeu et qui, de ce fait, ne se trouve jamais en coïncidence parfaite, ni avec soi, ni avec quoi que ce soit d'autre de lui : objet, idée, fonction. Il est en même temps toujours ici et ailleurs, lui-même et un autre." (p. 95).

L'ensemble est discutable, plus lyrique qu'argumenté, mais suffisamment original pour stimuler la réflexion et mériter votre attention.

Le jeu de Jacques Henriot, Presses Universitaires de France 1969, 107 pages, épuisé.