Georges de la Tour (1593-1652), désormais bien connu et considéré comme l'un des maîtres du XVIIe siècle, a été redécouvert en 1932 par un article sur ce tableau, qui est aussi le plus connu de son oeuvre. Peint vers 1635, le tricheur s'inscrit dans la tradition des tableaux moralisateurs du XVIIe comme les vanités. Le thème du tricheur a été popularisé par le Caravage (Les tricheurs). Le jeu d'argent est interdit par la loi et condamné par l'Eglise, il est ici un instrument de perdition associé la luxure tentatrice incarnée par la courtisane, et à l'alcool, le vin versé par la servante, qui trouble le discernement. Nous assistons donc à une partie de Prime, ancêtre du poker, dont le peintre a distribué les cartes de manière réaliste.
Le jeu pratiqué par l'adolescent est un jeu franc et innocent : visage enfantin, regard droit tout entier dévolu au jeu, il est assit du côté de la lumière et spatialement détaché de ses partenaires. A l'inverse, le regard oblique des trois autres personnages les lie dans le mensonge et l'illusion tout en les mettant hors-jeu : la servante se charge d'enivrer le jeune noble que la courtisane a attiré et que le tricheur va plumer grâce à l'as de carreau qu'il est en train d'extraire de sa ceinture. Chaque personnage parmi ceux rassemblés dans l'ombre et qui par le jeu de la lumière oblique sont les seuls en projeter une, sont une pièce du puzzle, l'un des complices du piège tendu à l'adolescent, leur regard faisant la connexion entre eux : la servante regarde la courtisane qui regarde le tricheur qui nous regarde. Le jeu du peintre est ici de jouer sur l'ambiguïté propre à la peinture : c'est lui le chef de bande qui a rassemblé les protagonistes... à moins que ce soit nous ? En effet le regard part de la servante, la moins impliquée puisqu'elle n'a n'a fait que verser le vin, poursuit avec la courtisane qui a attiré le nobliaux dans ce tripot, son regard en coin s'adresse au tricheur qui va effectivement plumer ce dernier, tricheur qui nous adresse à la fois un clin d'oeil de complicité et un sourire convenu. Car après tout, si le tableau a été peint, c'est pour que nous puissions nous en délecter, nous sommes donc bien les commanditaires de l'affaire. Et qui ne dit mot consent, car cette scène muette figée juste avant que le crime ne soit commis, fait peser sur nous tout le poids de notre culpabilité impuissante et éternelle.
Prétexte moral et convivial, le jeu est d'abord ici la métaphore de celui qu'entretient l'artiste avec le spectateur. Qui est coupable ? Le spectateur a tendance spontanément à s'associer à la victime, qui se trouve à sa droite immédiate, et pourtant quand il lit le tableau il ne peut que suivre l'échange des regards depuis la servante (seul personnage debout) et aboutir ainsi sur le tricheur qui l'implique, lui spectateur, directement. C'est à cet instant précis que la réalité du tableau, c'est-à-dire celle de notre incapacité à empêcher ce qui va arriver alors que précisément il s'agit d'une peinture, d'une scène à jamais figée, nous renvoie sans solution à la triple culpabilité de ne pouvoir intervenir, d'en être le responsable désigné et, pire... d'y trouver du plaisir. Le plaisir coupable du jeu.
Le tricheur à l'as de carreau de Georges de la Tour (1593-1652), Musée du Louvre, 1635.
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