Thierry Wendling annonce la couleur dès l’introduction :
il est un joueur classé international (comprenez un très bon joueur) et il va
se livrer à une ethnologie des clubs d’échecs en se fondant sur l’observation
participante : il joue, dispute des compétitions, fait partie du comité
directeur de la fédération d’échecs, tout cela pour se livrer à une observation
en bonne et due forme de ses collègues. Bien sûr, en bon ethnologue, l’auteur
se pose la question de savoir si cette posture ne comprend pas un bais :
au contraire, répond-il, quelqu’un d’extérieur aux échecs ne pourrait
comprendre ce qu’il se passe dans l’esprit d’un joueur sans en être un, voire
ne pourrait « interpréter les signes » sans être du sérail des « pousseurs
de bois ». Vous voulez une preuve ? Justement cette expression qui
est le titre du premier chapitre, comme le classement ELO, comme les jeux de
mots sur le roque, bref, l’ethnologue non spécialiste risquerait de se
méprendre. Il évoque bien la possibilité d’un biais, de refléter son avis
plutôt que celui de ses coreligionnaires, mais il l’écarte d’un revers de
manche, les échecs sont un monde d’initiés qui réclament de l’être pour leur
rendre justice.
Pourtant, au-delà de cette mode de l’observation
participante, il n’a pas semblé aux premiers ethnologues que ne pas connaître
une civilisation dont on ignorait en outre la langue empêchait d’en faire l’ethnologie,
bien au contraire. Le principal biais de cette méthode est de considérer d’un œil
expert ce qui demanderait d’abord à être questionné naïvement. Par exemple,
sous prétexte que les parties sérieuses sont celles qui sont disputées en club
avec la pendule, la pratique familiale n’est même pas abordée. Comme pour l’analyse
sociologique des joueurs de jeux de rôle effectuée par Laurent Tremel,
questionner le milieu des aficionados à l’exclusion de celui des joueurs lambda
pose question quand aucune comparaison ne peut être faite avec une pratique
standard. Cette pratique est d’autant plus écartée, qu’en tant que joueur de
club une partie sans pendule n’est pas « une partie sérieuse ». C’est
tellement évident, pour le grand joueur que Thierry Wendling, est que tout
joueur avec un niveau minimal ne peut que finir par jouer en club. Pourtant
tous les amateurs de foot ne deviennent pas inéluctablement des supporters, et Sultan
Khan atteignit le niveau de grand maître international sans être passé par les
clubs… Bref, l’auteur semble limiter le monde des échecs à son propre milieu.
Plus inquiétant, toujours parce qu’il est
un très bon joueur, l’auteur semble incapable de dissocier ce qu’un néophyte
connaît voire comprend de ce qu’il ne connaît pas, et pire, puisque c’est l’ethnologue
qui est ici en cause, ce qui est intéressant de ce qui ne l’est pas. Un bon
joueur a une bonne mémoire de son classement (p. 73), certes, mais est-il
un seul sport, un seul milieu compétitif, où cela ne serait pas le cas ?
En quoi est-ce ethnologiquement intéressant ? On ne le saura jamais
puisque tout ce qui est affirmé est « prouvé » par un exemple, qui
rappelons-le ne prouve rien en soi, et n’est jamais analysé ultérieurement en
tant que retour sur une pratique de jeu ou de loisir. Nous n’avons en outre jamais
de comparaison statistique avec un autre milieu, ici tout semble intéressant
parce que cela concerne des joueurs d’échecs, point. L’auteur est tellement peu
au fait de ce que connaît un néophyte que toutes les preuves qu’il donne pour
montrer que ce dernier ne pourrait pas comprendre son milieu, je les ai
comprises alors que je dois avoir à mon actif au plus dix parties d’échecs dans
ma vie, et certainement pas en club. En revanche, même si l’auteur se targue du
contraire, j’ai eu bien du mal à comprendre certaines allusions : sur la place
de la pendule quand on est gaucher, sur l’expression de « pion au fou »,
sur ce que signifie « avoir le trait »… J’ai en revanche bien ri à l’analyse
suivante :
« Un
petit vieux s’approche et s’adressant au maître lui demande respectueusement :
« Personne n’a jamais essayé de vous faire le coup du Père François ?
Est-ce qu’il y a un moyen de l’éviter ? » Rires amusés mais sans
méchanceté du maître qui conseille alors au vieil homme de s’adresser à moi car
je suis, prétend-il, le spécialiste de cette ouverture. D’une phrase, cet
octogénaire qui pratique avec passion les échecs depuis son enfance a signifié,
bien involontairement, qu’il n’appartenait pas au monde des échecs. Le coup du
Père François est une expression qui ne répond en effet pas au système d’appellations
échiquéen. Comme le suggère la réponse du maître, on ne parle pas de coup mais
d’ouverture et si, comme nous le verrons, les noms propres servent fréquemment
à qualifier les débuts de partie il n’est en revanche, à la différence de ce
que l’on observe dans le cadre d’une sociabilité plus villageoise, jamais fait
usage de sobriquet. » (p. 95) Au-delà de la condescendance de l’ethnologue
pour « le petit vieux », on reste abasourdi du manque de culture, que
pourtant l’auteur disait nécessaire à une bonne analyse de son sujet. Le « coup
du Père François » est l’équivalent daté de l’expression contemporaine du « coup
de poignard dans le dos ». Le vieux joueur fait bien sûr un jeu de mot
entre le coup aux échecs et cet emblème du « sale coup » qu’on « surinait »
à la personne dont on voulait se débarrasser. Le maître répond alors dans la
même veine en décochant une pique à l’endroit de son collègue du comité
directeur de la fédération… qui semble pour sa part n’avoir rien compris.
Cette anecdote reflète malheureusement le
manque de distanciation constant entre l’auteur et son sujet. Les photos en
encart sont sur ce point aussi consternantes qu’éclairantes : photo 8 :
« Préparation de la remise des coupes », où l’on voit, ô incroyable,
un monsieur en train de ranger des coupes, puis photo 10 des « participants
à une assemblée générale » où l’on voit des gens assis sur des chaises
pliantes, et photo 15 « des joueurs au restaurant en attendant l’entrée »,
qui sont, eh bien, en train de jouer entre des verres. Quel est l’intérêt ?
A quoi sert le commentaire ? Ce n’est pas grave c’est de l’ethnologie, qui
semble dans l’esprit de l’auteur être un synonyme de matière brute (donc j’imagine :
source de première main = sérieux). D’autant que la méthode n’est en rien
ethnologique, en dépit du titre qui nous l’assène comme une évidence : nous
avons droit à un récit impersonnel entrecoupé d’anecdotes, qui en tant que
telles auraient plutôt tendance à montrer l’excepxion que la règle, et qui
jamais ne construit un raisonnement sur une suite d’observations. Bien au
contraire cet essai est au final un monologue où tout est affirmé sans lieu,
sans date, sans contexte, nous gratifiant périodiquement d’une anecdote
édifiante en matière d’illustration : un tricheur amené manu militari à l’arbitre,
une discussion à caractère sexuel (au cas où l’on penserait que les joueurs d’échecs
sont trop intelligents pour cela), une remise de coupe à un joueur mal habillé nous
faisant part de l’étonnement du maire de Paris (on doit donc légitimement s’étonner
puisque, vous vous rendez compte, le maire de Paris « était scié »),
etc. Bref, le contraire d’une ethnologie où l’observation conduit à une
réflexion sur les fondements de la société, et plus encore sur le regard même
de l’ethnologue.
Bref, une étude onaniste où il faut sans
doute être compétiteur d’échecs pour y trouver un quelconque intérêt, et dont
le principal intérêt ethnologique serait éventuellement de montrer en creux, de
façon involontaire, l’idée que les joueurs se font du regard que les néophytes sont
censés porter sur eux. Les seules remarques intéressantes que j’y ai pêchées ne
concernaient pas en soi les échecs, et pour cause. Le pire c’est que j’ai l’impression
de n’avoir presque rien appris sur les échecs et leurs joueurs, c’est dire.
Ethnologie
des joueurs d’échecs
de Thierry Wendling, Presses universitaires de France 2002, 256 pages, 22 €.