lundi 10 janvier 2011

La partie de trictrac

Jacob Duck est un peintre hollandais du XVIIe siècle, qui comme ses confrères affectionne les intérieurs et les scènes de genre, c'est-à-dire empruntées sur le vif au quotidien de ses contemporains. Le goût pour le clair-obscur et les détails les plus travaillés est typique de la peinture flamande de cette époque. Le traitement du jeu est lui plus original, puisqu'on aperçoit à peine l'objet du délit dans cette société hollandaise, calviniste et sévère. Or si le jeu est ici mis en avant de façon subtile, il faut le deviner comme s'il était l'instrument plus que la clef du tableau, en dépit de son titre.

Les loisirs sont partout sans être forcément mis en avant : des instruments de musique accrochés au fond de la salle, jusqu'au broc, sas doute du vin, en passant pas l'assiette vide représentées au premier plan qui nous indique que l'un des joueurs a pris une collation. Les armes ne sont présentes que pour rappeler que nous nous trouvons dans une salle de repos des gardes et que nous sommes en présence de gens simples. Malgré les indices du plaisir, rien dans cette scène n'apparaît visiblement anticonformiste ou immoral : les armes sont au fourreau, le jeu sans mise, le broc fermé, l'assiette propre, les instruments rangés, les couples formés et paisibles, la pièce en ordre, la domestique travailleuse... Le jeu de trictrac s'appelle "verkeerspel" en hollandais, ce qui signifie à peu près "jeu pour tenir compagnie".

Ainsi le sens de la scène apparaît peu à peu : ce n'est pas le jeu qui intéresse le peintre mais bien son effet sur les joueurs : celle de mettre en relation ces amis. Ce qui étonne d'emblée est notre impression de n'être qu'un lointain observateur de la partie, par dessus l'épaule du joueur, arque-bouté sur le tablier du jeu, en pleine dévotion. Les deux joueurs, de même que le couple qui commente la partie, ont des positions qui trahissent la passion et sont accaparés par la tension de la partie, probablement un lancé de dé décisif, au point d'oublier notre présence. A l'instar de la domestique qui, attirée par les exclamations, interrompt son travail pour entrevoir leur origine, nous approchons en tirant le cou pour tenter d'esquiver le dos imposant du joueur qui nous cache l'objet de tant de plaisir et de célébration, l'imagination piquée et l'envie d'en être.

Moment de détente intemporel, il ne s'impose pas à nous puisque c'est d'abord la passion communicative de ces gens qui stimule notre curiosité. Le jeu a ici pleinement son sens de joie, et c'est sa convivialité qui est célébrée, apportant à la scène une atmosphère d'innocence et de quiétude, loin de la réprobation morale que l'Ancien Régime associe traditionnellement au jeu. Ce dernier est ici une mise en abîme pour l'art, qui joue avec notre curiosité, nous faisant ressentir à la fois l'importance du dénouement de cette partie et l'innocence de l'activité ludique en général, partageant l'amusement et la complicité induits entre le peintre, ses sujets et nous. Un tableau subtil qui, comme l'indique son titre, tisse un réseau de relations entre l'artiste, le spectateur et les protagonistes.

La partie de trictrac (v. 1630) de Jacob Duck (1600?-1667), Galerie De Jonckheere. Visible en ligne sur http://dejonckheere-gallery.com/fr/Duck_Jacob-5.html?m=1&id=172.

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