mardi 29 décembre 2009

Le paradigme perdu : la nature humaine

Que viendrait faire le jeu dans un essai anthropologique pour cerner la nature humaine ? Il faut  donc que le jeu soit important. Le lien est établi par la jeunesse, cette juvénilité comme la qualifie Edgar Morin, dont il est la quintessence, et qui apporte à l'homme fait la capacité de se renouveler et de se régénérer. Cette plasticité de l'esprit humain est autant le produit de la complexité de notre société qu'il en est la source. L'opposition nature et culture est donc dépassée, car l'homme est cultivé par nature, et naturel par culture. Johann Huizinga, qui faisait du jeu l'origine de la culture ne s'est pas trompé, si ce n'est que la culture humaine a donné au jeu une place et un relief qu'il n'a chez aucune autre espèce animale.

La grande force de cet essai est son ambition de faire la quadrature du cercle. Qu'elle est la question originelle qui sous-tend toutes les autres ? Y a-t-il moyen de répondre à cette question de façon à ce que la réponse soit le départ d'une méthode de connaissance ? "Je ne prétends nullement m'attribuer ici une perspicacité ou une imagination particulières. Je crois seulement que je me posais une de ces questions naïves, banales, évidentes, que chacun se pose entre l'âge de 7 et 17 ans, et qui se trouvent inhibées, refoulées, asphyxiées, ridiculisées dès que l'on entre dans les Universités et les Doctrines." (p. 11). Ainsi la question fondamentale n'est pas de fournir une réponse mais un cadre de pensée de celle-ci. 

C'est ici que l'approche complexe prend tout son sens en mettant l'accent sur l'interaction réciproque entre le sujet et l'objet, le cadre et la pensée : "Ainsi, dès lors qu'un système cognitif se heurte à des problèmes, des difficultés, des paradoxes qu'il ne peut surmonter, le sujet pensant est éventuellement apte à prendre comme objet d'examen, d'étude ou de vérification, le système par lequel il examinait, étudiait ou vérifiait, apte même à élaborer un méta-système qui devienne son nouveau cadre de référence." (p. 150) La question du jeu se lit alors en filigrane, sous-tendant celle de la culture, puisque jouer c'est réunir la dimension symbolique de la signification avec la réalité de l'action : "La carence "ontologique" des sciences de l'homme est de ne pas avoir donné de l'existence à l'imaginaire et à l'idée : on n'a vu que reflet là où il y avait dédoublement, dégagement de fumées là où il y avait bouillonnement thermodynamique de vapeurs." (p. 229)

Or, si ce n'est pas forcément la conclusion de l'auteur, le mérite principal de cet essai est sans doute de proposer une approche du ludique dans double dimension, ainsi que les cadres de sa pensée, tout en lui apportant une justification anthropologique pertinente. Une lecture qui ouvre des perspectives aussi inattendues qu'inexplorées. Exaltant.

Le paradigme perdu : la nature humaine d'Edgar Morin, Seuil 1973, 251 pages, 7.50 €.

dimanche 20 décembre 2009

Le tricheur à l'as de carreau

Georges de la Tour (1593-1652), désormais bien connu et considéré comme l'un des maîtres du XVIIe siècle, a été redécouvert en 1932 par un article sur ce tableau, qui est aussi le plus connu de son oeuvre. Peint vers 1635, le tricheur s'inscrit dans la tradition des tableaux moralisateurs du XVIIe comme les vanités. Le thème du tricheur a été popularisé par le Caravage (Les tricheurs). Le jeu d'argent est interdit par la loi et condamné par l'Eglise, il est ici un instrument de perdition associé la luxure tentatrice incarnée par la courtisane, et à l'alcool, le vin versé par la servante, qui trouble le discernement. Nous assistons donc à une partie de Prime, ancêtre du poker, dont le peintre a distribué les cartes de manière réaliste.

Le jeu pratiqué par l'adolescent est un jeu franc et innocent : visage enfantin, regard droit tout entier dévolu au jeu, il est assit du côté de la lumière et spatialement détaché de ses partenaires. A l'inverse, le regard oblique des trois autres personnages les lie dans le mensonge et l'illusion tout en les mettant hors-jeu : la servante se charge d'enivrer le jeune noble que la courtisane a attiré et que le tricheur va plumer grâce à l'as de carreau qu'il est en train d'extraire de sa ceinture. Chaque personnage parmi ceux rassemblés dans l'ombre et qui par le jeu de la lumière oblique sont les seuls en projeter une, sont une pièce du puzzle, l'un des complices du piège tendu à l'adolescent, leur regard faisant la connexion entre eux : la servante regarde la courtisane qui regarde le tricheur qui nous regarde. Le jeu du peintre est ici de jouer sur l'ambiguïté propre à la peinture : c'est lui le chef de bande qui a rassemblé les protagonistes... à moins que ce soit nous ? En effet le regard part de la servante, la moins impliquée puisqu'elle n'a n'a fait que verser le vin, poursuit avec la courtisane qui a attiré le nobliaux dans ce tripot, son regard en coin s'adresse au tricheur qui va effectivement plumer ce dernier, tricheur qui nous adresse à la fois un clin d'oeil de complicité et un sourire convenu. Car après tout, si le tableau a été peint, c'est pour que nous puissions nous en délecter, nous sommes donc bien les commanditaires de l'affaire. Et qui ne dit mot consent, car cette scène muette figée juste avant que le crime ne soit commis, fait peser sur nous tout le poids de notre culpabilité impuissante et éternelle.

Prétexte moral et convivial, le jeu est d'abord ici la métaphore de celui qu'entretient l'artiste avec le spectateur. Qui est coupable ? Le spectateur a tendance spontanément à s'associer à la victime, qui se trouve à sa droite immédiate, et pourtant quand il lit le tableau il ne peut que suivre l'échange des regards depuis la servante (seul personnage debout) et aboutir ainsi sur le tricheur qui l'implique, lui spectateur, directement. C'est à cet instant précis que la réalité du tableau, c'est-à-dire celle de notre incapacité à empêcher ce qui va arriver alors que précisément il s'agit d'une peinture, d'une scène à jamais figée, nous renvoie sans solution à la triple culpabilité de ne pouvoir intervenir, d'en être le responsable désigné et, pire... d'y trouver du plaisir. Le plaisir coupable du jeu.

Le tricheur à l'as de carreau de Georges de la Tour (1593-1652), Musée du Louvre, 1635.

mercredi 2 décembre 2009

Le maître ou le tournoi de go


Voilà un roman étrange et fascinant, d'abord par sa forme paradoxale. Ecrit comme une chronique journalistique, il raconte davantage l'histoire d'un maître de go que celle du tournoi du titre, davantage les impressions hors jeu que les stratégies mises en place. Et si l'auteur avoue ne pas être un spécialiste de go, il nous glisse pourtant des reproductions du damier tout au long de la partie. C'est donc le premier roman sur le jeu à n'être le récit que d'une unique partie, qui soit technique en ce qu'il reproduit fidèlement l'évolution de celle-ci, et qui pourtant puisse captiver un lecteur qui ne connaît rien au go.

En effet Kawabata est bien plus intéressé par confronter deux visions du monde, l'art du maître, émanation de l'ancien monde, face à l'efficacité du disciple représentant la logique du japon moderne. Bien que parfois le livre s'attache aux règles les plus pointues du go, alors que le lecteur sait seulement qu'il s'agit d'un jeu d'encerclement, c'est dans l'attachement viscéral des joueurs à ces règles, dans les tergiversation pour accepter tel ou tel aménagement dans le rythme des parties, qu'on perçoit pleinement la violence de l'affrontement livré, l'enjeu que représente la partie, et la tension insoutenable qui écrase pendant plusieurs mois les joueurs.

L'affrontement symbolique sur le damier devient ainsi un combat vital et décisif auquel le perdant succombera. Ce livre refuse ainsi dès l'introduction toute la sémantique classique du jeu en livrant d'emblée le nom du vainqueur. Le roman est donc davantage celui d'une désillusion, celle d'un presque-dieu, un maître de go surnommé "l'invincible", donc l'histoire d'une réalisation au sens où le maître est arraché peu à peu à son empire fictif et se réveille simple vieillard parmi les hommes, la mort le réintégrant définitivement au monde réel.

Un très beau livre, merveilleusement conté, qui constate à regret, avec amertume, la victoire de la réalité sur le jeu et ses idoles.

Le maître ou le tournoi de go de Yasunari Kawabata, Albin Michel 1975, 158 p., 4.50 €.

dimanche 22 novembre 2009

Jeux d'enfants

Pieter Bruegel l'ancien (1525-1569) est un peintre narratif de la société et de ses fêtes, ce qu'on qualifie de genre mineur. Il n'est donc pas surprenant que l'un des tout premiers tableaux conservés ayant pour sujet le jeu soit ces jeux d'enfants peints en 1560. Représentant une foule éparses de joueurs absorbés à leurs jeux individuels ou collectifs, ce tableau est le plus commenté de l'épistémologie ludique. 

La simultanéité des actions non concertées donne à la scène un air de cour de récréation qui aurait contaminé la société tout entière, et aussi loin que porte le regard, que ce soit à l'intérieur des maisons ou en extérieur, seuls ou en groupe, on ne voit que des personnages qui jouent. Or à la différence d'un carnaval, l'action n'a rien de concertée, et plus étrange encore le rire, traditionnellement associé au jeu, en est absent. Il est en outre bien difficile de lire un sourire sur les visages de ces enfants sans âge, dont les corps sont adultes mais les visages ronds rappellent clairement ceux de l'enfance. Chaque personnage poursuit son jeu sans qu'il soit possible de déterminer s'il en éprouve du plaisir.

Les jeux représentés ici sont les plus simples : on n'y voit seulement des jeux d'adresse, les jeux de hasard et de réflexion en sont apparemment absents. Il s'agit donc davantage de jouets, d'enfantillages, comme le prouve le titre du tableau. Dès lors, d'apparemment descriptive, cette scène acquiert une valeur symbolique : serait-ce une condamnation de la société où chacun gaspille en plaisirs superficiel le bref temps dont-il dispose sur terre ? Ou une critique du jeu, aliénation qui nous enchaîne tous et nous éloigne de nos aspirations réelles, menaçant d'envahir une société dont le siècle d'or a éloigné la crainte liée aux guerres, aux famines et aux maladies ? Que serait une société dont le travail aurait disparu au profit du seul jeu profane ? Dont les joueurs auraient oublié la mesure en même temps que le but, et dont ceux-ci joueraient désormais sans frein, sans retenue comme des fous de carnaval ou les envoutés des danses macabres, au mépris de leur salut et de leur âme ? A moins que notre vie n'ait été qu'illusion et que, tels des pantins ou des pions, nous jouions un jeu perpétuel qui nous dépasse ?

Le tableau, très ouvert, pose davantage de questions qu'il n'en résout. Peinture de la dernière période, on voit poindre derrière le dénombrement méticuleux des jeux des contemporains du peintre, la préoccupation lancinante du salut et des repères : où s'arrête la réalité, où commence le jeu ? Le jeu est-il soulagement des peines ou instrument de perdition ? Héraclite nous le rappelle mélancoliquement : "Le temps est un enfant qui joue."

Jeux d'enfants de Pieter Bruegel l'ancien, Kunshistorishes Museum de Vienne, 1560.

jeudi 19 novembre 2009

Devenir le meilleur de soi-même

Paru en 1954, Devenir le meilleur de soi-même (Motivation and personality) détaille la fameuse « pyramide » de Maslow (bien que celui-ci ne parle que de hiérarchie des besoins) et éclaire le lecteur sur sa destinée controversée. En effet, bien que l’auteur appuie son modèle sur ses consultations de psychanalyste, jamais il ne démontre comment il a extrait de ses observations les cinq niveaux qui le constituent. De plus, bien qu’il parle de motivation et de personnalité, le lien entre ces deux notions est posé comme une évidence. Bref, on cherchera vainement dans les 350 pages de l’ouvrage une justification du modèle.

La structure même de cet essai, qui ressemble à un recueil d’articles, est l’aveu d’un échec.  Renfermant des intuitions pertinentes, il semble à chaque page que Maslow est dépassé par sa découverte. Par exemple, tout en reconnaissant que l’on trouve chez les animaux les fondements de son modèle, il se dépêche d’ajouter que l’on ne peut rien induire de scientifique d’une comparaison avec l’animal. S’il ajoute que son modèle est holiste, puisqu’« En envisageant la satisfaction de la hiérarchie des besoins émotionnels de base en terme de continuum linéaire, nous nous dotons d’un outil puissant (bien qu’imparfait) de classement des types de personnalités. » (p. 93), il n’oublie surtout pas de préciser que son modèle ne saurait être parfait, parce qu’il est contestable (?), tout en inférant que notre personnalité n’est autre que le produit de nos motivations. C’est certes intéressant (quoique l'on pencherait plutôt pour un système de valeurs), en tout ca cela mériterait sans doute un développement plus important qu’une simple incise. Ses détracteurs n’ont ainsi eu qu’à le lire pour lui exposer toute une liste de limites et de lacunes que lui-même avait par avance validées.

Le bon sens de Maslow le pousse si souvent à contredire, que ce soit par prudence ou par évidence, ce qu’il vient d’exposer au terme d’une démonstration, qu’on finit par se demander quel est l’objectif d’un ouvrage qui postule (puisque sa découverte s’appuie censément sur des observations qu’il n’expose jamais), ne prouve rien puisque se contredisant sans cesse, et finalement se montre impuissant dans tout ce qu’il entreprend. Incapable de justifier son modèle Maslow finit, de guerre lasse, par s’attaquer au système de pensée qui l’invalide : « Le centrage sur les moyens crée une hiérarchie des sciences dans laquelle, de façon extrêmement pernicieuse, la physique est considérée « plus scientifique » que la biologie, la biologie l’étant davantage que la psychologie, et la psychologie que la sociologie. » (p. 289) Or, si perspicace que soit son argumentation, elle trahit surtout la frustration d’un auteur, qui en sapant lui-même son système à force de précautions et de revirements, se désavoue.

Pire, certains de ses exposés sont risibles, comme celui qui postule que les grands hommes du passé (Washington, Goethe, Bach…) – qu’il psychanalyse on ne sait comment (par spiritisme ?) – sont accomplis/sains de fait parce qu’ils sont des grands hommes. Si les artistes étaient accomplis, d’où leur viendrait leur besoin incommensurable de créer ? Si les hommes politiques l’étaient, d’où viendrait leur ambition dévorante ?  Bref...  Bien mal (d)écrite, fleurtant avec l’ésotérisme,  la découverte de Maslow décidément le dépasse.

Pourtant, partir des besoins fondamentaux pour comprendre la satisfaction, autrement dit le plaisir qui, en tant que joueur, nous intéresse, était une promesse aussi passionnante que novatrice. Promesse que cet ouvrage ne tient jamais. On retiendra donc seulement de cet embrouillamini qu’on peut être un homme très normal et faire une découverte géniale. Plutôt rassurant en somme.

Devenir le meilleur de soi-même (1954) d’Abraham Maslow, Eyrolles 2008, 383 pages, 29 €. 

dimanche 8 novembre 2009

Le jeu comme symbole du monde


Peu cité par l'épistémologie, l'essai philosophique d'Eugen Fink n'en est pas moins un jalon important des recherches sur le jeu. Peut-être parce qu'il est allemand, l'auteur sait se détacher des recherches pionnières de Huizinga et de Caillois, pour construire la première réflexion philosophique contemporaine sur le jeu. Spécialiste de Nietzsche, l'auteur lui emprunte beaucoup, ne serait-ce que dans la remise en cause de la vision platonicienne et judéo-chrétienne du jeu.

La première partie traite du jeu comme problème philosophique, et c'est peu de le dire puisque l'auteur se justifie longuement de traiter d'un sujet aussi futile, et pose même la question de savoir si le jeu peut-être un sujet philosophique. La seconde partie, l'interprétation métaphysique du jeu, traite de l'aspect fictif du jeu par un rapprochement avec l'image, montrant que l'aspect irréel du jeu ne nuit nullement à son essence, bien au contraire. La troisième partie s'attache à l'interprétation mythique du jeu, sur son origine sacrée mais plus encore sur le caractère divin de l'activité ludique, l'adulte qui joue essayant de retrouver l'âge d'or révolu. Enfin la dernière partie, sur la mondanité du jeu, au sens que l'activité ludique suscite un nouveau monde fictif en addition du réel, et donne son sens au motif du symbole qui est la réunion du corps physique et du corps spirituel du jeu. Le jeu serait donc la seule activité totale, celle qui réunit les deux mondes de l'homme, lui permettant de se transcender.

La difficulté de ce livre, certes écrit dans un langage accessible mais dont la pensée est complexe et pleine de méandres métaphysiques, est réelle. En outre, la lecture de cette oeuvre imprimée en corps 10, sans paragraphe ni saut de ligne, est éprouvante. C'est d'autant plus regrettable qu'il s'agit d'un ouvrage original, non dénué de poésie, qui malgré ses longueurs apporte des réflexions réellement novatrices sur le jeu, dont la hauteur domine largement celle des ouvrages philosophiques postérieurs sur le sujet.

Une lecture recommandée pour ceux que l'ontologie du jeu intéresse.

Le jeu comme symbole du monded'Eugen Fink, Les Editions de Minuit 1966, 240 p., 20 €

jeudi 29 octobre 2009

La joueuse d'échecs



Encore un roman sur les échecs. Ce n'est pas tout à fait vrai, car comme l'annonce le titre il s'agit d'abord d'un roman sur une joueuse, ensuite sur les échecs. Le jeu millénaire n'occupe qu'une fonction sociale et antinomyque : le parangon des jeux masculins et mathématiques, le roi des jeux de salon joué par une femme de chambre. Le jeu est pour l'héroïne une échappatoire au quotidien routinier, à une société grecque insulaire étouffée de conventions et de traditions.

L'approche du jeu par Eléni est toute féminine : celle-ci aime le jeu d'échecs parce qu'il lui rappelle la France où elle a toujours rêvé de se rendre, et parce que la reine y est plus forte que le roi ; elle joue certaines ouvertures plutôt que d'autres parce qu'elles ont un joli nom, et le jeu parce qu'il lui plaît, tout simplement.

Plus encore, c'est la valeur symbolique des échecs qui intéresse en premier lieu Bertina Henrichs : un jeu masculin qui devient l'amant, le séducteur au sens pascalien du terme, d'Eléni qui se rend alors à ses rencontres échiquéennes comme à "une escapade amoureuse". Un amant qui libère sa véritable personnalité et qui donne un sens à sa vie, qui permet enfin à la femme qui sommeille en elle de s'affirmer dans une société machiste et patriarcale, en jouant son propre jeu.

Cette dimension libératoire, plus que celle des échecs, est celle universelle au jeu qui, d'un univers rassurant et routinier, arrache progressivement l'héroïne à sa réalité et à elle-même, lui permet de s'y montrer sous un jour nouveau. Métaphore de la lutte que mène Eléni pour exister, la victoire de cette aspiration d'elle-même, lui permet finalement de changer sa réalité et son univers. Un roman enfin sur la passion et le plaisir, qui permet à l'héroîne, grâce au jeu, "d'être" simplement, et de reprendre ainsi goût à la vie.

En dépit d'une langue minimaliste, voire sèche, un roman initiatique, féministe et original, qui se lit sans effort.

La joueuse d'échecs de Bertina Henrichs, Liana Levi 2005, 152 pages, 5 €

lundi 19 octobre 2009

Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives

La thèse développée par Marshall Sahlins tient tout entière dans le titre : loin de l’idée que le néolithique aurait fait sortir l’homme civilisé de l’état de nature, en lui apprenant à contrôler cette dernière plutôt que de la subir, l’homme en travaillant s’est aliéné alors qu’il disposait de ressources suffisantes pour vivre. Oscillant entre marxisme et mythe du bon sauvage, l’essai est un procès à charge du “progrès” technologique. Pourtant l’accumulation d’arguments ne peut faire oublier que l’état naturel place dans un état de dépendance vis à vis de la nature et que la civilisation lui donne une faculté d’anticipation et de prémunition contre les aléas. D’autres part réduire l’abondance à la nourriture semble pour le moins restrictif, puisque la civilisation est la capacité à combler les besoins autre que physiologie, la vie ne se limitant pas à la survie.

Cependant, et c’est ce qui nous intéresse ici, quelques passages apportent une vision originale de la problématique ludique. En effet le jeu est non seulement loin d’être absent chez les primitifs, mais il peut même organiser la gestion des ressources : « Vivant dans une région “exceptionnellement giboyeuse” et ou abondent les nourritures végétales (les parages du lac Eyasi), les hommes hadza s’intéressent apparemment beaucoup plus aux jeux de hasard qu’aux hasards de la chasse. Durant, en particulier, la longue saison sèche, ils passent le plus clair de leur temps à jouer, peut-être tout simplement afin de perdre les pointes de flèche en métal dont ils ont pourtant besoin pour chasser le gros gibier. » (p. 67) Cette assertion paradoxale présente une logique radicalement opposée à notre civilisation de la performance, logique qu’on ne retrouve guère actuellement que dans de rares pays comme la Bolivie : si tout le monde chasse le gros gibier, il y a risque d’épuisement des ressources et de gaspillage. Alors plutôt que de chasser moins longtemps, ou par rotation, les Hadza ont choisi le jeu de hasard qui, par le gage des précieuses pointes de flèche en métal, garantit qu’une partie d’entre eux en sera dépossédée lorsque arrivera la saison de la chasse.

Le classement des interactions sociales proposé par Marshall Sahlins en fin d’ouvrage est également intéressant. Opposant le jeu, réciprocité négative, à la réciprocité généralisée (la solidarité) et à la réciprocité équilibrée (le don et le contre-don, le commerce), il propose une catégorisation ethnologique qui a le mérite d’apporter un éclairage nouveau sur l’association intuitive entre le jeu et les conduites désocialisantes : « “Par “réciprocité négative” nous désignons tout effort d’acquérir impunément quelque chose pour rien, toutes les formes directes d’appropriation et les transactions tendant ouvertement à procurer un profit utilitaire. Les termes ethnographiques pertinents incluent “le marchandage”, le “troc”, les “jeux de hasard”, la “chicane”, le “vol” et autres types de saisies abusives. La réciprocité négative est le type d’échanges le plus impersonnel. » (p. 249) Echange déséquilibré et pourtant accepté comme tel, le jeu relève ainsi d’une volonté de domination qui rompt le pacte collectif fondé sur la réciprocité et le bien commun. Il s’agit donc bien d’un échange négatif, dont l’adjectif, ici pris dans son acception propre, justifie sa perception morale en mauvaise part.

Mais force est de reconnaître que ce jeu des Hadza peut se lire aussi comme un appui de la thèse de l’auteur, puisque, chez les animaux comme chez les hommes, le jeu est conditionné par la satisfaction préalable des besoins primaires qu’ils soient physiologiques ou conservatoires, donc par une forme d’abondance.

Une approche du jeu tout à fait à la marge mais néanmoins pertinente.

Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives de Marshall Sahlins (1972), Gallimard 1976, 409 pages, 32.50 €. 

mardi 13 octobre 2009

Jeu et réalité

Le titre de l'ouvrage de Winnicott écrit en 1971, classique à la fois de la psychanalyse et de l'épistémologie ludique, fait référence à la citation de Freud dans Le créateur littéraire et la fantaisie : "L'opposé du jeu n'est pas le sérieux, mais... la réalité." Contrairement aux apparences, Winnicott ne contredit pas Freud, dont il se réclame, mais approfondit sa pensée : le jeu est espace potentiel, sous-titre de l'ouvrage. Le jeu est donc un objet transitionnel entre le moi et le non-moi, entre l'enfant et sa mère ou sa famille, l'individu et la société, entre le rêve, le fantasme et la réalité, mais aussi la culture, le monde... Cet objet potentiel et transitionnel sert donc d'aire d'expérience à la construction de l'identité. Cette vision très permissive du jeu fait du jeu notre interface privilégiée voire exclusive avec l'environnement : "A ce stade le sujet de mon étude s'élargit, acquiert des dimensions nouvelles englobant le jeu, la création artistique et le goût pour l'art, le sentiment religieux, le rêve et aussi le fétichisme, le mensonge et le vol, l'origine et la perte du sentiment affectueux, la toxicomanie, le talisman des rituels obsessionnels, etc."...  avec le risque que le jeu total soit tout et ne signifie donc plus rien.

C'est aussi donner la plus haute place au jeu, qui seul permet la rencontre de la subjectivité et de l'objectivité, et donc Winnicott d'y insérer la psychanalyse : "La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie à qui a-t-on affaire ? A deux personnes en train de jouer ensemble." En effet, le rôle du thérapeute est de rendre compréhensibles la réalité et le fantasme dans une aire intermédiaire où le patient peut apprivoiser ses pulsions comme la réalité crue de sa maladie. C'est aussi en décalque expliquer l'attrait du jeu sur tout un chacun : la résolution des problèmes inconscients qui provoquent à la fois le besoin de jouer et le plaisir par la satisfaction de ce besoin, ce que déjà Freud pressentait. Or c'est peut-être là la principale critique à la démarche de Winnnicott : selon sa perspective le jeu n'existe que par dans et pour la psychanalyse, et le jeu de l'individu équilibré n'est en rien explicité. Pourtant en poussant son raisonnement cela signifierait que c'est le jeu qui nous empêche de devenir fou. Hypothèse très soutenable en somme.

Un livre un peu déconcertant par sa construction sous forme de thème et variations :l'article fondamental se situant en ouverture, le reste n'étant qu'une illustration, une mise en situation voire un commentaire possible de l'article originel. Or le résumé qui clôture chaque chapitre aurait tendance à confirmer l'impression qu'en dépit d'une langue simple et accessible, le contenu l'est beaucoup moins. 

Jeu et réalité de Donald Winnicott, Gallimard 1975, 278 p., 7.10 €

samedi 26 septembre 2009

Métamorphoses III

Maurits Cornelis Escher (1898-1972) est un lithographe et graveur néerlandais dont j'ai déjà présenté l'oeuvre ici. Bien que son art soit profondément lié au jeu, au delà de ses nombreux "puzzles" en anamorphoses, seule une unique oeuvre évoque directement le jeu : il s'agit de la Métamorphoses II et III, à travers la représentation d'un échiquier. Poussant aussi loin que possible les anamorphoses, Escher réalise, dans un format démesuré de 19 cm sur 6.8 m, une frise récapitulative autant de son art que du monde. Elle est l'une des rares oeuvres du graveur a être colorée à la main.

Partant comme la Création du verbe, au sens latin de parole et de mot (métamorphose signifiant changement de forme et transformation), cette xylographie débute avec une transformation géométrique en damier qui pose à la fois l'espace comme origine du temps, puisqu'il s'agit d'une gravure scénarisée, et l'opposition chromatique fondamentale noir/blanc qui nait de la monochromie en niveaux de gris. L'évolution à venir vers la quadrichromie avec l'adjonction de rouge et de vert, est un résumé de l'univers colorimétrique de la gravure. Le damier ouvre alors sur les fleurs qui naissent de diamants et les abeilles, motif qu'on retrouve plus loin avec la ruche, qui est le symbole de la société et du travail. Les fleurs sont un ajout par rapport à Métamorphoses II car elles intègrent le règne végétal qui était absent de l'oeuvre précédente, en réunissant les trois règnes : minéral, végétal, animal. Enfin elles permettent une symétrie immédiate puisque le damier réapparaît isolant cette image comme l'introduction en résumé de la suite de la frise. Arrive alors le règle animal avec les reptiles, premiers occupants de la terre à avoir surgit de l'océan primordial, et un second retour à la géométrie qui gouverne l'ensemble de la frise, le damier.

Le départ des abeilles de la ruche entraîne alors une rupture dans la symétrie de la frise qui n'opère plus désormais de retour à la géométrie précédente, en tout cas plus de la même façon. En effet les abeilles fusionnent avec les poissons qui deviennent à leur tour des oiseaux. On a donc bien au retour à l'élément aérien mais qui s'est déplacé des insectes vers les vertébrés. Les oiseaux deviennent des bateaux puis des poissons, opérant un nouveau cycle, mais ceux-ci, différents des premiers, nageant désormais à contre-courant. Apparaît enfin le règne terrestre avec les chevaux, puis un retour aux oiseaux et aux formes géométriques avec le triangle puis l'abstraction : les lettres volantes. Annoncé par ces dernières, et déjà auparavant avec les bateaux, l'homme est figuré par les habitations sans apparaître directement. L'arrivée de la volumétrie avec les toits des maisons annonce par symétrie la fusion de l'échiquier dans le damier originel. Cet ultime passage de l'homme au jeu se fait pour la première fois non en anamorphose mais par association conceptuelle : le pont enjambe les eaux en damiers dont les pièces d'échecs rappelle les tours... 

La transition de l'univers de la représentation à celui des idées passe naturellement par le jeu, qui en temps que symbole réunit la réalité et le monde spirituel, l'espace et le temps. Toutes ces transformations exploitent ainsi l'alternance des contrastes, motif clair puis motif sombre, comme des joueurs d'échecs jouant chacun à tour de rôle, aussi l'échiquier clôt logiquement cette suite de métamorphoses. Le jeu est ainsi à la fois l'aboutissement de la frise et son origine puisque la symbolique de l'échiquier comme l'affrontement des contrastes, la sous-tend. Ce jeu mené avec le spectateur, est pourtant sans fin, puisque la frise recommence sans perdant ni vainqueur. Car le jeu ici est profondément celui du graveur se jouant des sens du spectateur qui, piégé dans son oeuvre, cherche désespérément un envers et un endroit, un début et une fin. Or c'est le miracle de l'art que de pouvoir suspendre le temps ludique afin que ce soit le jouer qui en soit l'aboutissement plutôt que la victoire ou la défaite.

Métamorphoses III de Maurits Cornelis Escher, xylographie 1967-68.

dimanche 13 septembre 2009

Jouer et philosopher



La définition du jeu est la pierre angulaire de la ludologie. Colas Duflo, joueur lui-même, tente donc, au contraire de ses précédesseurs qui s'intéressent davantage à l'acte de jouer qu'au jeu, de définir le jeu à partir d'une observation des jeux. Or cette méthode pose directement problème, puisque le philosophe ne propose rien moins que de définir le jeu à partir de l'observation d'objets qu'il n'a pas encore définis... et dont il ignore si ce sont des jeux.

L'une de ses premières analyses est en cela édifiante : elle concerne le tennis. Nous sommes d'accord, on dit bien jouer au tennis, mais cela suffit à Duflo pour postuler que c'est un jeu. Pourtant, demandez à dix personnes de donner un terme et un seul pour définir le tennis, sport arrivera loin devant jeu. Et on dit bien les jeux de l'amour, le jeu d'un engrenage, un jeu de clefs, sans pour autant croire qu'il s'agit de jeux. Cela n'empêche pourtant pas le philosophe de resservir cette analogie pour donner raison à Caillois qui classe les jeux d'argent parmi les jeux, contre Huizinga, simplement parce qu'on les appelle jeux.

Malgré ce départ contestable, Duflo n'en a pas moins l'ambition de dégager une définition complète qui, à l'inverse des dictionnaires, "doit définir tout le défini et rien que le défini". Une sorte de point d'ancrage de la ludologie. Sur le modèle d'Henriot, il examine donc les constituants des différentes définitions des penseurs antérieurs en montrant que, pris séparément, ces éléments ne définissent rien de spécifique au jeu. Tout en objectant à Henriot que dire que quelque chose est à la fois plusieurs choses n'est pas dire que c'est aussi chacune d'elle prise séparément, Duflo souligne qu'une définition irréductible n'est pas accumulation. C'est bien beau, mais je défie quiconque de produire la définition d'un concept sans utiliser un ensemble d'autre concepts. On appelle cela le langage. Si un mot existe, il n'y qu'une solution pour le définir par un concept unique, c'est le définir par lui-même... ce qui n'a aucun intérêt.

La définition de Colas Duflo, au demeurant très belle par sa pureté : "L'invention d'une liberté dans et par une légalité", n'échappe donc pas à cette règle. Qu'est-ce que la liberté ? qu'est-ce que la légalité ? L'auteur essaie d'y répondre durant le reste de l'ouvrage. Le jeu n'est en aucun cas ou l'un ou l'autre, mais les deux à la fois. Plus grave, n'est-ce pas une définition tout aussi idéale pour la musique par exemple, alors que l'ambition de Duflo était de définir tout le jeu et rien que le jeu ? Et qui donc peut comprendre quand on donne abruptement cette définition qu'on veut parler d'un jeu ?

Au final donc, le plaisir, qui n'arrive qu'à la p. 246 d'un livre qui en compte 253 (alors même que jeu signifie joie) est bien le grand absent de cet ouvrage, malgré les dénégations maladroites du philosophe. Entre temps on aura eu eu un aperçu stimulant du jeu dans la littérature, malgré l'oubli du roman de Perez-Reverte, et un peu tardivement un essai de décomposition du jeu en éléments. Cela n'en constitue pas moins une réflexion savante sur le jeu, même si LE livre qui définira correctement le jeu, c'est-à-dire de façon accessible et utile, reste encore à écrire.

Colas Duflo, Jouer et philosopher, PUF 1997, épuisé, à lire en ligne en version intégrale sur Google Books : htttp://books.google.fr/

jeudi 3 septembre 2009

Le joueur

Plusieurs oeuvres portent un titre similaire. Il s'agit ici d'une pièce de théâtre de Carlo Goldoni représentée en 1750. Traduite pour la première fois en français en 1992, il s'agit d'une oeuvre programmatique, Goldoni s'étant enfin libéré du démon du jeu, il décide de faire oeuvre de moraliste : "Ceci dit, je ne prétends pas que toutes des comédies soient l'école des hommes, mais celle-ci oui, je voudrais bien qu'elle le soit, et autant que j'ai pu, là, j'ai essayé d'être un professeur, parce que, en ayant besoin moi-même autrefois, j'aurais désiré voir au théâtre un exemple qui m'eut secoué et corrigé. Mais, au contraire, je n'ai vu représenter que des joueurs qui, menant une vie confortable et joyeuse par les moyens du jeu, ne faisaient que flatter ma passion." (p. 13)

Malheureusement Goldoni oublie en chemin que l'objectif d'une comédie est de faire rire. Or celle-ci est aussi dénuée d'humour que de surprises, les dédits et les revirements interminables du héros, portés par des dialogues qui n'ont rien à envier à la faiblesse de ceux de nos feuilletons télévisuels, achevant de nous rendre indifférents à l'action. Représentée seulement deux fois l'année de son écriture, la pièce fut un échec, et si la traductrice vante "une pièce éminemment moderne et forte de nos jours", on lui laisse la responsabilité de ses propos. 

Si on oublie souvent que les nanars méconnus côtoient les chefs-d'oeuvre chez les grands auteurs : tragédies de Voltaire et de Molière, Traité sur le beau et le sublime de Kant, etc. On reste cependant surpris du manque de discernement de Goldoni en ce qui concerne son genre de prédilection, et surtout l'ignorance dont il semble faire preuve à l'égard des ressorts de la comédie. Comment peut-il croire intéresser le public traditionnel de ses comédies avec une pièce sans humour qui commente sentencieusement une action outrageusement étirée et prévisible ? Quant à ses propos sur le jeu - accusé de tous les maux - ils sont exclusivement moralisateurs et dignes d'un catéchisme. On est loin de l'humour et de l'élégance du Joueur de Jean-François Regnard, qui pourtant porte un morale tout à fait semblable sur le jeu.

On en retira donc un enseignement bien différent de celui que veut maladroitement nous vendre Goldoni : c'est en remplissant son statut cathartique d'art et de bouffonnerie que la fiction, à fortiori la comédie, peut nous toucher et se faire ainsi "l'école des hommes". De même le jeu amuse et instruit parce qu'il est jeu, à savoir qu'il constitue une transgression de la réalité, de ses contraintes autant que de sa morale.

Le joueur de Carlo Goldoni (1750), Actes Sud 1992, 120 pages, 17 €

samedi 29 août 2009

Les cadres de l’expérience

Joueur de Casino, Erving Goffman aime à prendre le jeu comme modèle pour sa sociologie. Si dans Les rites d’interaction (1967) il faisait du jeu un modèle réduit et explicite des comportements sociaux implicites, cristallisation du caractère des joueurs, le jeu sert ici à l’auteur à décrire les niveaux de lecture et d’interprétation de la société. On retrouve les qualités et les faiblesses de l’ouvrage précédent, à savoir pour les premières la façon originale de décrypter nos comportements familiers et de les organiser dans un système, dont le jeu et plus particulièrement le théâtre occupent le centre, et pour les secondes une pensée au fil de la plume, étayée uniquement par des faits divers contestables et abracadabrants, où l’observation est inexistante et ne sert que d’illustration. C’est-à-dire qu’elle arrive à la fin au lieu de conditionner la pensée.

Débutant par le cadre, qui est pour Goffman ce qui nous permet d’accorder une signification à un événement, le jeu se présente immédiatement à lui par analogie : « Chaque cadre social comporte ses propres règles. Par exemple, les règles du jeu de dames indiquant les mouvements autorisés sont presque toutes utilisées au cours d’une partie, alors que le cadre, si tant est qu’il soit unique, qui génère les petits gestes nécessaires au déplacement des pions peut n’apparaître qu’à certains moments de la partie. » (p. 33) Le cadre est donc pour Goffman primaire, quand il structure notre compréhension, et secondaire, quand il est ponctuel. Se rendant alors compte que dans un jeu on maîtrise les tenants et les aboutissants, ce qui n’est pas le cas dans la vie, il rajoute : « De même, si les règles du jeu de dames et celles de la circulation routière peuvent toutes deux faire l’objet d’explications détaillées dans une brochure, il existe cependant entre elles une différence : les premières permettent de comprendre l’objectif que les joueurs cherchent à atteindre, alors que les secondes ne nous disent ni où nous devons aller, ni pourquoi nous devrions nous déplacer et se contente de nous indiquer ce qu’il ne faut pas faire si l’on tient à se déplacer. » (p. 33)

C’est tout à fait le genre de remarque qui donne l’impression que Goffman pense en écrivant, puisque il n’y a en fait qu’une opposition de façade entre le cadre énoncé et sa restriction. En effet les règles du jeu ne disent pas pourquoi jouer (l’amusement est relatif et conditionné à la convention que les joueurs sont tous d’accord pour jouer au jeu) ni comment (quelle est la stratégie gagnante). Dès lors il n’y a aucune opposition entre une carte et les règles du jeu. Et nous de commencer à douter de la rigueur et du fondement de la pensée de Goffman, qui pour toute chose, énonce une règle puis un flot de restrictions inutiles, un exemple ne pouvant invalider un argument, au lieu de donner à voir la cohérence du système et ses perspectives. Sa pensée de détail, illustrée par le goût immodéré de l’auteur pour le fait divers, la ramène malheureusement à ce niveau, et lui fait manquer le paradigme.

D’autre part l’auteur reprend la métaphore du jeu pour faire comprendre la modalisation, si bien qu’on finit par se demander si son système ne bégaie pas un peu : « Par mode, j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. » (p. 52) En effet un mode ne serait qu’un cadre superposé, un informaticien dirait « surchargeant un autre cadre ». La règle du jeu n’est ainsi, dans cette perspective, qu’un cadre ludique appliqué à un cadre sociétal. De même que la carte n’est pas le territoire, le jeu n’est pas ce qu’il symbolise. Est-il nécessaire pour cela de créer le concept de modalisation ? Si on ajoute les processus de fabrication et de machination, qui ne sont que le fait d’appliquer des cadres subjectifs, non partagés, à des cadres collectifs, ou de jouer de l’un contre l’autre, on se demande si Goffman ne fait pas compliqué quand on peut faire simple…

Certes cette fois, pour décrire le jeu des animaux, Goffman a enfin (mal) lu des spécialistes de la question avant d’écrire dessus, mais je n’arrive toujours pas à comprendre le mythe qui entoure cet auteur, et pourquoi il a besoin de 568 pages pour décrire son système de pensée. Une lecture pas inintéressante du jeu comme modèle réduit de la société, mais pas plus.

Les cadres de l’expérience (1974) d’Erving Goffman, Minuit 1991, pages 9-92, 44 €.

lundi 17 août 2009

La dame de pique


Titre d'une nouvelle de Pouchkine et d'un opéra de Tchaïkovski, tiré de la première, la dame de pique est une comtesse à laquelle le comte de Saint-Germain aurait livré une combinaison toujours gagnante aux cartes, à la seule condition de ne jouer que trois fois. Un officier de la garde veut s'emparer du secret de la comtesse mais sans respecter le marché passé avec elle... à ses dépends.

Traduit de manière lisse et aseptisée, l'histoire manque singulièrement de relief, même si les motifs développés sont intéressants. En effet, Hermann, l'officier malchanceux est un héros de conte, du moins en apparence, car volontaire il ne sait pourtant pas reconnaître le sceau du destin. Alors qu'il a la possibilité de devenir riche et heureux à force de détermination, il perd l'un pour avoir négligé l'autre. Bien qu'il se soit refusé au jeu toute sa vie, par peur d'y succomber autant que par ascèse, il est pourtant perdu par lui. Comme si ce personnage rationnel, et calculateur refusant l'illusion du jeu, le rêve et l'émotion, se retrouvait confronté pour la première fois à l'univers à la fois fantastique, factice et envoûtant du jeu, et en tant que soldat, s'y découvrait désarmé.

La noble comtesse, belle et mystérieuse, symbole du temps passé, est donc la vraie héroïne du livre, qui répare l'injustice causée par ce soldat arriviste et moderne, qui croit assez aux contes de fées pour en tirer parti mais pas pour les respecter. C'est le triomphe de la fiction, de la futilité et de la magie sur la réalité. Une jolie parabole du jeu en somme.

La dame de pique et Les récits de feu Ivan Petrovitch Belkine de Pouchkine, Le livre de poche 1999, p. 30-66, 3 €

vendredi 7 août 2009

Fin de partie de cartes

Gerard ter Borch (1617-1681) est un peintre hollandais d'intérieurs intimistes et bourgeois, maîtres des matières en particulier des tissus. Fin de partie de cartes, peint vers 1650, est l'un des deux tableaux qu'il a consacré au jeu après les joueurs de Tric-trac. Mais surtout c'est le premier tableau d'une série (La femme au miroir 1653, Le concert 1655) qui exploiteront le même personnage principal : une femme de dos au cou dénudé, pour sa puissance suggestive et érotique. Le peintre affectionne les scènes qui suggèrent des non-dits, comme La lettre où l'on devine l'amour de la rédactrice à son bien aimé. Cette partie de cate est très originale car peindre le jeu, sans sortir du cadre de la peinture de genre, permet de jouer à la fois sur les émotions et les symboles : or Ter Borch nous prive ici des deux en nous présentant sa protagoniste de dos. Enfin le titre nous explique que la partie est finie, ou presque. Et comme si cela ne suffisait pas, les cartes ne sont pratiquement pas visibles...

Au-delà de la mise en avant de l'excellence du peintre pour le rendu du tissu de la robe, qui occupe tout le premier plan, le sfumato ample qui mange l'essentiel du décor fait ressortir la situation au détriment de la description. En effet la dame n'est pas une joueuse, elle ne regarde ni son adversaire ni son jeu. Nous ne voyons pas son visage car il est tout entier accaparé celui de son ami qui l'initie au jeu. Il est debout et d'un geste protecteur lui montre la carte à jouer : probablement un pique qui est le symbole de la mort, et donc ici de la victoire. La coiffure remontée laisse apparaître un collier fait d'un simple lien, celui qui la relie à son conseiller ludique, et probablement son futur amant. En effet le talon de carte laisse apparaître ce qu'on devine être l'as de coeur, que s'adjuge ainsi à travers elle son confident en lui dévoilant la clef de la victoire. Le visage de la joueuse est donc par miroir, par mimétisme celui de son confident qui est plein de douceur : elle consent donc. En effet ce coup de grâce qu'il lui fait symboliquement donner signifie la fin du jeu, donc le début des choses sérieuses. Le visage de l'adversaire, qui regarde le visage mais semble ailleurs, montre que ce tableau est d'abord celui du couple qui occupe le premier plan. L'esprit ailleurs, il est écarté physiquement par la fin de la partie qui signifie sa défaite : il n'y a plus de place pour lui, son sort, comme celui du couple, est désormais scellé.  

En instrumentalisant ainsi le jeu, loin de le rabaisser, le peintre lui donne la force du destin qui rapproche les amants en leur faisant surmonter ensemble les obstacles. Les alliances, le combat, la victoire ludiques sont une parabole de la vie. En utilisant le personnage du spectateur qui devient l'éminence grise, le visage de la joueuse, Ter Borch fait entrer dans le cercle du jeu l'ami hors jeu qui, par son intermédiaire, offre la victoire fictive à celle qu'il aime et gagne ainsi réellement son coeur. Quel plus beau rôle pour le jeu que de constituer le plus court chemin entre les êtres ?

Fin de partie de cartes de Gerard Ter Borch, Musée Oskar Reinhart à Winterthur, vers 1650.

lundi 27 juillet 2009

Le joueur de croquet

Parue l'année de la mort de Lovecraft, en 1937, cette longue nouvelle lui doit énormément. Un joueur de croquet, incarnation du gentleman et dilettante anglais, devient le témoin malgré lui du récits de faits inquiétants survenus dans une bourgade proche de son hôtel, du moins le croit-il. L'angoisse croissante liée à l'impossibilité de donner une cause logique aux faits rapportés par des personnages qui oscillent entre la folie et la peur, tient le lecteur en haleine, même si le grosse ficelle du dénouement déçoit.

Herbert George Wells est reconnu pour ses récits d'anticipation philosophiques comme La machine à remonter le temps ainsi que le superbe Pays des aveugles, mais on oublie qu'il a écrit de vrais récits fantastiques comme Le joueur de croquet. A juste titre cependant car, tentant une voie moyenne entre Poe et Lovecraft, celle-ci ne convainc pas : Poe avait innové en proposant des récits fantastiques sur le modèle des énigmes policières d'Agatha Christie, se soldant par une solution rationnelle. A l'inverse Lovecraft, prenant le contre-pied de son prédécesseur, propose des histoires inquiétantes apparemment logiques qui abandonnent le lecteur à la folie du dénouement. Ce dernier a donné au fantastique ses lettres de noblesse en signant les chef d'oeuvre du genre tels Le cauchemar d'Insmouth ou Celui qui chuchotait dans les ténèbres. Wells s'essaie pour sa part à une troisième voie qui, à des faits inquiétants, ne propose que l'explication du "ça ne s'est, en fait, pas passé comme cela", bien fade en comparaison. 

Certes on appréciera quelques considérations philosophiques bienvenues, dont une en particulier sur le lien entre le temps et les angoisses de la société contemporaine. Quant au jeu, si ce n'est qu'un motif très secondaire de la nouvelle, la conclusion lui octroie une place amusante : "Le regardant en face, fermement mais poliment, je lui dis : "Peu m'importe. Il est possible que l'univers tombe en ruines  et que l'âge de pierre revienne. C'est sans doute, comme vous le dites, le déclin de la civilisation. Je suis désolé, mais ce matin je n'y peux rien. J'ai d'autres rendez-vous. Aussi, quoi qu'il arrive - c'est la loi des Mèdes et des Perses - je vais jouer au croquet avec ma tante à midi trente, aujourd'hui."  (p. 121). Ainsi, face aux malheurs du monde, le jeu demeure un refuge hors du temps, îlot inexpugnable du dilettantisme et du flegme britannique. De ce point de vue, si le jeu n'est pas soumis à la réalité, alors, quelle que soit l'imminence ou l'importance d'un danger, cette réalité ne pourra avoir de prise sur la bulle ludique située en dehors de ses contingences. Car de toute façon, que pourrait-on tenir supérieur à une partie de croquet ?

Le joueur de croquet de Herbert George Wells, Gallimard 1988, 121 pages, 5.60 €.

samedi 18 juillet 2009

Le jeu à son ère numérique


J'aime les livres de Sébastien Genvo car ils se lisent agréablement, et malgré la discipline de l'auteur, les sciences de l'information et de la communication, ne jargonnent que très peu et ont une réelle ambition didactique. Le jeu à son ère numérique, adaptation grand public de sa thèse Le game design de jeux vidéo : approche communicationnelle et interculturelle, se présente comme un état de l'art du jeu vidéo en trois parties.

La première est une synthèse de l'histoire des jeux vidéo au cours des 30 dernières années. Cette étude, si elle n'est pas particulièrement originale empruntant beaucoup à la Saga des jeux vidéo de Daniel Ichbiah que nous avons déjà critiquée, a le mérite de retenir l'essentiel en mettant en relief certains points de façon pertinente, comme la grande diversité des succès vidéoludiques derrière l'apparente uniformité de la production, englobant un champ de Doom à Myst en passant par Tetris.

La seconde partie est la plus originale, appliquant au jeu vidéo des modèles théoriques comme le modèle sémiotique de Gonzalo Frasca, les catégories de Caillois et c'est sans doute l'aspect le plus intéressant, l'analyse narrative de Greimas. Celle-ci est en effet utilisée prioritairement pour éclairer l'analyse d'un "jeu en ligne massivement multijoueur" en troisième partie.

Pourtant cet ouvrage reste essentiellement une vulgarisation, au sens où l'essentiel est une synthèse des travaux de chercheurs antérieurs, certes appliquée au jeu vidéo, mais dont la méthode pas plus que les conclusions ne sont discutées. En outre, si l'approche est centrée sur l'objet vidéoludique ce qui est suffisant pour démontrer de façon novatrice l'existence d'une culture vidéoludique en gestation, on ne sait en revanche pas toujours précisément, en dépit de quelques éléments de réponses, ce qui fait la spécificité du jeu vidéo par rapport aux autres jeux, faute d'avoir réellement abordé ces derniers. La portée de la réflexion de l'auteur s'en trouve donc un peu réduite.

Une bonne synthèse des recherches épistémologiques sur le jeu, dont la principale qualité est, comme le déclare l'auteur en conclusion, d'"inciter à commencer l'exploration des pistes de recherche esquissées. En somme, pour terminer sur une note vidéoludique : push start to continue." On peut difficilement mieux dire.

Le jeu à son ère numérique de Sébastien Genvo, L'Harmattan 2009, 277 pages, 27 €

mardi 7 juillet 2009

Joueurs de cartes dans un riche intérieur

Pieter de Hooch (1629-1694?) est un peintre hollandais spécialisé comme ses confrères dans la peinture de genre des intérieurs hollandais qu'il rend avec un souci constant de réalisme. Les joueurs de cartes, peint entre 1663 et 1665, est un tableau narratif assez inhabituel dans sa production. En effet on peut interpréter les différents sujets comme une projection programmatique du sujet au premier plan. Un jeune noble, épée au côté et richement vêtu, est entrepris par une damoiselle qui l'invite au jeu, le couple à leur droite montre le rapprochement qui ce qui va s'ensuivre à la faveur du vin auquel pourvoit un valet sur lequel termine le regard... que le vin qu'il apporte renvoie vers le  verre que tient le noble à la main.

Il ne fait pas de doute que le luxe tapageur de cet hôtel particulier est un trompe l'oeil. Les femmes ici sont de petite vertue : la belle est vêtu de rouge, couleur du coeur, de la libido et de l'interdit, mais aussi de celle des lanternes qui indiquait les maisons closes... Lieu de pêché, puisque on y joue, on y boit et on y rencontre des femmes, la morale du XVIIe siècle ne peut qu'y voir un piège tendu aux hommes de haute naissance : sous la houlette de son âme damnée tapie dans l'ombre, la belle en rouge invite le noble au jeu, qui bientôt enivré de ses charmes et du vin va y laisser sa bourse. En effet la belle lui sort le grand jeu, qui est pipé, puisqu'elle a tous les atouts, en l'occurence les as, dans sa main. Tout ce qui brille n'est pas de l'or.

Ce tableau moraliste figure ici le jeu au titre des instruments de perdition, mais pas seulement. Comme pour Les tricheurs du Caravage, il s'agit d'un thème courant dans la peinture bourgeoise, les mécènes cherchant autant le plaisir esthétique, la représentation sensuelle des plaisirs que leur autorise leur rang, que la dimension spirituelle ou morale qui leur rappelle leur naissance et leurs devoirs. Mêler l'interdit au plaisir c'est aussi accroître ce dernier. Le jeu s'inscrit ici dans les plaisirs d'un siècle et surtout d'une classe qui goûte l'oisiveté que lui garantit ses rentes. Le jeu est célébré au même titre que les appâts féminins ou ceux des spiritueux, et comme toute tentation, l'interdit n'en fait qu'en avaliser l'attrait. Après tout jeu signifie bien joie... comme les jeunes filles un peu lestes qui nous sont présentées.

Joueurs de cartes dans un riche intérieur dans un riche intérieur de Pieter de Hooch, Musée du Louvre, 1863-65.

lundi 29 juin 2009

L’être et le néant

Réputé illisible, cet essai de presque 700 pages est au coeur de la philosophie existentialiste. Pour Sartre, le néant n’existe que comme négation de l’être, et il ne peut y avoir être sans sa négation, car la possibilité d’être engendre celle de ne pas être. Ce néant n’est pas inexistence, mais justement ex-istence, c’est-à-dire le fait étymologiquement d’être hors de soi, donc d’avoir conscience d’être. Cet être “pour soi” nous distingue de l’”être en soi” des animaux qui n’ont pas conscience d’être et nous donne accès à l’”être pour autrui” qui est notre regard objectivé sur nous-même. La distance de l’être en soi à l’être pour soi et pour autrui définit la mauvaise foi, c’est-à-dire la possibilité pour l’homme d’échapper à l’objectivité (le fait d’être transformé en chose, d’être saisi comme par un mot) et d’être libre : “Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi.” (p. 84)

Le rapport de l’être au néant, du moi à la conscience de soi, définit l’essence de l’homme puisque celle-ci réside dans la conscience : “Elle est donc, par définition, un processus humain.” (p. 58) En effet Sartre renverse ainsi le cogito ergo sum de Descartes : Je suis donc je pense ; ou plus exactement : J’ai conscience d’être donc je pense. Le terme de processus est important car c’est lui qui va mettre Sartre sur la voie du jeu. Le jeu est ce mouvement perpétuel de l’être à sa conscience d’être, de ce qu’on éprouve (être) à ce que l’on se regarde éprouver (existence). C’est le passage célèbre du garçon de café : “Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.” (p. 94) Le jeu est donc la réaction de notre être en soi, notre attitude naturelle, à la pression de notre être pour soi, l’idée que nous nous faisons de ce que nous sommes ou devrions être, autant qu’à celle de notre être pour autrui, l’image que nous renvoie la société de ce qu’elle attend de nous. Ce garçon n’est pas tout à fait un garçon de café car il tend à l’être, et ce faisant il l’est exagérément car il joue à l’être plutôt que de se contenter d’être. Et cependant, il l’est complètement.

Ainsi Sartre part de la mauvaise foi, le divorce entre ce que l’on sait être et ce que l’on prétend de soi, pour aboutir au jeu, qui exprime parfaitement le “processus humain” de navigation perpétuelle entre l’être en soi (le moi), l’être pour soi (le ça) et l’être pour autrui (le surmoi). Etrangement c’est la mauvaise foi dont Sartre a préféré retenir l’image (et nommer son chapitre), peut-être plus provocante mais aussi moins vraie, car elle implique un divorce et non une synthèse entre les différents degrés de l’être. L’illustration la plus forte de cette alchimie n’est cependant pas celle du garçon de café, mais de la femme entreprise par un homme : “C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté.” (p. 90). Sartre la qualifie de femme de mauvaise foi, je préfère dire pour ma part qu’elle joue, mi dupe mi lucide, afin d’entraîner son partenaire (d’amour et de jeu) avec elle dans la dimension symbolique, afin de se dévoiler tout en se cachant et de vérifier par cela la capacité de son partenaire à jouer le jeu, afin de vivre pleinement l’instant, le corps et l’esprit jouant de concert une partition à deux voix, afin de se présenter, et être elle-même, entière.

La feintise ludique serait ainsi, pour paraphraser Schiller, le seul état où l’homme prend la dimension de lui-même, n’étant tout à fait homme que là où il joue. Une lecture essentielle autant qu’existentielle.

L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, Gallimard, pp. 56-132, 15 €.