Que viendrait faire le jeu dans un essai anthropologique pour cerner la nature humaine ? Il faut donc que le jeu soit important. Le lien est établi par la jeunesse, cette juvénilité comme la qualifie Edgar Morin, dont il est la quintessence, et qui apporte à l'homme fait la capacité de se renouveler et de se régénérer. Cette plasticité de l'esprit humain est autant le produit de la complexité de notre société qu'il en est la source. L'opposition nature et culture est donc dépassée, car l'homme est cultivé par nature, et naturel par culture. Johann Huizinga, qui faisait du jeu l'origine de la culture ne s'est pas trompé, si ce n'est que la culture humaine a donné au jeu une place et un relief qu'il n'a chez aucune autre espèce animale.
La grande force de cet essai est son ambition de faire la quadrature du cercle. Qu'elle est la question originelle qui sous-tend toutes les autres ? Y a-t-il moyen de répondre à cette question de façon à ce que la réponse soit le départ d'une méthode de connaissance ? "Je ne prétends nullement m'attribuer ici une perspicacité ou une imagination particulières. Je crois seulement que je me posais une de ces questions naïves, banales, évidentes, que chacun se pose entre l'âge de 7 et 17 ans, et qui se trouvent inhibées, refoulées, asphyxiées, ridiculisées dès que l'on entre dans les Universités et les Doctrines." (p. 11). Ainsi la question fondamentale n'est pas de fournir une réponse mais un cadre de pensée de celle-ci.
C'est ici que l'approche complexe prend tout son sens en mettant l'accent sur l'interaction réciproque entre le sujet et l'objet, le cadre et la pensée : "Ainsi, dès lors qu'un système cognitif se heurte à des problèmes, des difficultés, des paradoxes qu'il ne peut surmonter, le sujet pensant est éventuellement apte à prendre comme objet d'examen, d'étude ou de vérification, le système par lequel il examinait, étudiait ou vérifiait, apte même à élaborer un méta-système qui devienne son nouveau cadre de référence." (p. 150) La question du jeu se lit alors en filigrane, sous-tendant celle de la culture, puisque jouer c'est réunir la dimension symbolique de la signification avec la réalité de l'action : "La carence "ontologique" des sciences de l'homme est de ne pas avoir donné de l'existence à l'imaginaire et à l'idée : on n'a vu que reflet là où il y avait dédoublement, dégagement de fumées là où il y avait bouillonnement thermodynamique de vapeurs." (p. 229)
Or, si ce n'est pas forcément la conclusion de l'auteur, le mérite principal de cet essai est sans doute de proposer une approche du ludique dans double dimension, ainsi que les cadres de sa pensée, tout en lui apportant une justification anthropologique pertinente. Une lecture qui ouvre des perspectives aussi inattendues qu'inexplorées. Exaltant.
Le paradigme perdu : la nature humaine d'Edgar Morin, Seuil 1973, 251 pages, 7.50 €.
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